Tout commence, en apparence, dans l’Etat de Táchira. Le 6 février, au terme d’une manifestation théoriquement convoquée pour protester « contre l’insécurité », un groupe de quelque 80 étudiants cagoulés incendie la guérite de la résidence du gouverneur, brise le portail et s’en prend violemment au bâtiment, avec un solde de onze blessés, dont neuf policiers. Dans les jours qui suivent, réclamant la libération des personnes arrêtées lors de ces désordres, d’autres manifestations se déroulent dans l’Etat de Mérida, débouchant à leur tour sur des actes de violence et de nouvelles détentions. Le 12 février, les événements s’emballent et prennent une tournure dramatique : à Caracas, une nouvelle démonstration se termine, devant l’immeuble du Ministère public (le siège du pouvoir judiciaire), par de violentes échauffourées qui font trois morts par armes à feu et plus de 60 blessés.
Les chocs entre « étudiants » et forces de l’ordre reprennent de plus belle le 15 février, près du Parque del Este, dans la capitale, où la journée de « protestation civique » se termine par de multiples dégradations et la mise à sac, par des groupes de choc, de stations de métro [1]. Le lendemain, c’est sur la place Altamira – bastion emblématique de l’opposition depuis la tentative de coup d’Etat d’avril 2002 contre Hugo Chávez – et devant les locaux de la chaîne nationale Venezolana de Televisión que les contestataires établissent leurs quartiers, avec, en corollaire, pour leur répondre, un classique déluge d’armes non létales – gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc.
Ce qui, quelques jours auparavant, avait débuté comme une banale fronde étudiante a, entre temps, changé de nature. Avec pour chefs de file Leopoldo López, coordinateur national du parti Volonté populaire et ex-maire de Chacao (un quartier chic de Caracas), la députée María Corina Machado, très appréciée dans les secteurs les plus radicaux, ainsi que le maire « social-démocrate » du grand Caracas, Antonio Ledezma, les dirigeants de l’opposition appellent au soulèvement contre le régime « autoritaire », « corrompu » et « incompétent » du président Nicolas Maduro. Ce que d’aucuns nomment déjà avec gourmandise « le printemps vénézuélien » vient-il de commencer ?
Le pays traverse une période délicate, nul n’en disconvient. Insécurité, pénuries (dont la très médiatisée absence de papier toilette dans les rayons des supermarchés), marché noir et surtout inflation galopante (56 % en 2013) y ont, ces derniers temps, semé, selon le camp où le citoyen se situe, l’inquiétude ou l’exaspération.
Un contrôle des changes ayant été instauré en 2003 par Chávez pour empêcher la fuite des capitaux, les Vénézuéliens qui ont besoin de dollars pour importer ou voyager à l’extérieur doivent passer par un organisme d’Etat et les acheter à un prix imposé, nommé « préférentiel ». La quantité de dollars disponibles à ce taux étant restreinte, alors que la demande demeure importante, un marché noir a surgi, sur lequel la monnaie américaine se négocie à des prix faramineux – jusqu’à douze fois le taux officiel de 6,3 bolivars par dollar. « Ce qui a réellement poussé l’inflation, il y a près d’un an, explique l’économiste Marc Weisbrot, co-directeur du Center for Economic and Policy Research, à Washington, fut la réduction de l’octroi de dollars pour le marché extérieur. Ceux-ci ont été réduits de moitié en octobre 2012 et pratiquement éliminés en février 2013. De sorte que beaucoup d’importateurs ont dû acheter davantage de dollars au marché noir. C’est de là qu’est venu le pic d’inflation [2]. »
Dans l’analyse du phénomène, beaucoup en sont restés là, pointant du doigt la responsabilité ou l’incompétence des cercles dirigeants au sein desquels, de fait, se déroule un débat – ouverture, poursuite de la même politique, radicalisation ? – sur les mesures à prendre pour mettre un terme à ces distorsions [3]. Mais bien peu ont mis l’accent sur la partie immergée de l’iceberg : comme au Chili, au cours des mois qui ont précédé le renversement et la mort de Salvador Allende, c’est bel et bien une entreprise de déstabilisation économique qui fait tanguer le Venezuela.
En novembre 2013, l’affluence populaire pour acheter « à des prix justes » les produits électroménagers de la chaîne Daka, après que, occupée par le gouvernement, elle ait vu ses biens confisqués à Caracas, Punto Fijo, Barquisimeto et Valencia, a mis un coup de projecteur sur les méthodes utilisées pour spéculer, saboter l’économie, ou les deux à la fois : après avoir obtenu plus de 400 millions de dollars publics, de 2004 à 2012, pour importer ces biens à bas prix, Daka pratiquait une surfacturation pouvant aller jusqu’à 1 000 % en les revendant. Au même moment, une inspection du magasin d’électronique et d’audio-visuel Pablo Electronica détectait une augmentation injustifiée des tarifs (de 400 à 2000 %). On pourrait remplir des pages entières d’exemples, tant ils sont légion. Dès lors, dans son offensive contre « la guerre économique », le pouvoir a mis en place un plan ambitieux de régulation des prix des biens et des services, et en a incontestablement récolté les fruits : le 8 décembre, alors qu’on les disait (ou croyait, ou souhaitait) moribondes, les forces chavistes remportaient les élections municipales, prenant ou conservant 76,42 % des mairies du pays (256 municipios) et devançant la Plateforme d’unité démocratique (MUD : 22,69 %, 76 municipios) de plus d’un million de voix. Depuis, la « Loi organique des prix justes », entrée en vigueur le 11 janvier 2014, limite les marges bénéficiaires sur les biens et les services à 30 %.
De quoi augmenter les pénuries s’insurgent les opposants et les économistes libéraux ! Mais quelles pénuries ? Pas un jour ne se passe sans que, comme le 5 février, dans l’Etat de Táchira, les autorités ne découvrent 939,2 tonnes – 939,2 tonnes ! – de riz, sucre, beurre, lait, café, huile, etc., dissimulés dans des entrepôts et soustraits aux rayonnages des magasins. Pas un jour ne s’écoule sans que, comme le 8 février, dans le Département d’Apure, on ne saisisse 32 tonnes d’aliments – et 4 992 rouleaux de papier hygiénique ! – destinées à partir en contrebande vers la Colombie. Ce même 8 février, le superintendant Luis Mota Domínguez informait que venaient d’être trouvés, dans trois dépôts de la Distribuidoras y Ensambles de Venezuela, située à Valencia (Etat de Carabobo), plus de 49 000 appareils électroménagers – machines à laver, cuisinières, réfrigérateurs, etc. – importés depuis plus de trois ans grâce aux millions de dollars « préférentiels » octroyés par le gouvernement. Alors des pénuries, effectivement, et pour cause, il y en a.
L’opinion ainsi travaillée par ces séquences de film catastrophe, l’opposition peut passer (ou re-passer) à l’action. Regroupée au sein de la MUD, elle n’a pas accepté la victoire de M. Maduro à l’élection présidentielle d’avril 2013, avec 50,66 % des voix. Cette marge étroite incita le candidat battu pour la deuxième fois en six mois [4], M. Henrique Capriles Radonski, à refuser de reconnaître le verdict des urnes et à lancer ses partisans dans une campagne de « désobéissance civile » qui provoqua onze morts et des dizaines de blessés. Washington ne donnant plus le « la » dans la région, depuis la naissance de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et de la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac), la campagne internationale entreprise sur le thème de la « fraude électorale » ne donna pas les résultats escomptés et cette poussée de violence s’interrompit momentanément.
Toutefois, pariant sur la panique suscitée, y compris au sein des milieux populaires, par la déstabilisation de l’économie, par l’annonce ou l’invention des pénuries, la droite dure pensait pouvoir donner le coup de grâce à la révolution bolivarienne à l’occasion des élections municipales du 8 décembre dernier. Elle les transforma en plébiscite et en vote-sanction contre la gestion de M. Maduro. Pari perdu. Au fil des mois, en gouvernant d’une main ferme, celui-ci a su se vêtir de la légitimité dont il ne jouissait pas forcément au début de son mandat. Après cette quatrième défaite en quelques mois [5], la perspective de reprendre le pouvoir se ferme à nouveau pour la droite : dans un pays accoutumé à voir se succéder les scrutins, il n’y aura plus d’élections avant les législatives de fin 2015 et un éventuel référendum révocatoire en 2016 !
Attendre, une fois de plus ? De la démocratie, certains secteurs de l’opposition vénézuélienne ont une conception toute particulière. Tout comme M. Leopoldo López, Mme María Corina Machado considère que, pour provoquer « le naufrage du régime », il n’est plus possible de respecter le calendrier électoral. C’est donc avec le slogan « la salida » (« la sortie ») que l’un et l’autre appellent à l’insurrection. En avril 2002, déjà, M. López a activement participé au coup d’Etat (raté) contre Hugo Chávez et figure sur la liste des signataires du décret qui, à l’instigation du bref dictateur, le patron des patrons Pedro Carmona, a alors dissous le Congrès et tous les pouvoirs constitués. Accusé d’irrégularités administratives lorsqu’il était maire de Chacao, il a été jugé en 2008 et s’est vu interdire toute postulation à une charge publique jusqu’en 2014. Comme lui (qui se voit en « président de transition »), Mme Machado (qui se rêve en « première présidente » du Venezuela), multiplie les contacts, en Colombie, avec l’ex-président Alvaro Uribe ou ses proches, ainsi qu’aux Etats-Unis où la visite qu’elle fit le 31 mai 2005, dans le Bureau ovale, au président George Bush, n’est pas passée inaperçue.
On notera au passage que l’offensive des secteurs extrémistes que l’un et l’autre représentent a, outre l’objectif de chasser M. Maduro du pouvoir, celui de mettre sur la touche M. Capriles, deux fois vaincu à la présidentielle et accusé de mollesse dans ses campagnes et la contestation des résultats. Dans le cadre de la lutte féroce qui se livre au sein de la MUD pour le contrôle de l’opposition, ce dernier fait le grand écart, se montrant (relativement) critique quant à la tactique de mobilisation de Volonté populaire, afin de conserver l’électorat de droite plus modéré, sans se couper totalement – « Nous sommes différents, mais nous sommes solidaires » – des radicaux. Avec même, parfois, quelques éclairs de lucidité : « Si le peuple humble ne participe pas [aux manifestations], a-t-il déclaré lors d’une interview donnée à CNN [6], ce serait mentir à ceux qui ont un espoir, à ceux qui sortent pour marcher, ce serait leur mentir que de leur dire qu’ils vont trouver la solution [la fameuse « salida »] du jour au lendemain. »
S’il est parfaitement vrai que comparaison n’est pas raison, et que la paranoïa n’est pas bonne conseillère, on ne peut manquer de noter les similitudes entre l’actuelle escalade et l’enchaînement des événements qui ont mené au coup d’Etat d’avril 2002. En ce sens, les trois morts du 12 février attirent l’attention. D’après les premiers éléments de l’enquête, tous trois, comme nombre des victimes d’il y a douze ans, ont été abattus d’une balle dans la tête ; politiquement aux antipodes, deux d’entre eux, l’opposant Bassil Da Acosta et le militant chaviste Juan Montoya, ont été tués, à proximité l’un de l’autre, par la même arme, dans le quartier de La Candelaría. On se souvient que le 11 avril 2002, des francs-tireurs tirant à la fois sur les manifestants de l’opposition et sur les « bolivariens » avaient chauffé les esprits à blanc, créé la confusion, et permis au groupe d’officiers félons ayant organisé cette opération de type militaire de renverser Chavez, accusé d’avoir donné l’ordre de tirer sur ses opposants [7].
Comme à l’époque on accusait les Cercles bolivariens – organisation populaire, d’essence pacifique, soutenant la révolution – d’être à l’origine de ces assassinats et d’agir comme les chemises noires de Mussolini, les « colectivos » (collectifs), organisations de base issues des quartiers populaires, sont aujourd’hui mis en cause, présentés comme des « bandes de délinquants protégées et armées par le chavisme » – quand ce n’est pas comme des « Tontons macoutes », ainsi que l’a fait El País, le 18 février [8].
Imité par beaucoup, ce quotidien espagnol avait, à l’époque, pendant l’incarcération de Chávez, du 11 avril au soir au 13 en fin d’après-midi, célébré le coup d’Etat : « L’armée, poussée par la rue, a mis un point final au rêve d’une rhétorique révolution bolivarienne menée par un ex-golpiste qui, après avoir gagné les élections, s’est transformé, depuis le pouvoir, en un autocrate dangereux pour son pays et le reste du monde (…) La goutte qui a fait déborder le vase et a soulevé les militaires a été la répression déclenchée par la police et les francs-tireurs fidèles à Chávez, qui ont causé quinze morts et une centaine de blessés au troisième jour d’une grève générale qui a uni paradoxalement syndicats et patrons [9]. »
Douze ans plus tard, unie dans sa même détestation de la gauche latino-américaine, en général, et de la vénézuélienne en particulier, l’internationale médiatique a été rejointe par la nébuleuse des « réseaux sociaux » qui, de tweet en retweet, à coups de photos de répression sanglante et de torture prises sous d’autres cieux, mais attribuées au gouvernement bolivarien, s’activent à le délégitimer [10].
Enfin, mais faut-il le préciser, ce n’est plus le président George W. Bush qui y va de son coup de pouce aux séditieux, mais l’administration de M. Barack Obama. En réponse au secrétaire d’Etat John Kerry, qui a condamné la « violence insensée » exercée contre les manifestants, le ministre des Affaires étrangères Elías Jaua a notifié le 17 février à trois diplomates américains en poste à Caracas – au… service des visas – qu’ils avaient 48 heures pour quitter le pays au motif de leur participation « à l’organisation et la promotion de groupes qui ont tenté de générer de la violence au Venezuela ». « Ce sont des fonctionnaires qui vont dans les universités, a précisé le président Maduro. Nous les avons surveillés pendant des réunions dans des universités privées, ces deux derniers mois [11]. »
Alors que, deux jours auparavant, dans le centre de la capitale, des dizaines de milliers de Vénézuéliens, parmi lesquels des colonnes de jeunes et d’étudiants des Universités publiques, défilaient pour l’appuyer, le chef de l’Etat a assuré qu’il ferait poursuivre de la même manière « les opposants et les chavistes qui recourraient à la violence [12] ». Sous le coup d’un mandat d’arrêt pour celles du 15 février et pour ses appels à la sédition, et passé à la clandestinité, M. López est réapparu le 18 février, à la tête de manifestants « vêtus de blanc », pour aller déposer une pétition au ministère de l’Intérieur et de la Justice. Au terme de cette manifestation non autorisée, qui s’est néanmoins déroulée sans incidents dans l’est de Caracas, il s’est spectaculairement rendu à des fonctionnaires de la Garde nationale, avant d’être emmené dans un véhicule de police, non sans avoir dénoncé « une justice injuste et corrompue ».
Au même moment, les travailleurs de la compagnie pétrolière nationale PDVSA manifestaient eux aussi dans le calme, jusqu’au palais présidentiel de Miraflores, où M. Maduro appela à la paix. Toutefois, la production de « martyrs » permettant de dénoncer « la répression » et de se poser en victime devant l’opinion internationale, nul ne peut exclure que de futures provocations n’endeuilleront pas le pays. C’est ainsi que, au cours de la manifestation précitée, M. Maduro a lancé une très grave accusation – « Nous avons reçu l’information que la droite, la plus extrême droite de Miami et du Venezuela (…) a mobilisé des groupes pour le [Leopoldo López] chercher et le tuer afin de créer une crise politique et déclencher une guerre civile au Venezuela. » – avant de préciser que le gouvernement garantit l’intégrité physique de l’opposant. Trouvant l’histoire « trop belle pour être vraie », d’aucuns, sans aucun doute, hurleront à la loufoquerie ou à la manipulation. Toutefois, devant une caméra de CNN, l’épouse de M. López n’a pas démenti l’information : « Le gouvernement s’est montré préoccupé par cette situation et a pris contact avec la famille pour assurer la sécurité de Leopoldo [alors dans la clandestinité], et c’est ce qui a été fait. » Qu’on se souvienne du 11 avril 2002 : pour arriver à leurs fins, les factieux n’ont pas hésité à faire tirer sur leurs propres partisans, utilisés comme chair à canon.
En attendant, dans l’après-midi du 18 février, des groupes criminels ont tiré sur une coopérative textile « chaviste », à Los Cortijos (Etat de Miranda), faisant un mort et plusieurs blessés. A Valencia, c’est une marche de l’opposition se dirigeant vers la Plaza de Toros qui s’est terminée avec huit blessés par balles. A Barquisimeto, le central téléphonique a été incendié…
Ce qu’on appelle la stratégie de la tension.
Maurice Lemoine