« Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre eux,
nous dressons un minaret ou un palmier.
Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
Au ver à soie, nous dérobons un fil pour édifier un ciel
qui nous appartienne et enclore cette migration.
Et nous ouvrons la porte du jardin pour que le jasmin
sorte dans les rues comme une belle journée.
Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
Là où nous élisons demeure, nous cultivons les plantes
vivaces et récoltons les morts.
Dans la flûte, nous soufflons la couleur du plus lointain,
sur le sable du défilé, nous dessinons les hennissements
Et nous écrivons nos noms, pierre par pierre. Toi l’éclair,
éclaircis pour nous la nuit, éclaircis donc un peu.
Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens... »
Mahmoud Darwich
« Nous aussi, nous aimons la vie » (1986),
La terre nous est étroite et autres poèmes,
traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar,
Gallimard, NRF Poésie, 2000.
Dans Le Monde diplomatique de juillet, Peter Harling expose les raisons de l’éclatement irakien. Il explique comment le premier ministre Nouri Al-Maliki, personnage falot porté au pouvoir « parce qu’il ne menaçait personne », a travaillé activement à exacerber les divisions de la société. Il a discriminé et persécuté les sunnites ; il a établi un axe chiite avec Damas en prenant parti pour Bachar Al-Assad, et en « ouvrant grand ses frontières aux chiites qui se portaient volontaires pour aller combattre en Syrie ».
Ce mode de gouvernement, remarque Harling, n’est pas isolé dans la région : Assad, ou le maréchal Sissi en Egypte, y ont eux aussi recours. « Les régimes n’essaient même plus de surmonter les clivages existant au sein de leurs sociétés (...). Ils investissent ces lignes de fracture, les exacerbent et recherchent le conflit. En radicalisant une partie de leur société, ils consolident leur position dans une autre et font l’économie de tout programme constructif : la crainte de ce qui pourrait les remplacer suffit à les maintenir au pouvoir. »
Je suis embarrassée de l’avouer, et de comparer ainsi un honorable chef d’Etat français à un vulgaire despote oriental (1), mais c’est à cet article que j’ai pensé en découvrant, le 9 juillet dernier, le communiqué de l’Elysée sur la situation au Proche-Orient, alors que l’on comptait déjà plusieurs dizaines de victimes palestiniennes et aucune victime israélienne : « Le président de la République a eu ce soir un entretien téléphonique avec le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Il lui a exprimé la solidarité de la France face aux tirs de roquettes en provenance de Gaza. Il lui a rappelé que la France condamne fermement ces agressions. Il appartient au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces. »
La France a repris à son compte la négation par Israël de la valeur d’une vie arabe.
Quel que soit l’écœurement suscité par sa politique dans tous les domaines, je suis bien consciente (je ne suis pas complètement dingue) qu’il reste à François Hollande un chouïa de marge avant de devenir aussi haïssable que Sissi, Maliki ou Assad. Il n’en reste pas moins que ce communiqué a effaré de nombreux observateurs, et qu’il est porteur de divisions très graves pour la société française. Après le « chant d’amour » à l’égard d’un gouvernement d’extrême droite entonné par le président de la République lors de sa visite officielle en Israël en novembre 2013, on aurait sans doute dû s’y attendre ; mais on présumait que le bilan des morts et le simple état des forces en présence commanderaient un minimum de nuances. Sauf que non. Pas un mot pour les victimes civiles : cette omission traduisait la résurgence d’un mépris colonial abyssal, archaïque, décomplexé. La France reprenait à son compte la négation par Israël de la valeur d’une vie arabe — la propagande invite sans cesse à se demander « ce qu’on ferait » si des roquettes tombaient sur Londres ou Paris, mais elle n’envisage jamais qu’on puisse se mettre à la place d’un Palestinien et imaginer, par exemple, le onzième arrondissement de Paris réduit à un paysage lunaire jonché de cadavres.
Certes, cette attitude consistant à manifester son empathie avec l’occupant et à accabler l’occupé, à le stigmatiser pour son agressivité, existe depuis longtemps, tant dans la classe politique que dans les médias (2). Comme le constate le journaliste Akram Belkaïd, « le traitement médiatique en France à propos de Gaza révèle un inconscient raciste qui veut qu’une vie palestinienne (arabe ?) ne vaut rien ». Mais que ce soit formulé aussi clairement au plus haut niveau de l’Etat ne peut qu’avoir des effets ravageurs dans un pays où vit une population relativement importante qui descend elle-même d’anciens colonisés. Cela revient à administrer à tous ces gens une claque en pleine figure. Depuis des années, déjà — depuis le 11 septembre 2001, comme s’ils avaient quoi que ce soit à voir avec les terroristes de New York et Washington —, on s’acharne à les mettre au ban de la communauté nationale, à leur signifier qu’ils sont indésirables dans leur propre pays, qu’en gros ils sont responsables de tout ce qui va mal en France. Ce communiqué représente donc une sorte d’aboutissement.
En 2001 (avant le 11 septembre), Sophie Bessis, dans son livre L’Occident et les autres, avait parfaitement décrit le processus déjà à l’œuvre. Elle relevait la vogue récente de l’adjectif « judéo-chrétien », qui permettait à la fois de se dédouaner de siècles d’antisémitisme, de « censurer l’existence historique du judaïsme oriental » et d’expulser l’islam de l’histoire occidentale en faisant de lui « le tiers exclus de la révélation abrahamique ». Depuis une quinzaine d’années, la France joue très clairement l’une de ses minorités contre une autre, les juifs contre les Arabes. Et elle le fait en référence à Israël, par convergence idéologique, parce qu’elle suppose — à tort ou à raison — que la grande majorité des juifs de France soutiennent la politique israélienne et partagent donc la défiance générale envers les Arabes, perçus comme une masse indistincte et fanatique, ceux de là-bas et ceux d’ici confondus.
Bien que son prédécesseur, Théo Klein, ne lui ait pas ménagé ses critiques, démontrant qu’une autre politique aurait été possible, Roger Cukierman, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) au cours d’années décisives (2001-2007, puis à nouveau depuis 2013), a choisi de se prêter à ce jeu, et a entraîné à sa suite la communauté organisée. Il s’est efforcé de présenter les juifs de France comme les « bons élèves » de la République, quitte à fayoter éhontément. « Nous, la Marseillaise, on ne la siffle pas, on la chante », entendait-on ainsi dans les manifestations du CRIF en soutien à Israël, en 2002 — ce qui n’empêcha pas quelques sérieux couacs : un policier poignardé dans le cortège, des passants arabes pris en chasse... A l’occasion, Cukierman ne déteste pas non plus enfoncer les cancres : le 22 avril 2002, dans le quotidien israélien Haaretz, il interprétait le score de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle française comme un « message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquilles ».
« Les Français »... et les autres
En dépit de ses positions similaires sur le soutien à Israël, Richard Prasquier, président du CRIF entre 2007 et 2013, ne s’y était pas laissé prendre, lui (3). Dans une tribune du Monde (18 mars 2011), il écrivait lucidement : « Le musulman a pris la place tenue hier par le juif, l’Arabe ou l’immigré dans la dialectique frontiste. Ne nous y trompons pas : ceux qui parlent de l’islamisation de la France sont guidés par la même obsession xénophobe que ceux qui dénonçaient la judaïsation de notre pays dans les années 1930. » De fait, les points communs entre le traitement réservé il n’y a pas si longtemps aux juifs et celui réservé aujourd’hui aux musulmans sont frappants. Le 22 juillet 2014, sur iTélé, Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du Parti socialiste, déclarait que si la manifestation pour Gaza avait été interdite, c’était parce que le gouvernement voulait « la sécurité pour les Français, la sécurité pour les manifestants ». On pense aux propos tout aussi révélateurs de Raymond Barre, alors premier ministre, après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris, le 3 octobre 1980 : il s’était dit « plein d’indignation » devant cet attentat « odieux » « qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue » et qui avait frappé « des Français innocents ».
1980, ce n’est pas vieux... Le compte Twitter « Humour de droite » le résumait un peu brutalement, ce 27 juillet : « Que les juifs ne se fassent pas trop d’idées : on les soutient seulement parce qu’on déteste encore plus les Arabes. » Autrement dit : on ne les soutient que dans la mesure où eux-mêmes craignent et détestent les Arabes autant que nous. Vous parlez d’un marché répugnant... Selon Le Nouvel Observateur du 24 juillet, lors de la manifestation pour Gaza à Barbès, « la police avait dans le collimateur, parmi les organisateurs du défilé, l’Union juive française pour la paix ». Refuser le marché, persister à se solidariser avec la minorité stigmatisée, souvent par fidélité à sa propre histoire (choix qu’ont fait en Israël des gens comme Amira Hass, Gideon Levy ou Michel Warschawski), c’est rester un métèque, avec tous les risques que cela comporte.
Une communauté chargée de tous les péchés pour mieux en purifier le reste de la société
On a franchi ces derniers jours un nouveau seuil dans la constitution de la population dite « arabo-musulmane » en bouc émissaire de la société française. Au sens littéral, le bouc émissaire est un bouc que l’on charge de tous les péchés d’une communauté pour la purifier. L’expression désigne par extension « une personne sur laquelle on fait retomber les fautes des autres ». Grâce à ce procédé, aucun membre de la communauté accusatrice n’est plus coupable du péché, tandis que tous les membres de la communauté accusée le sont. Magie ! En l’occurrence, ces dernières années, la France blanche a pu ainsi s’absoudre à la fois de son sexisme et de son antisémitisme. J’ai déjà cité cet article du magazine Elle consacré aux couples mixtes (5 novembre 2010) dans lequel Irina, mariée à Samir, un Français d’origine algérienne, disait de lui : « Il est très français sur la question de l’égalité homme-femme. » « Français », vraiment ? Français comme Dominique Strauss-Kahn, Bertrand Cantat, Eric Zemmour et leurs innombrables supporters ? Français comme Eric Raoult, qui, responsable de la mission sur le port du voile intégral à l’Assemblée nationale, en 2010, s’était dit alarmé par « l’implantation dans notre pays de traditions culturelles ou d’idéologies qui tentent d’imposer un rapport homme-femme fondé sur la domination, la pression et même la menace, ce qui est proprement inacceptable », avant d’être placé en garde à vue en 2012 suite à une plainte de son épouse pour violences conjugales, puis accusé de harcèlement sexuel début 2014 après avoir envoyé plus de quinze mille SMS à une collaboratrice ?
Récemment encore, j’entendais un militant antiraciste, descendant d’immigrés maghrébins, qui a longtemps fréquenté les milieux socialistes, raconter que lors de certains événements mondains, ses amies de la même origine venaient se réfugier auprès de lui et lui demander de faire semblant d’être leur compagnon, dans l’espoir que les notables présents cesseraient de se croire autorisés à les peloter. Lui qui ne s’était jamais considéré comme spécialement féministe avait eu la surprise de se découvrir à cette occasion plutôt évolué et respectueux à côté de ces types qui se comportaient, disait-il, « comme des porcs ».
Même opération pour l’antisémitisme. Les Palestiniens sont devenus les victimes expiatoires d’un crime européen avec lequel ils n’avaient rien à voir ; et, en France, la caricature du « jeune de banlieue antisémite » permet de faire oublier une longue histoire de haine, de meurtre et d’oppression dans laquelle tous les secteurs de la société ont été impliqués — que l’on pense seulement aux ambiguïtés de la figure tutélaire du Parti socialiste, François Mitterrand. Désormais, l’antisémitisme franchouillard est même perçu comme du folklore inoffensif pour lequel on aurait presque de l’affection : en témoigne l’indulgence, pour ne pas dire l’amitié, d’Alain Finkielkraut ou d’Ivan Rioufol pour un Renaud Camus.
Je me souviens de ma stupeur la première fois que j’ai entendu prononcer le mot « antisémitisme » à propos des tensions suscitées en France par le début de la seconde Intifada, fin 2000. Ma naïveté d’alors, qui me paraît exotique avec le recul, témoigne du fait qu’on était à un point de bascule, qu’on était en train de changer d’époque (même ahurissement, un an plus tard, en entendant pour la première fois parler de « musulmans français » pour des gens qu’auparavant on ne désignait jamais par leur religion). Je n’en revenais pas : comment pouvait-on assimiler la colère suscitée par un contexte géopolitique précis à de la haine raciale ? Evidemment, je ne voyais pas (pas encore ; depuis, j’ai vu !) que cette colère pouvait dans certains cas réactiver les vieux stéréotypes de la haine raciale et aboutir à des généralisations abusives, à des agressions insupportables. Pour autant, si les « musulmans » étaient foncièrement antisémites, alors Sarcelles aurait dû connaître des tensions et des échauffourées bien avant l’éclatement de la seconde Intifada. Mon propre quartier, à Paris, où une école juive voisine avec une mosquée, devrait être à feu et à sang à longueur d’année (et il ne l’est même pas en ce moment).
« Ne pas importer le conflit du Proche-Orient » signifie en réalité « Ne pas défendre
les droits des Palestiniens »
Il est inacceptable d’assimiler judaïsme et sionisme, entend-on marteler partout. « L’amalgame entre israélien et juif est tentant et encourage à casser du juif », dénonçait ainsi Roger Cukierman en juin 2010. « On rappellera, à toutes fins utiles, que confondre juifs et Israéliens dans une même réprobation est le principe même d’un antisémitisme qui, en France, est puni par la loi », assène Bernard-Henri Lévy cette semaine. On ne peut qu’approuver. Mais dans ce cas, pourquoi tolère-t-on qu’un représentant de l’armée israélienne organise une séance de recrutement dans une synagogue parisienne, comme ce fut le cas en mai dernier ? Pourquoi les élus invités au dîner annuel du CRIF ne se lèvent-ils pas pour quitter la salle quand leur hôte saisit l’occasion pour demander que la France reconnaisse Jérusalem comme la capitale d’Israël ? Julien Salingue, dans une lettre ouverte percutante à Cukierman (23 juillet), lui reproche « d’entretenir le dangereux amalgame qu’il ne cesse de dénoncer ». Quant à BHL, il déclarait fin 2011, après sa désastreuse équipée libyenne, avoir participé « en tant que juif » à cette « aventure politique » : « J’ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël. » A son retour en France, Arno Klarsfeld, lui, a publié un livre sur son service militaire en Israël.
Pire : en fouillant dans mes archives, je retrouve au moins deux cas où un Français juif qui se désolidarisait publiquement de la politique d’Israël, Rony Brauman, se fit traiter de « traître » et contester sa judaïté. Sur Paris Première, en octobre 2001, Claude Lanzmann disait de lui : « Ce monsieur est né en Israël. Il y a des traîtres à leur pays. » En décembre de la même année, invité d’« Arrêt sur images » (alors sur la Cinquième) avec Roger Cukierman, Brauman commençait une phrase par : « Je suis juif ... » Le président du CRIF lui coupait aussitôt la parole : « Eh bien, ça ne se voit pas beaucoup ! »
En somme, quand on nous dit : « Il ne faut pas importer en France le conflit du Proche-Orient », cela signifie en réalité : « Il ne faut pas défendre les droits des Palestiniens en France. » En 2003, la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) avait demandé — et obtenu — la déprogrammation du film de Mohamed Bakri Jénine, Jénine, qui devait passer sur Arte. Quelques jours auparavant, elle avait estimé en revanche que la tenue d’un gala au profit de l’Association pour le bien-être du soldat israélien à Levallois-Perret n’avait pas à être annulée. Elle voyait dans cette association de soutien à une armée d’occupation une organisation « humanitaire ». Et elle réclamait « un peu plus de retenue, de modération, d’esprit de tolérance et de respect de chacun ».
« Et la guerre en Syrie ? »
Depuis ce communiqué de l’Elysée le 9 juillet, j’ai l’impression d’être passée dans la quatrième dimension, ou d’évoluer dans un livre de George Orwell — mais bien sûr, la rhétorique israélienne, puisqu’elle est capable de réclamer le prix Nobel de la paix pour Tsahal, trouve le moyen de récupérer même Orwell. Les horreurs se succèdent à Gaza, et elles semblent ne pas avoir de limites : des familles entières décimées, des enfants assassinés alors qu’ils jouaient sur la plage ou sur le toit de leur maison, une école de l’ONU prise pour cible, des quartiers entiers rasés et des dizaines de leurs habitants ensevelis sous les décombres... A chaque fois, on espère que, enfin, l’événement va déchirer le voile de l’idéologie et dessiller les yeux des commentateurs comme des dirigeants politiques, laissant apparaître la situation dans sa nudité insoutenable. Je crois que c’est cela qui explique pourquoi tant de gens, en dépit des protestations, s’obstinent à abreuver les réseaux sociaux de photos d’enfants au crâne défoncé, de corps carbonisés : ils espèrent forcer ainsi l’entrée des consciences (4). Mais le voile semble résister à tout, et le massacre se poursuit imperturbablement sous les yeux du monde, sans rien susciter d’autre que de molles protestations. Est-ce qu’on mesure bien l’effet dévastateur de cette injustice en roue libre qui semble ne jamais devoir trouver de résolution ?
Comme beaucoup de gens autour de moi, je suis déprimée, sur les nerfs. Incapable de me laisser aller à l’insouciance de l’été, je passe mon temps à suivre les informations ; par moment j’ai l’impression de devenir folle. Il faut supporter non seulement le spectacle de ce qui est infligé aux Palestiniens, mais aussi les discours qui disent plus ou moins sournoisement que ces gens l’ont bien cherché, et qui tentent de diaboliser ceux qui les défendent. Il faut supporter les insinuations insultantes des perroquets de la propagande israélienne qui demandent pourquoi la guerre en Syrie ne suscite pas la même indignation alors qu’elle fait bien plus de morts — sous-entendu, bien sûr : « vous êtes obsédés par les juifs, regardez donc un peu ailleurs, ce sont tout de même ces sauvages d’Arabes qui tuent le plus d’Arabes ». Comme si la place prise par un conflit dépendait uniquement du nombre de ses victimes (si c’est le cas, alors oublions la Syrie : ne parlons que du Congo !), et pas aussi de ses dimensions symboliques : une guerre coloniale, intimement liée à l’histoire de l’Europe, revêt pour des Européens une autre portée qu’une guerre civile, surtout dans un pays qui compte d’importantes communautés juive et arabe. Par ailleurs, on ne vit pas dans un pays où dirigeants politiques, intellectuels et éditorialistes nous expliquent à longueur de journée qu’Assad est notre ami, qu’il défend la civilisation et qu’il mérite notre soutien énamouré. Que les zélés télégraphistes de Tel-Aviv cessent de colporter les mensonges les plus impudents, d’étaler leur racisme à toutes les tribunes, et on pourra peut-être consacrer une plus grande part de notre attention à la Syrie, au lieu de devoir sans cesse contrer leurs discours révoltants.
Le « syndrome de Tom et Jerry » et l’obsession de l’« équilibre »
Et puis il y a ceux qui vous regardent d’un œil perplexe et suspicieux. La flambée de passion politique suscitée par les événements les contrarie. Voir leur entourage s’intéresser à ce qui se passe dans le monde, et même — quel mauvais goût — défendre des opinions, les met au bord de l’attaque de panique. Cela perturbe leur idéal de vie, qui consiste à écouter du Bénabar et à regarder des émissions de téléréalité en rivalisant de commentaires spirituels jusqu’à ce que mort s’ensuive. D’autres, encore, daignent y aller de leur petite larme, sur le mode « c’est bien triste ces gens qui s’entretuent sans fin alors qu’ils pourraient être amis », « peace and love les gars », mais en précisant bien qu’il ne s’agit surtout pas pour eux de « chercher une énième fois le coupable de ce conflit israélo-palestinien qui épuise notre quotidien » — pour cela il faudrait envisager de lire des livres, de consulter des résolutions de l’ONU, bref, on comprendra bien que ce n’est vraiment pas possible. Mieux vaut se retrancher derrière le souci de l’« équilibre », et perpétuer ce que Julien Salingue appelle le « syndrome de Tom et Jerry ». Si certains daignent tout de même émettre du bout des lèvres une critique sur les agissements israéliens, ils s’empresseront d’ajouter qu’ils « ne soutiennent pas non plus le Hamas » — un réflexe dans lequel la féministe égypto-néerlandaise Sara Salem a raison de voir la « plus grande victoire des communicants israéliens ».
Si, par un dysfonctionnement inexplicable, ils oublient cette précision, quelqu’un leur ressortira promptement l’inusable charte du Hamas appelant à la destruction d’Israël. Peu importe qu’elle n’ait aucune chance d’être mise en œuvre face à un Etat disposant des armements les plus sophistiqués et soutenu par la première puissance mondiale : les intentions malveillantes de l’occupé, et l’animosité tout à fait préoccupante qu’il manifeste envers l’occupant, sont plus graves que ce que subit effectivement la population palestinienne. De même, la menace des roquettes, qui n’atteignent que très rarement leur but, est considérée comme plus grave que le déluge de feu sur Gaza, avec ses morts et ses destructions. Comme le résumait un Palestinien (je ne retrouve plus la source) : « Eux, ils ont peur ; nous, on meurt. » (Lire aussi, sur ce site, « Guerre des pierres, guerre des mots ».)
Du danger de priver de relais une colère légitime
Quels sont les médias français qui restent encore imperméables aux « éléments de langage » israéliens ? Le Monde diplomatique, L’Huma, Mediapart, Arrêt sur images, Politis (j’en oublie peut-être ; j’espère que j’en oublie). Quels sont les partis politiques qui défendent encore les droits des Palestiniens ? Le Nouveau parti anticapitaliste, le Front de gauche, les Verts... Tout ça ne pèse pas lourd face aux grosses machines dominantes. La conséquence, c’est qu’il y a de moins en moins de relais pour l’énorme colère suscitée. Et l’interdiction des manifestations vient parachever cet étouffement. On ne s’y intéresse que pour enfermer encore davantage les « Arabo-musulmans » dans leur caricature antisémite ; pour traquer les quelques abrutis qui, bien que noyés dans des rassemblements de plusieurs milliers de personnes parfaitement pacifiques, en deviendront aussitôt l’emblème. On aborde les manifestants avec une malveillance plus ou moins subtile. Et on explique à ceux qui persistent à descendre dans la rue que, pour éviter les voisinages déplaisants, ils feraient mieux d’abandonner définitivement le terrain.
Priver de relais une colère légitime, biaiser et verrouiller l’information, c’est jouer un jeu terriblement dangereux. C’est abandonner en rase campagne des pans entiers de la population et créer une confusion propice à toutes les dérives. Dans ce contexte, beaucoup de militants propalestiniens, bien que confrontés aux insultes, au racisme, à l’arbitraire, conservent un sang-froid et une lucidité remarquables. Mais c’est peu dire que ça tangue. On voudrait doper l’audience de Soral et de Dieudonné qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Ces derniers temps, j’ai vu autour de moi des gens — parfaitement blancs et « intégrés », d’ailleurs — péter les plombs, se mettre à relayer des sites conspirationnistes ou soraliens, ou encore devenir des fans enthousiastes de Dieudonné. A plusieurs reprises, même si, de par mon métier, je suis censée naviguer avec une aisance supérieure à la moyenne dans la masse des informations disponibles, je me suis retrouvée perdue au milieu de la cacophonie générale, aux prises avec des nouvelles contradictoires. Il me semble être embarquée dans un train fou, dans une série de wagons que le mécanicien aurait détachés du convoi et dont les passagers seraient secoués en tout sens.
On m’objectera peut-être que la France, dans cette situation, n’avait pas d’autre choix que de désavouer une de ses minorités. Sauf que non : autoriser une pluralité de points de vue, rappeler Israël au droit international, dénoncer des crimes de guerre pour ce qu’ils sont, ne reviendrait évidemment pas à nier l’humanité des juifs de France — à moins, là encore, de confondre judaïté et sionisme. Entendre la colère, lui donner un exutoire officiel ne pourrait que faire baisser la tension. Au lieu de quoi on multiplie les initiatives atterrantes. On apprenait ainsi le 22 juillet que François Hollande avait « reçu à l’Elysée les représentants des religions catholique, musulmane, protestante, juive, bouddhiste et orthodoxe, qui sont apparus unis pour dénoncer “l’antisémitisme” ». Ou quand la République laïque confessionnalise un problème politique... Le Réseau Palestine Marseille l’a rappelé avec force : « La guerre à Gaza est une guerre coloniale. C’est un massacre commis par une armée d’occupation contre un peuple. Cette guerre n’est ni raciale, ni religieuse, ni communautaire. Soutenir les Palestiniens de Gaza, c’est défendre le droit ! »
Malheureusement, des années de matraquage islamophobe ont rendu cette voie impossible à emprunter. Il ne reste plus qu’à espérer qu’on ne le paiera pas trop cher.