Le procureur James Lewis au service de la Reine et de l’United Kingdom a vraiment une tâche ardue, dans laquelle il se voit obligé de déployer une virtuosité rhétorique, sophistique et éristique exceptionnelle*.
C’est là qu’on prend conscience du monstrueux échafaudage verbal que constitue le langage juridique : combinés de métaphores et d’abstractions, ressources argumentaires tirées de faits réels (choisis...) ou simplement d’une vraisemblance supposée, raisonnements ou paralogismes, définitions techniques se prêtant aussi au détournements de sens.
Cela permet, sur un même cas, en conformité avec les mêmes textes, de démontrer tout et son contraire, aussi bien l’innocence que la culpabilité. Tout est dans l’art de paraître avoir raison. Sachant que derrière le Droit codifié se cache toujours celui du plus fort, la justice de classe des dominants.
On croirait assister au procès de Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, qu’il voulait au contraire faire réfléchir, grâce à sa méthode de questionnement propre à faire accoucher les esprits de leur propre vérité.
Socrate, qui présente lui-même sa défense, s’excuse avec une naïveté pleine d’ironie de ne pas savoir parler « la langue du pays » : il veut dire par là qu’il n’est pas familiarisé avec le vocabulaire et les tournures conventionnelles de langage qu’il faut employer devant les tribunaux. Cette langue artificielle s’était déjà notablement développée de son temps, au fur et à mesure de la naissance et de la complexification du droit, à partir de la coutume : toute une législation avait été progressivement élaborée pour arbitrer les petits et grands conflits dans la cité.
La rhétorique judiciaire s’est développée d’abord dans les cités grecques d’ Italie du sud et de Sicile, avant de devenir une spécialité d’Athènes. Son fondateur et premier maître passe pour avoir été un rhéteur de Syracuse, dit « le Corbeau », Corax, nom ou sobriquet révélateur de l’humour clin d’oeil et de l’esprit critique déjà vivant chez les Grecs, quant à ce genre d’éloquence.
Plus tard, à la suite des Sophistes, et pour prémunir les ciroyens contre les éventuels abus de pouvoir utilisant le langage, Aristote a analysé et théorisé en grand et en détails tous les procédés permettant de mettre en déroute un adversaire malhonnête, ou au contraire de soutenir une juste cause.
Cela concernait, non seulement les types d’argumentation utiles pour l’établissement des faits et leur conformité ou non avec le Droit, mais aussi l’examen des motivations et de la fiabilité de l’orateur lui-même, et l’art de prévoir et d’orinter les émotions de l’auditoire. Sur l’éthos et le pathos, les Grecs sont imbattables !
James Lewis, pour donner une apparence de légalité à l’enlèvement et à la séquestration à perpétuité (sinon la mise à mort) de Julian Assange par le gouvernement US, a de fait la difficile mission d’établir la validité de deux contre-vérité.
Il doit prouver d’abord, que Julian Assange n’est pas couvert par le Premier Amendement de la constitution des USA, qui garantit la liberté d’expression et d’information, alors que de toute évidence et clarté du texte, en tant que lanceur d’alerte sur des faits vérifiés et dont la connaissance est d’utilité publique, Julian Assange ne peut faire l’objet d’aucune poursuite ; non plus d’ailleurs que les journalistes qui ont répercuté les crimes de guerre commis par les USA.
Mais voilà : Assange est-il journaliste ? cela dépend de ce qu’on entend par là...NON, car il ne travaille pas directement pour la presse ou pour les médias.
Mais OUI, en un sens il est journaliste, mais justement, il n’est pas couvert pour autant, car ce mot ne figure pas dans le Premier Amendement ! En fait le troisième acte d’accusation ne concerne pas les événements des guerres mais les noms propres des sources...Esquive, esquive...
En second lieu, Lewis doit démontrer que Julian Assange n’est pas protégé par le Traité d’extradition entre le Royaume-Uni et les USA, qui stipule que les opposants politiques ne peuvent être extradés. Assange est-il un opposant politique ?
NON, car il ne se réclame d’aucun parti en particulier, mais seulement des intérêts de l’État. Il n’est pas une personnalité politique, et n’est donc pas protégé par le Traité, il peut être extradé.
Mais OUI, c’est un opposant politique, et même un opposant dangereux, dans la mesure où son activité relève de l’espionnage, et met donc en danger les intérêts de l’État : il doit donc de toutes façons être extradé...
Mais le mot même d’extradition est employé abusivement... Et les intérêts de l’État, quels sont-ils ? Qu’est-ce que l’État...?
Ajoutons les efforts jamais à court de ruses du procureur Lewis, qui use et abuse (disposant d’un double temps de parole) de la méthode socratique des petites questions, pour mettre les défenseurs et témoins de la défense en contradiction avec eux-mêmes et en contradiction entre eux, de façon à faire apparaître devant l’opinion publique, dûment illusionnée par les compte-rendus des médias ordinaires, que c’est le parti de la défense qui est suspect de tromperie.
Et malgré cela, nous lisons avec joie sur LGS (troisième jour d’audience) :
(...) Timm a démontré qu’il comprenait mieux que Lewis le contenu de l’acte d’accusation. (...)
Lewis était un homme ratatiné. Toutes ses fanfaronnades de la veille avaient fondu. Il semblait s’en prendre à la magistrate Vanessa Baraitser lors d’une dispute sur la limite de temps qu’elle lui avait imposée - une heure, alors qu’elle ne donnait à la défense que 30 minutes.
Pour conclure, j’en reviens une fois de plus à l’utilité absolue des études littéraires - à condition qu’elles soient bien conçues et bien menées - pour la reconnaissance et l’effectivité des droits de l’homme et du citoyen.
La maîtrise de la langue, la compréhension en profondeur de ses origines, de son vocabulaire, de ses structures, de ses ressources et de ses pièges, est indispensable à tout citoyen qui doit tenir tête dans la vie, et qui ne veut pas rester l’esclave des mensonges ambiants, des contraintes injustes et d’une réalité préfabriquée.
Je rappelle plus précisément que :
En 1976, un élève qui sortait du collège avait reçu 2800 heures d’enseignement du français depuis son entrée au cours préparatoire.
Depuis 2015, il en a reçu environ 600 de moins. Il a donc perdu l’équivalent de deux années. C’est comme si, au milieu de son année de cinquième, on le faisait passer en seconde.
Sans parler des programmes et de la formation des maîtres...
Non au management généralisé de l’École et de l’Université !
Merci chaleureusement aux défenseurs d’Assange et de l’humanité, merci aux choix éditoriaux de LGS !
*Sur l’éristique, ou l’art d’avoir toujours raison, voir ICI l’opinion (suffisamment éclairée) de Schopenhauer.