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"This is Our Story" de Wendy Adelson - Le trafic des êtres humains et la littérature (Counterpunch)

Je viens de lire "This is Our Story" ("Ceci est notre histoire" - NdR), le livre de Wendi Adelson sur le trafic humain, et je n’arrive pas à penser à autre chose. En marchant dans la rue, je pense à Ana, une adolescente de 14 ans violée quotidiennement par son ravisseur de 17 ans, et, couchée dans mon lit, je pense à Rosa, une jeune fille qu’on a forcée à devenir esclave sexuelle. En pensant à ces jeunes filles et à ma réaction à ces récits horriblement traumatisants de viols répétés, quotidiens, je me demande à quoi servent ces récits provocants, à part vous briser le coeur.

Dans ce livre, le professeur Adelson, avec beaucoup d’adresse, tisse ensemble trois histoires : la sienne, celle d’une enfant de 13 ans originaire d’Argentine, et celle d’une jeune femme de 18 ans originaire de Slovaquie. Les histoires des deux jeunes victimes de trafic humain sont horribles, déchirantes et pleines de créatures malfaisantes. La forme qu’elle a choisie est puissante : chaque héroïne tient un journal et le récit reprend ce que chacune écrit dans son journal au jour le jour.

J’ai lu ces histoires et je me suis demandé, "Et maintenant ?" "Qu’est-ce que je suis sensée faire ?" "Suis-je sensée faire quelque chose pour arrêter le trafic humain ? Et si oui, qui doit-on poursuivre ? Les réseaux de prostitution internationaux ? Les trafiquants humains individuels ? Dois-je insister pour qu’il y ait davantage d’enquêtes policières, que les trafiquants soient plus lourdement condamnés, ou pour qu’on distribue plus de documentation dans les aéroports et les quartiers d’immigrés pour prévenir les immigrants ? Je me suis souvenue des dépliants que j’avais vu dans des agences pour les droits des immigrants et dans des aéroports au Pérou pour informer les gens sur le trafic humain. Faut-il plus de dépliants comme ceux-là  ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour mettre fin à de si horribles souffrances ?

Dans le livre, à moment donné, les voisins appellent la police parce qu’ils ont vu Rosa, une adolescente de 14 ans se laver à l’extérieur avec un tuyau d’arrosage. (Elle le fait parce que ses geôliers lui refusent l’accès à la salle de bain). Les voisins appellent la police parce que la présence de l’adolescente dans la maison leur semble bizarre et qu’ils ont l’impression qu’elle ne va pas à l’école. Les policiers viennent mais les geôliers de Rosa réussissent à les convaincre que Rosa est leur fille et qu’elle va à l’école tous les jours. A la suite de quoi Rosa est violemment battue. Il aurait peut-être mieux valu que les voisins n’appellent pas la police. Ou alors il faudrait que les policiers soient mieux formés.

En lisant l’histoire de Mila, une jeune femme de Slovaquie, je me demande pourquoi elle ne s’enfuit pas. Elle est obligée de travailler dans un restaurant chinois le jour comme serveuse et la nuit comme danseuse exotique. En plus son geôlier la maltraite émotionnellement, physiquement et sexuellement. Un soir elle décide de s’enfuir. Elle est vite rattrapée des centaines de km plus loin. Au lien de la ramener à ses anciens geôliers on la force à se prostituer pour la punir. Essayer de s’enfuir n’a fait qu’aggraver sa situation.

Comme je suis chercheur dans le domaine social, je me demande si ce type d’extrême trafic humain est courant. La plupart des prostituées et des danseuses exotiques le sont-elles sous la contrainte ? Tous les restaurants chinois sont-ils pleins d’esclaves exploitées qui travaillent jour et nuit ?

J’essaie aussi d’analyser mes propres réactions émotionnelles - l’horreur qui me saisit en lisant ces histoires épouvantables s’oppose en moi au chercheur qui ne veut pas entendre vanter une seconde de plus les hommes de lois et les policiers blancs qui se sacrifient pour sauver les pauvres esclaves sexuelles sans défense. D’un autre côté, qui d’autre volera à leur secours ?

Et qui est responsable du trafic de ces pauvres adolescentes ? Est-ce la faute du gouvernement argentin, qui n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher Rosa de partir à l’étranger en se faisant passer pour la fille des gens qui allaient devenir ses geôliers ? Est-ce la faute du gouvernement slovaque qui n’a pas rempli sa mission d’informer les jeunes Slovaques du risque qu’elles prenaient en répondant aux annonces qui promettent du travail aux Etats-Unis ? Est-ce la faute du gouvernement des Etats-Unis qui, en terrorisant les immigrants sans papiers en les condamnant lourdement, crée une situation telle qu’un avocat doit être très qualifié pour sauver une adolescente du trafic humain et un trafiquant humain très malin pour réussir à faire rentrer clandestinement des gens dans le pays ? Est-ce la faute des méchants ravisseurs, parce que ce sont tout simplement des êtres nuisibles ?

Le chercheur en moi n’est pas prêt à accepter un récit basé sur le trio stéréotypé : les méchants/la victime innocente/ le sauveur. A vrai dire, je ne pense pas que ce soit le but du livre. Le but du livre est de faire prendre conscience aux gens de la réalité du trafic humain. Dans mon cas, je connaissais déjà l’existence du trafic humain. J’ai vu beaucoup de cas de trafic humain dans des séries policières à la TV et j’ai lu un autre livre, "Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the Global Economy" ("La femme dans le monde : nous, servantes et travailleuses sexuelles dans l’économie mondiale" -NdR), sur l’esclavage des enfants et les esclaves sexuelles. Les récits de "This is Our Story" me hantent mais ils ne m’aident pas à comprendre quelle est, ou devrait être, la prochaine étape.

Je suppose que le livre peut me pousser et pousser des gens comme moi à faire des dons à un refuge pour les victimes du trafic humain mais je sais que le problème est plus profond. En fait, je ne vois pas encore bien à quoi la lecture de ce livre m’a servi.

Une chose que je sais c’est que ce livre a soulevé en moi une grande question : Quel degré de gravité une situation doit-elle atteindre pour qu’on se décide à faire quelque chose ? Je ne peux pas imaginer que qui que ce soit puisse lire ce livre et penser que le niveau d’exploitation qu’il décrit est acceptable. Mais à quel point doit-on en arriver pour prendre les armes ? Les gamines et les jeunes femmes du livre ont subi des maltraitances physiques, émotionnelles et sexuelles constantes de la part de différentes personnes pendant toute une année. Que se serait-il passé si la situation avait été un peu moins grave ?

Que feriez-vous si vous découvriez que, pour la plupart, les restaurants de votre ville ne rémunèrent pas les travailleurs sans papiers et qu’ils doivent se contenter des pourboires pour vivre ?

Si vous vous rendiez compte que la firme qui s’occupe des espaces verts d’une entreprise locale ne rémunère pas les heures supplémentaires de ses jardiniers sans papiers ?

Si vous appreniez que des gens de votre ville embauchent des travailleurs sans papier à la journée en leur promettant 80 dollars mais ne leur en donne que 40 à la fin de la journée ?

Cela vous pousserait-il à agir ? Je peux vous assurer que tout ce dont je viens de parler se produit tous les jours près de chez vous. Il y a aussi des cas de trafic humains plus extrêmes même s’ils sont moins courants. Ce que tous ces cas ont en commun c’est que des gens vulnérables sont rendus encore plus vulnérables par toutes ces lois qui les empêchent de réaliser leur rêve.

Dans "This is Our Story" Rosa et Ana trichent et mentent pour entrer aux Etats-Unis parce qu’elle ne peuvent pas le faire légalement. Ces délits mineurs ouvrent la voie à toute une série de délits beaucoup plus graves. Mila, elle aussi, a obtenu un visa temporaire pour travailler dans un restaurant sous de faux prétextes. Quand son visa a expiré elle s’est trouvée encore plus à la merci de ses geôliers. Les trois scénarios de travailleurs sans papier que j’ai décrits plus haut sont aussi la conséquence de lois qui rendent les gens dépourvus des autorisations de vivre et de travailler aux Etats-Unis plus vulnérables.

Si "This is Our Story" incite les gens à se battre pour changer ces lois, ce sera une bonne chose. Si au contraire, les lecteurs ne réussissent qu’à criminaliser davantage le trafic des êtres humains, nous ne serons pas rapprochés d’un iota de notre but qui est de protéger des droits humains fondamentaux de tout un chacun.

Tanya Golash-Boza

Tanya Golash-Boza est l’auteur de : Yo Soy Negro Blackness in Peru, Immigration Nation : Raids, Detentions and Deportations in Post-9/11 America, et Due Process Denied : Detentions and Deportations in the United States.

Pour consulter l’original : http://www.counterpunch.org/2012/04/26/human-trafficking-and-telling-stories/

Traduction : Dominique Muselet pour LGS

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