Mohsen Abdelmoumen : Dans votre livre manifeste très percutant « Nous ne sommes pas en démocratie ! », vous faites un constat pertinent. N’est-ce pas plutôt une ploutocratie ?
Etienne Chouard : Oui, tout-à-fait. Nous sommes en ploutocratie et cela depuis deux cents ans, depuis les révolutions anglaise, américaine, française, depuis l’avènement du gouvernement représentatif qui désigne les acteurs politiques par la procédure de l’élection parmi des candidats qu’on peut aider. Cette procédure, puisqu’on peut aider, donne tout le pouvoir – car quand on a gagné les élections on exerce tout le pouvoir pendant le mandat – à ceux qui ont le plus les moyens d’aider, c’est-à-dire les plus riches.
Que voulez-vous dire par « aider » ?
Aider en achetant les journaux qui vont montrer les candidats, très souvent et sous un jour flatteur, aider en achetant les télévisions et les médias qui vont parler d’eux. Il est intéressant de signaler la concordance exacte entre les courbes des chiffres des passages à la télévision et des chiffres des élections. En fait, les courbes sont identiques. Les deux partis où ces courbes ne sont pas tout-à-fait identiques, parce qu’ils ont beaucoup de militants, ce sont les partis de Mélenchon et Le Pen, mais pour tous les autres partis, les résultats aux élections dépendent rigoureusement du temps de passage à la télévision. L’information télévisuelle s’alimente par les journaux : il n’y a pratiquement pas – ou alors très peu – de journalistes de terrain à la télévision, en fait, les télés reprennent le plus souvent ce qu’il y a dans les journaux. Or, en France, les riches ont acheté tous les journaux, il y a neuf milliardaires qui ont acheté tous les journaux papier du pays. Je ne parle pas d’internet où il reste des journalistes libres. Mais le gros de la population ne regarde pas internet, la plupart des gens ne sont pas politisés et regardent la télévision, qui est le reflet de ce qu’il y a dans les journaux qui, eux, reflètent la pensée des milliardaires. C’est très grave, parce qu’au lieu que l’opinion soit éclairée par les journalistes, elle est déformée et pas informée. Ce qui est très problématique parce qu’une démocratie demande que les citoyens soient éclairés. Les vrais journalistes sont les sentinelles du peuple.
Comment analysez-vous le mouvement des Gilets Jaunes ?
De mon point de vue, les Gilets Jaunes sont en train de faire ce que toute la société devrait faire. Ce sont eux qui commencent parce qu’ils sont les exploités, ce sont eux qui gagnent le moins, qui ont le plus de difficultés à vivre, et les autres qui gagnent juste un peu plus, qui savent bien que bientôt ils seront dans la même précarité, à mon avis, si tout se passe logiquement, les non-Gilets Jaunes vont bientôt rejoindre les Gilets Jaunes parce qu’ils savent qu’ils sont menacés eux aussi de déclassement, et que ce sont ces extrêmes difficultés à vivre qui jettent hors de chez eux les Gilets Jaunes et les entraînent dehors.
Ces Gilets Jaunes sont exemplaires à plusieurs titres. D’abord, ils sortent de chez eux comme nous devrions sortir de chez nous et se retrouvent sur des lieux publics comme nous devrions nous retrouver sur des lieux publics, et ils y restent de façon opiniâtre comme nous devrions y rester de façon opiniâtre, malgré le froid, malgré le vent, malgré la pluie. C’est totalement inédit. D’habitude, les mouvements sociaux se passent au printemps. Là, malgré la tourmente, ils sortent de chez eux, ils restent au-dehors et ils font société. Ils construisent des cabanes, ils aménagent des lieux où ils se préparent des repas chauds et des boissons chaudes, ils se font des cadeaux, ils refont une société. Ils sortent de chez eux où ils avaient honte d’être pauvres. Cette honte disparaît quand ils s’aperçoivent qu’ils sont très nombreux, et la honte se transforme en colère. C’est ce que nous devrions faire.
Et ce n’est pas tout, le plus important c’est qu’ils sont dégoûtés par des décennies de mensonges des politiciens, qu’ils soient de « gauche » ou de « droite » ou du « centre ». Complètement dégoûtés par les politiciens, ils arrivent sur les ronds-points avec une détestation de la représentation. Ils ne veulent pas de représentants, ils ne veulent pas entendre parler de politique. À mon avis, quand ils disent cela, ils parlent des politiciens, et ils ne se rendent pas compte que leur geste est extrêmement politique au meilleur sens du terme. Ce que font les Gilets Jaunes n’est pas politicien ; ils s’occupent de ce qu’il faut faire, ce que nous devrions faire dans la société. Ils savent bien qu’il y a des gens de gauche et de droite parmi eux et ils font très attention à ce qu’on ne le dise pas, que personne n’ait un drapeau ou un étendard de gauche ou de droite à brandir. Ceci est décisif. C’est ça qui est historique, c’est un mouvement unitaire. Ce qui empêche le peuple de gagner, ce sont les divisions, c’est la zizanie sur des sujets législatifs, sur des sujets sur lesquels nous sommes habitués à discuter alors que nous n’avons aucune puissance de décider. Ce n’est pas nous qui décidons, ce sont les élus. Nous avons l’habitude de nous disputer pour rien car, de toutes façons, ce n’est pas nous qui décidons. D’après ce que j’ai compris, l’idée des Gilets Jaunes, c’est : pas de zizanie, nous restons unis.
En outre, très rapidement, en à peine une semaine, ils ont produit une liste de doléances. Des doléances, ce sont des requêtes auprès d’un maître, des demandes faites par un être inférieur envers un être supérieur, parce que c’est ça finalement, il y a les êtres supérieurs qui sont les élus et les êtres inférieurs qui sont les électeurs. Ce n’est pas dit pour être humiliant, c’est la réalité. Habitués à cette situation de soumission, les électeurs par rapport aux élus, comme tous les peuples du monde au moment où ils se révoltent, réclament des décisions de niveau législatif (que je distingue du niveau constituant) telles que « nous voulons de meilleurs salaires, nous voulons moins d’impôts, nous voulons moins de gaspillages, moins de privilèges des élus, etc. » Leurs revendications sont bien formulées et elles sont de niveau législatif, c’est-à-dire que pour qu’elles soient satisfaites, il faut que nos maîtres y consentent. Il est évident que les maîtres, les élus, ne vont pas tout donner, ce sont eux qui nous ont privés de tout cela, ce n’est pas pour nous les donner à la première manifestation venue. Ils vont nous concéder une ou deux choses sur quarante, mais certainement pas les quarante.
Et, deuxième point historique majeur, les gilets jaunes ne listent pas que des doléances : chaque fois qu’il y a des révoltes sur terre, les exploités réclamant de nouvelles lois moins cruelles pour eux ; cela, c’est ordinaire. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que dans la liste des doléances, il y a une espèce de pierre précieuse, comme une étoile dans le ciel, qui s’appelle le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Pourquoi est-ce très précieux ? C’est parce que ce n’est plus du tout législatif, c’est constituant. Il ne s’agit pas de dire « voilà une loi que nous voulons », il s’agit de dire « voilà comment nous voulons écrire les lois nous-mêmes ». C’est extrêmement subversif. Quand j’ai vu cela, j’ai compris que c’était quelque chose de très important et je leur ai dit : « cette ligne-là, dans vos doléances, est tout-à-fait différente de tout le reste. Si on obtient ça, on aura tout le reste. C’est-à-dire que nous aurons les moyens de voter nous-mêmes les lois que nous trouverons importantes. » Ce point mérite donc d’en faire une priorité parce que, si on demande quarante choses ou soixante choses différentes, même si nous sommes très nombreux, la force exercée sur chaque doléance est faible, notre force étant répartie sur chacun de ces points. Et il suffira aux élus de nous accorder deux ou trois de ces requêtes pour se débarrasser de nous et nous faire rentrer chez nous. Au lieu de cela, si nous transformons ces quarante ou soixante requêtes en deux requêtes, une sur le Référendum d’Initiative Citoyenne qui nous donnera accès à tout le reste, et la deuxième portant sur un aspect financier bien ciblé (pour que les plus pauvres cessent tout de suite de tant souffrir), si on concentre nos efforts, donc, on aura plus de force pour l’emporter.
D’abord, ils ont demandé une augmentation du salaire minimum, mais cela aurait l’inconvénient de couler les PME car les toutes petites entreprises ne peuvent pas supporter une augmentation du SMIC (salaire minimum garanti) à 1300 ou 1500 euros. Ils ont donc transformé leur requête. Il faut savoir qu’il y a des gens qui sont dans une situation très cruelle et qui ont faim aujourd’hui, il y a donc une urgence sociale, et pour que les gens cessent d’avoir faim, on peut augmenter les revenus mais on peut aussi diminuer de moitié le prix de tous les produits de première nécessité, qui constituent 100% de leur panier. L’idée, c’est que les Gilets Jaunes établissent une liste des produits de première nécessité : les produits alimentaires, les produits vestimentaires, les produits sanitaires, les médicaments, les produits du logement, les produits de l’énergie, l’électricité, de quoi se chauffer, etc. Il faut donc faire la liste des produits de première nécessité et ne demander que ça, la baisse de leurs prix, pour l’obtenir. Il faut demander que l’État supprime sur ces produits toutes les taxes et tous les impôts éventuels et, comme ça ne suffit pas pour baisser beaucoup les prix, demander que l’Etat subventionne les prix pour, finalement, les diminuer de moitié. Parce que, comme ces produits constituent la totalité du panier des pauvres gens, si on diminue ces prix de moitié c’est comme si on avait doublé leur salaire. Et pour chiffrer cela, il faudrait que les économistes – et pas les « économistes » employés de banque qui nous condamnent à l’austérité – mais de vrais économistes amis du peuple comme les Économistes Atterrés, calculent le coût global approximatif de la subvention de l’État applicable à tous les produits de première nécessité. Il faut ensuite trouver les moyens de financer cette mesure, comme par exemple supprimer le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) pour récupérer déjà les 40 milliards de cadeaux inutiles faits aux riches. C’est facile de trouver les quelques milliards qui vont être nécessaires pour permettre aux pauvres de moins souffrir.
Et donc, l’idée des Gilets Jaunes, c’est devenu non seulement de repérer le RIC dans leur liste de doléances, mais en plus d’en faire une priorité, et que tous les Gilets Jaunes et, j’espère, bientôt les non-Gilets Jaunes, pousseront tous ensemble deux requêtes décisives pour que cesse la misère des pauvres et pour que vienne enfin la puissance populaire avec le référendum, pour perforer le système de domination. C’est très spectaculaire qu’ils soient arrivés à faire ça. Ils sont déjà en train de se concentrer sur le RIC, c’est tout-à-fait magnifique : les Gilets Jaunes ont compris cette idée à toute vitesse et elle se répand très très vite. Quand je leur dis « si vous n’avez pas le RIC, c’est parce que ceux qui écrivent les Constitutions ont un intérêt personnel à ce que vous ne l’ayez pas. Vos maîtres, nos maîtres, nos élus, ne veulent pas que nous ayons le RIC. Ils veulent tout décider et ils ne le donneront jamais. » Et donc, les Gilets Jaunes sont déjà en train de faire les ateliers constituants pour écrire eux-mêmes les règles du RIC :
Exemple d’article de constitution d’origine populaire instituant un vrai RIC
(proposition d’ÉC, source) |
Notez ici vos idées personnelles, puisque vous aussi, Humain, vous êtes invité à constituer avec les #GiletsJaunesConstituants |
Article 3 proposé :
La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum d’initiative citoyenne, en toutes matières y compris constitutionnelle et de ratification des traités ; cet article ne peut être modifié que par voie référendaire.
Article 11 supprimé et remplacé par :
Article 11 proposé : MODALITÉS PRATIQUES du RIC :
SEUILS DE DÉCLENCHEMENT :
– La Chambre des référendums (tirée au sort) organise le planning des référendums et contrôle les débats contradictoires (la mise en scène des conflits) avant tout référendum, sur le site des référendums et sur la télévision des référendums, pour éclairer l’opinion pendant au moins 6 mois avant le vote. Deux fêtes des référendums sont organisées chaque année, le 4 février et le 4 août, fériés, chômés et payés.
– Toute initiative collective regroupant l’appui de 1% des inscrits (400 000 électeurs) [ou 0,5%] entraîne son inscription automatique (sans filtre) sur le calendrier des référendums, au moins 6 mois plus tard.
– Initiative individuelle filtrée par la Chambre : un citoyen seul peut présenter une initiative devant la Chambre des référendums, qui lui doit une heure d’audience (ou davantage si la Chambre le juge nécessaire) pour expliquer son idée. Cette Chambre décide alors soit de rejeter l’initiative individuelle, soit de l’inscrire au calendrier des référendums.
– Initiative individuelle par cercles croissants : tout citoyen peut, par ses propres moyens, consulter ses concitoyens.
• Si l’échantillon consulté (plus de 1000 personnes sur une même localité, village, rue…) est favorable à l’initiative, la municipalité ou les municipalités des citoyens consultés doivent organiser rapidement un référendum municipal.
• Si le référendum municipal est favorable à l’initiative, le département dont dépend la municipalité doit organiser rapidement un référendum départemental.
• Si le référendum départemental est favorable à l’initiative, la nation (ou la confédération) doit organiser un référendum national (ou confédéral).
• Tout résultat défavorable avant d’atteindre l’échelle confédérale met fin à la progression de l’initiative.
DÉLAIS ET ORGANISATION DE DÉBATS CONTRADICTOIRES pour éclairer l’opinion avant le vote :
– Tout référendum doit être précédé d’une période d’au moins 6 mois de débats contradictoires complets, pour éclairer l’opinion. La Chambre des référendums est chargée de l’organisation et du contrôle de la qualité de ces débats.
– L’opinion des citoyens doit être honnêtement et complètement éclairée en toute circonstance. Dans ce but, tous les médias du pays (journaux, radios, télévisions, agences de presse, instituts de sondage et de statistiques) doivent appartenir à leurs journalistes et employés du moment. Aucune personne, physique ou morale, ne peut acheter un média quel qu’il soit. Les actuels propriétaires des médias doivent les céder gratuitement à leurs employés. La Chambre des médias (tirée au sort) veille à l’application de ces règles.
FORCE CONTRAIGNANTE AUTOMATIQUE ET ABSENCE D’« ORGANES DE CONTRÔLE » (« Cour suprême » ou autre « Conseil constitutionnel » oligarchique et démophobe) :
– Une fois l’initiative populaire votée à la majorité, la Chambre des référendums contrôle l’honnêteté des scrutins et doit déclarer la décision prise, sans qu’aucun organe ne puisse s’opposer à la volonté populaire.
– Une décision prise par RIC est supérieure à toute autre norme : règlements, lois, constitution ou traités ; en France, le peuple est souverain, vraiment.
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C’est tout-à-fait historique. Les #GiletsJaunesConstituants se passent le mot entre eux, ils savent que les riches et les élus mentent quand ils disent qu’ils vont leur donner un RIC, et qu’ils vont leur donner un faux RIC, et ils sont déjà en train d’écrire le RIC qu’ils veulent, c’est-à-dire un RIC en toutes matières, sans garde-fou, sans limite, sans interdit et on pourra, par ce RIC, imposer une loi en toutes matières, abroger une loi ou un traité en toutes matières, on pourra révoquer un acteur politique jusqu’au président de la République, n’importe quel acteur politique ou n’importe quel fonctionnaire, n’importe quel acteur public pourra être révoqué par le référendum d’initiative citoyenne, et puis la Constitution elle-même pourra être modifiée. Il ne faut pas que le Conseil constitutionnel qui est un organe oligarchique et composé d’une bande de vieux grigous corrompus jusqu’à la moelle (le CC reçoit les multinationales en secret — scandale des « portes étroites » — et bloque désormais toutes les lois d’intérêt général contre les cartels) il ne faut pas, donc, que le Conseil constitutionnel puisse se mettre en travers de la souveraineté populaire. Il n’est pas question qu’un Conseil constitutionnel composé de qui que ce soit – pour l’instant ce sont de vieux oligarques ou des vieux présidents de chambres élues, c’est vraiment n’importe quoi – entrave la souveraineté populaire. Le Conseil constitutionnel n’a aucune légitimité politique. Il a été imposé par une anti-Constitution qui a été votée sous la menace militaire d’un coup d’État. Je vous rappelle que, quand de Gaulle a fait voter la Ve République, c’était sous une menace de putsch militaire qui grondait en Corse par des parachutistes. L’institution du Conseil constitutionnel, par sa composition même, est illégitime. Ça peut faire l’objet d’un débat mais je peux vous dire que ce sont des discussions qui circulent chez les Gilets Jaunes.
Donc, il est question d’instituer la souveraineté populaire, la vraie, sans chaînes oligarchiques, et c’est tout-à-fait révolutionnaire. C’est même davantage que « révolutionnaire » parce que faire une révolution, c’est faire un tour complet, donc on revient au point de départ et en fait, on a seulement changé de maîtres, la plupart du temps. La plupart des révolutions ne débouchent pas sur une émancipation. Il s’agit donc ici plutôt d’évolution que de révolution, et d’une vraie évolution, processus « évolutionnaire » majeur dans l’histoire de l’humanité. Les humains, donc les Gilets Jaunes constituants et bientôt les autres, ceux qui les regardent et qui voient que ça marche, sont en train de trouver une cause commune et c’est ça qui manque à l’humanité depuis toujours : une cause commune, c’est-à-dire qui dépasse les clivages gauche-droite actuels. La cause commune des êtres humains, c’est : « nous voulons instituer nous-mêmes notre propre puissance ». Ça va tout changer ! Sur la planète Terre, si les humains prennent conscience de cette cause commune, il n’y a plus de place pour les tyrans dans un peuple devenu constituant, vigilant. Les humains savent très bien se débarrasser des tyrans pourvu qu’ils s’en occupent. C’est parce que nous démissionnons de ce processus constituant que les tyrans prennent la place. Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. C’est peut-être ce qui est en train de changer, les Gilets Jaunes sont en train de se relever, je l’espère.
On remarque que les Gilets Jaunes se sont inspirés de vos idées : démocratie directe, référendum d’initiative citoyenne, etc. Étienne Chouard a-t-il été un visionnaire ? Conseillez-vous les Gilets Jaunes ?
J’en parle tous les jours et ça circule beaucoup. Cela fait treize ans que je travaille là-dessus, treize ans que je dis que « ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir ». Mais le référendum d’initiative populaire, Condorcet le décrivait déjà. Donc, c’est Condorcet qui était visionnaire quand il défendait, au XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, le référendum d’initiative populaire. Et c’est Thomas Paine qui, au XVIIIe siècle aussi (dans « Les droits de l’Homme », chapitre 4 « Des constitutions ») était visionnaire en martelant que la constitution ne peut en aucun cas être un contrat entre représentés et représentants, mais exclusivement entre représentés ! Vous ne pouvez pas mettre une évolution aussi profonde que le RIC au crédit d’une seule personne, c’est collectif. Les idées appartiennent à ceux qui s’en emparent. Ce qui se passe, c’est qu’il y a surtout, il me semble, une nouveauté dans l’histoire des idées : la connexion des humains grâce à l’internet fait de chaque humain actif un neurone. Cela nous permet de nous organiser comme si nous étions un cerveau collectif, ce qu’on ne pouvait pas faire jusqu’ici.
Auparavant, ce n’était pas possible de communiquer aussi vite entre un aussi grand nombre de personnes. Finalement, les mouvements d’émancipation qui ont déjà existé, les anarchistes, les démocrates, les penseurs, restaient très isolés et se faisaient massacrer par les bourgeois dès qu’ils étaient repérés. Une fois que les avant-gardes, les gens qui avaient trouvé des solutions, étaient assassinés, il fallait attendre des générations pour que de nouveaux jeunes gens lisent leurs bouquins et reprennent leurs idées, ce qui ralentissait beaucoup le mouvement. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que notre inter connectivité permet à une ou plusieurs idées de se répandre à toute vitesse comme dans un cerveau et le niveau monte très très vite parce que nous nous passons le mot grâce à notre inter connexion, ce qui est tout-à-fait enthousiasmant. Cela empêche les riches de tuer les meneurs, car s’ils tuent certains meneurs, il reste beaucoup de meneurs un peu partout… Actuellement, il y a déjà plein de gens qui sont capables de prendre la relève pour défendre le RIC et l’idée d’un processus constituant populaire.
Le chant des partisans, d’une certaine façon.
Ah, oui, c’est un beau chant. Oui, c’est ça. Quant à savoir si je suis visionnaire, je ne dirais pas de moi une chose pareille, évidemment.
Ne pensez-vous pas que la Ve République en France est à bout de souffle ?
Oui, sûrement, du fait, d’abord, de la prise de conscience générale de l’escroquerie parlementaire, mais aussi parce que ce texte a été écrit par des gens qui sont tous morts depuis longtemps. Et ceux qui l’ont voté aussi sont tous morts, ou presque. Et Condorcet, encore lui, disait bien qu’une génération ne peut pas assujettir à ses lois les générations futures. Une génération, celle de 1958 qui a soixante ans, ne peut pas asservir à ses idées et principes les générations futures. Ils sont morts, qu’ils nous foutent la paix ! C’est à nous d’écrire un nouveau contrat social, le nôtre, et on n’a rien à dire sur ce qui se passera dans cinquante ans : nos enfants décideront eux-mêmes à leur tour, souverainement. Nous sommes légitimes à contester le contrat social écrit par nos grands-parents, et à en écrire un autre. Et à mon avis, on n’écrira pas une 6ème République, nous sommes partis pour écrire une 1ère Démocratie.
Le mouvement des Gilets Jaunes est en train de se répandre dans toute l’Europe. D’après vous, sommes-nous dans la phase du réveil des peuples ?
Le fait que ça se passe partout de la même façon allume dans ma tête des « Warning », des alertes. Je trouve que tout ça ressemble à une « révolution de couleur ». Ce genre de « révolution » financée par des milliardaires…
Comme Soros, par exemple.
Oui, Soros, mais ce n’est pas le seul à mon avis. Donc, des milliardaires qui veulent se débarrasser d’un régime ou d’un gouvernement résistant au mondialisme et qui ne se laisse pas faire, protégeant sa souveraineté. Ces gouvernements sont renversés par des populations qu’on a énervées, excitées, qu’on a aidées, et le résultat est chaque fois un chaos et/ou une tyrannie pire encore qu’auparavant.
Comme on a vu dans les « printemps arabes ».
Exactement. Comme on a vu dans les printemps arabes ou à Kiev, ou en Syrie. À chaque fois, il y a un carburant. Les révolutions colorées ne sont pas inventées de toutes pièces, elles s’alimentent sur un carburant de malheurs qui fait que les peuples sont prêts à se soulever. Et on les aide, de l’extérieur et en douce. Et ce n’est certes pas par philanthropie. J’ai une crainte, et je ne dis pas que c’est le cas, je n’en sais rien, mais j’ai des « warning » qui s’allument, il faut mettre tout cela au conditionnel, c’est vrai que c’est possible. Mais, à mon avis, si les mondialistes sont en train d’exécuter un plan de ce type, ils n’ont pas prévu que nous devenions constituants… Ça complique considérablement leurs manipulations, à mon avis. Car si nous devenons constituants, donc vigilants, nous sommes beaucoup moins manipulables, il me semble. Donc, si on s’apercevait qu’il s’agit d’une manipulation, ce ne serait pas une raison pour renoncer à se bagarrer.
Certains Gilets Jaunes veulent participer aux élections européennes. Ne pensez-vous pas que faire des listes aux élections européennes est dangereux pour le mouvement ?
Oui, tout-à-fait. Mais à mon avis, on ne pourra pas les en empêcher. Donc, on s’en fout, il n’y a qu’à les laisser faire, s’il y en a qui veulent le faire, qu’ils le fassent. De toutes façons, depuis le début, chaque fois qu’il y a des représentants qui surgissent et qui parlent au nom du mouvement, il y a de nombreux Gilets Jaunes qui s’insurgent un peu partout pour dire qu’ils ne connaissent pas ces gens-là, qu’ils n’ont pas de représentants, et ils continuent à faire comme si de rien n’était. Donc, en fait, il n’y a pas de souci à se faire au sujet du Parlement européen : oui, il y a peut-être des Gilets Jaunes qui vont présenter une liste aux élections, on s’en fout, de toute façon, les élections européennes servent à élire un Parlement qui n’a aucun pouvoir et qui ne sert à rien. En plus, il s’agit encore une fois de désigner des maîtres parmi des candidats qu’on peut aider… ce n’est pas comme ça qu’on va s’émanciper.
À quoi jouent les médias mainstream en voulant stigmatiser les Gilets Jaunes en les traitant de violents, d’antisémites, etc. ?
Ça, c’est très important. Je pense que le message que portent les Gilets Jaunes, qui veulent instituer leur propre puissance avec un référendum d’initiative citoyenne en toutes matières écrit par eux-mêmes, est extraordinairement subversif et puissant. Il sera très difficile aux voleurs de pouvoir (le gouvernement et les élus) et aux voleurs de parole (les prétendus journalistes qui ne sont pas du tout des journalistes mais des propagandistes, la voix des milliardaires), d’argumenter sur le message, parce que ça se verra tout de suite que ce sont des voleurs de pouvoir et des ennemis du peuple. Comme ils ne peuvent pas se battre contre le message qui est trop fort pour eux et que ce sont des lâches, ils s’en prennent aux messagers. Ils calomnient, ils mentent, en essayant de discréditer les personnes, pour se dispenser de parler du contenu. Mais si vous regardez les commentaires, en- dessous des publications des voleurs de parole, vous voyez bien que les lecteurs ne sont pas dupes. La défiance par rapport aux prétendus « journalistes » est immense.
On l’a vu avec leur manifestation devant les médias à Paris.
À mon avis, les gilets jaunes devraient faire attention, parce que des actions violentes trop tôt peuvent tuer le mouvement. L’extrême hostilité des médias par rapport aux Gilets Jaunes et la malhonnêteté des élus et du gouvernement envers eux, compte tenu de la puissance de leur idée, devraient conduire les gilets jaunes à faire avancer leur idée sans tenir compte du tout des élus et des journalistes : « On s’en fout, disent-ils, on ne les lit même plus, on n’a pas besoin d’eux pour préparer l’auto-institution de la société. Nous allons nous réinstituer nous-mêmes et nous n’avons pas besoin de l’aide des journalistes et des parlementaires. » C’est très puissant, en fait. Il faut juste que nous devenions nombreux, que les non-Gilets Jaunes rejoignent les Gilets Jaunes. Et la situation est favorable, parce que 80 % des citoyens sont, depuis des décennies, pour le référendum d’initiative citoyenne. À chaque fois qu’on les interroge par sondage, les gens disent qu’ils veulent le RIC. Donc, la population est prête à suivre les Gilets Jaunes : s’ils font du référendum d’initiative citoyenne la requête principale, avec en plus la diminution de moitié du prix des produits de première nécessité, ce qui va arranger tout le monde, la population va plus facilement tomber d’accord. La simplification des requêtes : 1) le référendum d’initiative populaire en toutes matières écrit par nous-mêmes, 2) les produits de première nécessité subventionnés dont le prix baisse de moitié, c’est tellement simple et fort que n’importe qui peut s’en faire l’avocat et convaincre ses voisins pour que le mouvement grandisse, et il n’y a pas besoin d’apprendre l’argumentaire pour les doléances en quarante points. Il suffit de se concentrer sur deux choses essentielles dont l’argumentaire est simple et fort, et cela facilite l’expansion de ces idées dans toute la société.
Quand on voit le traitement médiatique des différentes manifestations des Gilets Jaunes, ne peut-on pas dire que les médias dominants ont perdu toute crédibilité ?
Oui, on peut dire ça, bien sûr. Mais ça ne les empêche pas de pérorer. Le problème pour eux, c’est qu’on ne les lit plus. On sait que ce sont des menteurs, on sait que ce sont des escrocs, des voleurs d’argent et des voleurs de pouvoir. On ne s’en occupe plus, on est déjà en train d’instituer le monde qui va les remplacer. Ils n’ont plus de crédibilité et ils n’en ont plus pour longtemps. Les citoyens devenus constituants institueront des médias indépendants des puissants.
Les médias alternatifs et les réseaux sociaux ont constitué le fer de lance du mouvement des Gilets Jaunes. Les peuples n’ont-ils pas besoin de médias qui défendent leurs intérêts face aux minorités oligarchiques qui dirigent le monde ?
Ce qui est étonnant, c’est que Facebook nous sert de liant dans notre cerveau collectif. En fait, Facebook joue le rôle d’un service public. Cet outil qui marchandise nos informations facilite en même temps notre connexion politique. D’ailleurs, c’est très problématique que cet outil soit privé parce que si, du jour au lendemain, Facebook ferme, nous ne communiquerons plus aussi facilement. C’est très hasardeux d’être dépendants d’un objet de propriétaire et il faudra sûrement que nous écrivions des articles de Constitution, très vite, pour instituer nous-mêmes un réseau social public sous contrôle citoyen. Il faudra créer un outil comme Facebook mais sans les risques de coupure, de surveillance ou de fraude.
Peut-on dire que la bataille de l’information a été gagnée par les Gilets Jaunes ?
Pas encore, parce que nous ne sommes pas assez nombreux, que c’est un mouvement naissant. Il y a certaines batailles qui sont gagnées mais gagner une bataille, ce n’est pas gagner la guerre. La guerre des classes a encore lieu, les riches sont encore extrêmement puissants, ils sont menteurs, ils sont manipulateurs, ils deviennent ultra-violents quand leurs privilèges sont menacés… Ce n’est pas gagné du tout, la guerre des classes. Non, la bataille de l’information n’est pas encore gagnée. La plus grande partie des électeurs, beaucoup de retraités, de nombreuses personnes âgées, sont plantés devant leur télévision, donc complètement intoxiqués par la télévision, et ils n’entendent dire que des choses terribles sur le Gilets Jaunes, et à force de répétition, ils les croient. Cela fait beaucoup de monde.
D’après vous, quelles sont les perspectives de ce mouvement ?
Je ne peux pas prévoir l’avenir, je n’en sais rien. Déjà, naguère, je savais qu’une chose pareille arriverait mais je ne pensais pas que ça arriverait de mon vivant. Je ne savais pas quand ça arriverait et c’est en train d’arriver, c’est vraiment un cadeau d’anniversaire formidable. Mais les riches sont retors, quand ils voient qu’ils vont perdre leur pouvoir, ils sèment le chaos, ils tirent dans le tas, ils déclenchent des guerres, ils déclenchent des pénuries, des blocus, ils sont capables de tout pour nous empêcher de nous émanciper. Il est bien difficile de dire de quoi l’avenir sera fait. Même si on perd, il s’est déjà passé des choses incroyables, j’espère que ça ira plus loin encore mais je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Ce qu’on peut dire sur l’avenir, c’est qu’il y a deux grands risques pour les Gilets Jaunes :
Une des très grandes forces est le côté unitaire du mouvement, c’est ça qui permet de gagner. Et le risque majeur, c’est donc la zizanie. Que ça provienne d’un parti d’extrême-gauche qui vienne « aider » le mouvement et une fois qu’il est dedans, se mette à dénoncer et chasser les gens d’extrême-droite à l’intérieur, ou au contraire, des gens d’extrême-droite qui viennent « aider » le mouvement et puis, un fois introduits, viennent dénoncer et chasser les gauchistes à l’intérieur et semer la zizanie, le risque c’est que des mouvements politiciens – l’extrême-droite et l’extrême gauche sont souvent identitaires, ils détestent les autres partis, en bloc – sèment la zizanie. Le risque serait que les Gilets Jaunes soient infiltrés puis manipulés au point de se diviser.
Le deuxième risque, c’est le pendant d’une qualité dont je n’ai pas parlé jusqu’ici, c’est qu’il est pacifique, et donc inattaquable au fond. Sur les ronds-points, c’est incroyablement chaleureux, fraternel, il y a beaucoup de bonheur et c’est vraiment sympathique. Une des faiblesses du mouvement des Gilets Jaunes, c’est qu’il se mette à trop ralentir les gens, à les bloquer, à gêner tout le monde, ou, encore pire, à casser. À ce moment-là, ils ennuient beaucoup les gens et, s’ils continuent à bloquer, ils deviendront impopulaires. Mais ce choix varie selon les Gilets Jaunes : il y en a beaucoup qui réfléchissent à des actions qui ne sont pas impopulaires et qui pourtant sont très efficaces, comme par exemple libérer les péages, rendre l’autoroute gratuite, c’est tout-à-fait populaire et ça ennuie fortement les bonnes personnes, c’est-à-dire les dominants, et cela renforce le mouvement.
À chaque fois que le mouvement monte à Paris, il y a des risques de dérapage. Au début, c’était vraiment très violent et il y avait un risque de voir le mouvement dégénérer, parce que si on devient trop violent, c’est évident que le mouvement va s’arrêter. Le pouvoir ne pourra pas faire autrement, et il sera même légitime à interrompre de force un mouvement très minoritaire. Alors que, quand il n’est pas à Paris, le mouvement n’est pas concentré, il est disséminé, il n’offre pas de prise. Des ronds-points, des péages, il y en a absolument partout dans le pays. Le mouvement est complètement insaisissable. Quand la police vient pour chasser les Gilets Jaunes, ils reviennent le lendemain, là ou ailleurs. Et c’est comme ça partout dans le pays. Ils sont insaisissables, ce mouvement est d’une puissance inouïe. Si, au lieu d’aller ralentir les autoroutes, au lieu d’aller bloquer les routes, au lieu d’aller empêcher les pauvres gens de travailler, s’ils vont casser les pieds aux médias pour délivrer leur message, si les Gilets Jaunes vont libérer les services publics et les autoroutes pour les rendre gratuits, s’ils inventent des actions qui sont utiles aux gens et ne soient pas gênantes, alors le mouvement va devenir de plus en plus fort et il y aura de plus en plus de non-Gilets Jaunes qui vont devenir Gilets Jaunes.
Il y a donc deux grands risques : la violence et la zizanie. Mais ils sont incroyablement déterminés, ils se sont arrêtés une semaine pour les fêtes et ils savent très bien qu’ils vont se retrouver en janvier malgré le vent ou la pluie, le jour et la nuit. Pour moi, les Gilets Jaunes sont des héros. Ils font ce que nous devrions tous faire. Ils sont héroïques et exemplaires.
Conseillez-vous les Gilets Jaunes, vu votre expérience ?
Ce n’est pas mon expérience. Je leur parle de mon travail, de mes idées, et puis ils s’en emparent. Ils ne s’en emparent pas tous, et ne s’emparent pas de toutes mes idées. Ils font leur choix. Et moi, je m’inspire d’eux, je progresse grâce à eux. On grandit ensemble, c’est un cerveau collectif. C’est très enthousiasmant, je peux vous dire… Enfin le bien commun en ligne de mire…
L’expérience des Gilets Jaunes ne doit-elle pas servir d’exemple aux autres peuples pour s’affranchir du 1% qui dirige le monde ?
Les Gilets Jaunes constituants lancent un appel à toute l’humanité. Les 99 % doivent s’emparer de cette idée partout sur terre pour se débarrasser des riches et des oligarques du moment : « nous voulons instituer nous-mêmes notre puissance politique ». Oui, bien sûr, c’est un message pour toute l’humanité. La grandeur de l’idée des Gilets Jaunes constituants, c’est qu’elle concerne tous les exploités.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Etienne Chouard ?
Professeur d’économie et de droit, Étienne Chouard est militant et blogueur politique français. Lors du referendum de 2005, il était l’une des figures de proue du Non au Traité constitutionnel européen. Il critique le système en place et milite pour un changement de Constitution et l’instauration d’une démocratie directe, en appelant notamment à former une Assemblée constituante tirée au sort et à mettre en place le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Il est particulièrement suivi par le mouvement des Gilets jaunes pour sa défense du RIC qui est devenu l’une des principales revendications du mouvement.
Le site officiel d’Etienne Chouard