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Que dit (vraiment) Chomsky à propos de l’Ukraine ?

Cible de la droite conservatrice étasunienne qui l'accuse de se conformer au discours médiatique dominant sur le conflit en Ukraine et de montrer ainsi son vrai visage (sur lequel le voile aurait commencé à se lever au moment de la crise du covid), le linguiste américain est loin d'être coupable de ce dont on l'incrimine. Propos déformés et simplification à outrance servent davantage à écorner son image qu'à réellement relater les faits.

En préambule, il est impératif de faire un distinguo clair entre covid et Ukraine, car pour beaucoup, c’est un moyen d’embrouiller encore davantage le sac de noeuds informationnel qui caractérise ce début d’année 2022. Chomsky a tenu des propos controversés concernant les opposants à la vaccination aux États-Unis, propos qu’il est parfaitement légitime de désapprouver, mais qui ont été eux aussi déformés par la vindicte. Pourtant, quels qu’ils soient, ils n’ont rien à voir avec son interprétation de l’intervention russe en Ukraine et de manière générale, le covid, si ce n’est sa capacité à générer de la paranoïa, ne devrait pas être mêlé aux tentatives de compréhension du contexte actuel en Ukraine, ni en provenance de Chomsky ni de quiconque.

Une précision doit être également établie : à presque 94 ans, Chomsky a toute sa tête, n’est ni sénile ni croulant. Son débit, quoique très lent et à la limite du soporifique, est très clair et ses idées ordonnées. Chomsky a aussi l’ironie facile, ce qui peut parfois, c’est vrai, mener à des incompréhensions quant au fond de sa pensée.

Pour analyser les positions de Chomsky, je me suis référé à une de ses dernières interventions lors d’un entretien en visioconférence avec l’université de Stockholm sur le thème de l’intégration de la Suède dans l’OTAN. Le débat a largement dévié sur la situation générale du conflit en Ukraine.

Disons-le d’emblée : Chomsky n’aime pas Vladimir Poutine et le pouvoir au Kremlin actuellement, qu’il traite de voyous criminels. C’est ici précisément ce qui a dû lui valoir les foudres d’intellectuels conservateurs étasuniens dont on a écho jusqu’ici. Quoi que l’on pense, en bien ou en mal, de Poutine, il est nécessaire de ne pas se laisser aveugler par l’aura de ce personnage, indéniable figure historique du début du XXIe siècle. Il y a autant de choses bonnes que mauvaises à dire sur le président russe et Chomsky a parfaitement le droit de le juger comme bon lui semble, en fonction de ses propres valeurs, le fond du débat n’étant pas la personnalité mais les décisions de Poutine, leurs origines et leurs implications. Et, sur ce sujet, l’interprétation de Chomsky n’est pas, mais alors pas du tout, sur la ligne éditoriale mainstream.

En tant qu’un des plus fins analystes des médias en activité, Chomsky met en évidence plusieurs contradictions dans le discours dominant actuel et particulièrement aux États-Unis que l’on retrouvera dans les médias mainstream européens, notamment le Monde en France.

D’abord, il y a selon lui deux idées qui se contredisent mais qui prédominent dans le discours occidental : d’un côté, une jubilation sans retenue devant une prétendue démonstration que l’armée russe serait un « tigre de papier », incapable même de conquérir à quelques kilomètres de ses frontières des villes défendues seulement par leurs habitants en armes. De l’autre, que nous devons en conséquence nous incliner, tout pleins d’une terreur devant cette impressionnante machine militaire sur le point d’attaquer et de soumettre quiconque se trouve sur son chemin.

En bref, face à une armée russe « faible » il faut nous armer jusqu’aux dents, rejoindre la plus puissante des machines de guerre de l’histoire, une alliance militaire qui prétend toujours être défensive, alors que ses archives démontrent clairement le contraire, dirigée par les EU et le Royaume-Uni et qui a jusqu’à aujourd’hui un historique d’agressions, de violences et de subversions. Nous devons exacerber les tensions pour nous protéger d’un tigre de papier incompétent.

Ensuite, toujours selon Chomsky, le gouvernement des EU considère la propagande russe comme tellement ridicule que quiconque y est confronté éclatera de rire. Donc, en toute logique, il est nécessaire de protéger les citoyens étasuniens (et européens) en leur en empêchant l’accès par le blocage de tous les médias russes. Pas question d’entendre ce que les dirigeants russes disent. Et il est aussi impératif de censurer d’éminents reporters, tels que Chris Hedges, ancien grand reporter pour le New York Times, spécialiste du Moyen-Orient et des Balkans. Tout ce qui vient de lui doit être détruit. Nous ne sommes pas autorisés à écouter une seule chose que les Russes pourraient dire ou penser. Les Étasuniens (et les Européens) sont tellement faibles mentalement qu’ils pourraient être bouleversés par ce qu’ils entendent, aussi ridicule et risible que ce soit.

Les pays libres ont un long historique de protection de leurs populations contre tout ce qui pourrait dévier de la ligne officielle, contre toute pensée impropre. Cela remonte à la Première Guerre mondiale, reconnue aujourd’hui par les historiens comme une guerre « pour rien », dont les intelligentsias européennes soutenaient la nécessité pour protéger leurs nations respectives et où les voix dissidentes étaient simplement étouffées voire carrément éliminées : Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht en Allemagne, Eugene Debs aux États-Unis, Jean Jaurès en France. Dans les pays libres, on a le droit de s’exprimer mais à ses risques et périls.

Chomsky prend ainsi l’exemple de Jeremy Corbyn, député travailliste anglais et ancien candidat malheureux au poste de premier ministre britannique qui a récemment déclaré la nécessité pour le Royaume-Uni de se détacher de l’OTAN (et de l’influence des EU) afin de former une alliance européenne pour la paix, transposant de facto dans le présent une des deux positions européennes (hors cadre de l’UE) qui s’opposent après la fin de la Seconde Guerre mondiale : la vision atlantiste selon laquelle l’Europe doit rejoindre le système atlantique, sous domination des EU, vision que bien évidemment ce pays privilégie, et une vision alternative, dont le plus célèbre partisan fut Charles De Gaulle, celle d’une force indépendante dans les affaires du monde, allant de l’Atlantique jusqu’à l’Oural, idée soutenue également par Olof Palme, ancien premier ministre de la Suède et Willy Brandt, ancien chancelier allemand.

Pour ces positions, Corbyn vient d’être exclu définitivement du Parti travailliste (après en avoir été suspendu pour un soit-disant antisémitisme).

Chomsky, par une simple recherche en ligne, met un fait intéressant en évidence : lorsqu’on tape « invasion injustifiée de l’Ukraine », on obtient 2,5 millions de résultats. Lorsqu’on tape « invasion injustifiée de l’Irak », 11 000 résultats apparaissent, tous de publications marginales.

Or, il rappelle que l’invasion de l’Irak était totalement injustifiée : il n’y avait pas la moindre particule de provocation, et les EU ont dû recourir à des mensonges pour susciter une invasion. A contrario, l’invasion de l’Ukraine a été provoquée, et même si dans ce climat insensé, on se doit d’ajouter que ça ne la justifie pas, il y a eu de multiples provocations que même les ambassadeurs successifs des États-Unis en Russie ont désapprouvées depuis 30 ans et ce jusqu’à la dernière minute. Le secrétaire-général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, allant jusqu’à admettre avec fierté que depuis 2014 l’OTAN faisait entrer hommes et matériels en Ukraine dans le but de former et d’équiper l’armée ukrainienne, ce qui ne va pas sans rappeler l’opération Barbarossa lors de la Deuxième Guerre mondiale. Il est donc naturel que la Russie éprouve des inquiétudes pour sa sécurité. Pourtant, en dehors de toute logique, le discours médiatico-politique en Occident, et spécialement aux EU, est qu’en réponse à cette « propagande » russe, il faut intensifier les pouvoirs de l’OTAN et y intégrer l’Ukraine. Ce qui est clairement une provocation de plus.

Aujourd’hui, la moindre main tendue vers la Russie est taxée de poutinolâtrie par les EU et les diktats médiatiques, les dirigeants européens ayant fait clairement le choix de tomber dans la poche de ces derniers. L’Europe s’oppose fortement aux sanctions contre l’Iran ou Cuba mais s’incline car il faut obéir au maître. La politique choisie par l’UE est une politique de soumission, de vassalisation au souverain de Washington. Et malgré l’apparente dichotomie entre une opinion publique favorable à la neutralité en cas de conflit ouvert entre les EU, la Russie et/ou la Chine et une politique européenne qui y est symétriquement opposée, il s’agit d’une incompréhension totale des implications d’un tel conflit qui signifie notre disparition à tous.

La politique des EU est de combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien, d’utiliser le conflit en Ukraine pour saigner la Russie. Les EU et l’UE se sont engagés dans une expérience grotesque et hideuse consistant à pousser Poutine aussi loin que possible dans ses retranchements pour voir s’il s’éclipsera dans le calme, défait, ou s’il utilisera la puissance, qu’il possède indubitablement, pour détruire l’Ukraine. Et cette expérience est soutenue par les intellectuels européens. Ceci en encourageant l’Ukraine à effectuer des frappes militaires sur le sol russe, confiants que les Russes ne répliqueront pas.

Selon Chomsky, Poutine, dans toute sa criminelle bêtise, a offert aux USA le plus beaux des cadeaux : l’Europe.

Et la seule alternative à la destruction de l’Ukraine et à un possible conflit nucléaire, c’est la négociation. Une négociation qui offrira à Poutine une porte de sortie honorable. Washington rejette catégoriquement cette idée. Chomsky rappelle enfin qu’en 2019, Volodomyr Zelensky, qui fut élu pour ses positions pacifistes, se rendit dans le Donbass afin d’aller y chercher des accords de paix, ce qui provoqua une levée de boucliers des franges nationalistes ukrainiennes qui y voyaient là une soumission aux désidératas du voisin russe. Celles-ci allèrent jusqu’à menacer de mort le tout jeune dirigeant ukrainien. Les États-Unis laissèrent faire, Zelensky retourna sa veste, ce qui mena à l’invasion russe trois ans plus tard.

En conclusion, on trouvera dans l’analyse chomskienne à boire et à manger. Mais on peut avec certitude affirmer que ce qu’il dit n’est pas exactement ce qu’on nous souffle tous les jours à travers les tuyaux médiatiques.

On partagera sa vision des intelligentsias et des bourgeoisies européennes, de gauche comme de droite, (avec la notable exception des extrême-droites européennes, plus proches des conservateurs étasuniens que les droites classiques et qui voient en Poutine, à tort ou à raison, la personnification d’un nationalisme viril) qui dans toute leur stupidité crasse font mine d’ignorer le caractère existentiel de l’engagement russe et qui en vain soutiennent moralement, financièrement et militairement la résistance ukrainienne, conduisant fatalement à la destruction totale de l’Ukraine et accessoirement au suicide économique de l’Union européenne.

On fera mieux d’accueillir avec perplexité ses affirmations sur les crimes de l’armée russe.

Sur ce point, on pourra lui opposer que les seuls crimes qui transpirent du conflit pour le moment sont les crimes de l’armée ukrainienne et la légèreté avec laquelle elle considère la convention de Genève. Si l’armée russe commettait des abus voire des crimes, nos médias à la recherche de la vérité ne se priveraient certainement pas pour nous en faire part, en boucle. Sur ce point en tout cas, il paraît plus sage d’attendre que les eaux troublées se décantent.

On désapprouvera (ou pas) son verdict sur le Kremlin et surtout sur Poutine.

Et sur ce point, on pourra lui opposer plein de choses.

Que Poutine est le président légitime de la Russie. Que malgré tous ses (probables) défauts, il a quand même une qualité indéniable : la patience. Qu’un homme qui se maintient au pouvoir et à ce niveau de popularité aussi longtemps, qui a redressé tout un pays et lui a rendu son honneur, qui a fait de la Russie une nation de premier plan dont le poids est essentiel pour contrebalancer la domination d’un empire agonisant et menaçant, ne peut pas être si bête qu’il le pense.

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