Ces cinq années m’ont convaincu que notre vision de ce pays était souvent biaisée. Par conviction, par ignorance ou en réaction à la propagande communiste, le « China bashing » s’est peu à peu imposé dans nombre de médias occidentaux.
Frédéric Lemaître, Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping
Cette citation débordante de mauvaise foi, j’avais l’intention de la mettre en conclusion (après avoir hésité comme exergue). Finalement, elle est à sa place ici et maintenant. Car elle vaut tout de même son pesant d’or quand on sait avec quel zèle son auteur a participé sur le premier quotidien de France au dénigrement permanent de la Chine. Rarissimes sont les articles de Lemaître où il ait fait preuve de la plus petite indulgence et qui aient parlé de la Chine dans des termes objectifs ou même, soyons fous... avantageux. Par conséquent, son livre ne peut qu’être à l’image de ce travail de chroniqueur qu’il a fourni durant ses années en Chine. Non pas qu’il mente en permanence, ce serait pour le coup mentir que de le prétendre, et quand ça lui arrive, je soupçonne que c’est davantage dû à son ignorance qu’à une volonté consciente, mais c’est le reflet déformé d’une Chine donné par un journaliste peu enclin à l’analyse, à la mise en perspective historique, sociale et géopolitique, bouffi par sa propre opinion qui n’a que très peu évolué en cinq ans.
Un délai mis à profit pour tenter de combler mon « inculture encyclopédique » sur la Chine en exploitant sans vergogne les connaissances des meilleurs spécialistes français : Jean-Philippe Béja, Jean-Pierre Cabestan, Mathieu Duchatel, Alice Ekmann, François Godement, Marie Holzman, Jean-François Huchet, Geneviève Imbot-Bichet, Claude Martin, Sebastian Veg... Ces amoureux (souvent déçus) de la Chine dont l’apport m’est aujourd’hui si précieux. Qu’ils en soient remerciés.
Frédéric Lemaître, in En Chine, « on m’avait prévenu, “ils vont te tester” », 8 août 2019, Lemonde.fr
Ce sont juste les méditations sur la Chine de 2018 à 2023 par quelqu’un qui ne la connaissait pas avant d’y aller et qui s’en est fait sur place une idée sans que celle-ci bouleverse fondamentalement les préjugés qu’il en avait ou qu’il s’était construits avec quelques lectures préalables. D’ailleurs, on peut voir qu’elles proviennent dans leur écrasante majorité d’un camp idéologique libéral voire ultra-libéral. Évidemment, selon lui, la solution ne peut pas venir du communisme parce que ce dernier demeure le problème principal de la Chine. En conséquence, il fait tout son possible pour faire un catalogue exhaustif de ses méfaits. Qu’on n’en attende pas d’analyse profonde ou de réflexion poussée : en 283 pages, le livre ne contient aucune note de bas de page, aucune bibliographie, aucun renvoi à de quelconques sources. Ses seules sources, à l’instar de ses articles, ce sont les discussions, les entretiens avec telle personnalité plus ou moins haut placée que sa carte de presse lui a permis de côtoyer, tel quidam croisé par hasard, des anecdotes au gré de ses rencontres ou dont il fut le témoin chanceux. L’observation du quotidien n’est pas un mal en soi, bien sûr, ça peut aider pour se forger une impression. C’est en conclure des phénomènes sociaux à l’échelle d’un pays qui me paraît diablement léger. En outre, il y a un détail qui m’a titillé tout au long de cette lecture et qui avait motivé les premiers mots de cette recension. Jusque là, par incertitude, j’avais opté pour la suspension de mon jugement, ne souhaitant pas tomber dans les allégations. Finalement, ce doute est devenu petit à petit une certitude, entre autre par la découverte de l’extrait ci-dessus : Frédéric Lemaître ne parle pas mandarin. Ce qui ne serait pas blâmable en temps normal - le mien est resté rudimentaire après dix années en Chine - le devient quand on a affaire avec le correspondant d’un journal de référence : comment faire son travail de manière optimale, ici informer, si on ne parle pas la langue du pays dont on est supposé parler ? Le livre de Lemaître est ponctué d’évocations de causeries avec les Chinois dont il croise la route dans un contexte professionnel ou personnel, de cadres du Parti à des chauffeurs de taxi. Il consacre d’ailleurs à ces derniers un chapitre entier. Il est vrai que le taxi est un élément central de la vie quotidienne des expatriés se déplaçant beaucoup et ayant peu de goût pour la promiscuité des transports en commun. En 2015, une course coûtait un prix dérisoire surtout pour les portefeuilles généralement bien rempli des étrangers. Bien que souvent taciturnes avec les lǎowài, nom donné aux Occidentaux qui signifie littéralement « vieil étranger » (en chinois, « vieux » employé pour une personne a plus souvent un sens honorifique que descriptif), il arrive qu’ils soient parfois curieux et loquaces. Ils engagent alors la discussion et posent des questions pour savoir d’où l’on vient, ce qu’on fait en Chine, sur notre famille, etc. Lemaître raconte comment à plusieurs reprises il a eu des conversations beaucoup plus poussées que de simples banalités d’usage lors desquelles les chauffeurs lui ont fait des confidences, des secrets d’alcôve accessibles selon lui, mais sans qu’il explique pourquoi, une fois à l’extérieur des centres urbains. En Chine, même les feux rouges ont des oreilles. Sans vouloir nier la véracité de ces discussions, je me demande comment elles ont été rendues possibles alors même qu’il ne parle pas mandarin. Évidemment, je me doute qu’il avait toujours avec lui son assistante pour jouer les interprètes, mais il ne parle d’elle que très rarement et jamais comme traductrice des nombreux échanges qui jalonnent son ouvrage et il donne l’impression trompeuse selon moi de tête-à-tête intimistes.
Lemaître juge d’ailleurs les Chinois globalement peu bavards avec les étrangers. Naturellement, la première explication qui lui vient à l’esprit, c’est que le Parti Communiste exercerait un contrôle si serré de sa population que celle-ci s’empêcherait fortement de s’adresser à eux. Bref, pour lui, la Chine de Xi et la Corée de Kim, c’est kif-kif. Je ne doute pas que les journalistes en poste en Chine soient encadrés plus strictement que n’importe quel autre ressortissant étranger vivant et travaillant en Chine. Mais que je sache, il n’avait pas un policier sur le dos h 24. Certes, ses allées et venues dans le pays étaient contrôlées, comme tous les étrangers, ce que pour ma part j’ai toujours considéré comme des préoccupations de sécurité davantage que de surveillance, mais encore une fois, je n’étais pas journaliste. En dix ans, bien que constamment dans les transports, je n’ai jamais été contrôlé une seule fois par la police, alors que ces contrôles d’identité sont monnaie courante dans les gares, tandis que des Chinois l’étaient, le plus souvent des míngōng dont on vérifiait l’origine, la destination et le hùkǒu probablement. La police se tient généralement à l’écart des étrangers et n’échange avec eux que lors des visites rendues au commissariat de quartier, procédure administrative normale après être revenu d’un séjour hors de Chine, ou en cas d’incident. En dehors du fait que la politique chinoise vis-à-vis des ressortissants étrangers semble être celle d’une surveillance et d’une protection à distance, je pense aussi que les policiers préfèrent éviter autant que possible des échanges laborieux avec des individus qui ne parlent pas ou mal leur langue. Cette réticence à se confronter à l’étranger s’explique donc d’abord par la barrière de la langue. Parler la langue du pays où l’on vit ouvre infiniment plus les portes et les coeurs. Mais malgré cela, les personnes âgées gardent souvent envers des inconnus leurs vieux réflexes acquis pendant la Révolution Culturelle et les jeunes bien que majoritairement anglophones dans les grandes villes, en face de quelqu’un qui ne parle pas mandarin, n’oseront peut-être pas lui adresser la parole par peur de donner une mauvaise impression sur leurs compétences linguistiques. D’une part ils savent rarement différencier les Occidentaux entre eux, d’autre part ils ignorent que beaucoup de Français parlent un anglais sommaire en comparaison. Cependant, si Lemaître avait pris plus souvent le train, il aurait pu voir que rien ni personne ne retient les Chinois, qui sont généralement des gens curieux, de faire connaissance avec lui et que l’eût-il voulu, Xi n’y pourrait mais. Enfin, si Lemaître ne parle pas le mandarin, c’est qu’il l’écrit encore moins ce qui signifie qu’il n’a aucun accès à la presse écrite ou à la littérature chinoise. Imagine-t-on le correspondant d’un média chinois en France qui ne parle pas un mot de français ? Ce serait absurde.
Ses tribulations d’observateur de la société chinoise le mènent à aborder des sujets aussi différents que la place des femmes, des artistes et des riches, que l’état de l’institution du mariage en Chine et de l’éducation. Des sujets dont la situation est globalement peu liée à la présidence de Xi. L’analyse reste en surface et oscille entre justesse d’évidence et pessimisme un peu forcé. Oui, la Chine est patriarcale mais elle se soigne et dans l’ensemble, l’évolution de la place des femmes semble aller dans la bonne direction. Oui, les artistes sont soumis à la censure et celle-ci s’applique à la fois au cinéma local et aux oeuvres cinématographiques étrangères, particulièrement occidentales, avec un zeste de protectionnisme qui ne laisse - hélas - passer que les grosses productions américaines dans les mailles du filet, ce qui est, force est de l’admettre, une immense contradiction, à tout point de vue. Mais il faudrait que Lemaître se rende à l’évidence : le commerce domine le monde et les échanges de bons procédés valent plus que les billets de banque. Ce sont des règles qui n’ont pas été écrites par la Chine. Les films à gros budget chinois sont d’ailleurs produits sur le business model hollywoodien, au détriment d’un cinéma plus réaliste et indépendant. Dommage, mais le Parti a ses raisons que la raison ignore. Sur nombre de ces aspects, on constate donc que la vision de Lemaître est biaisée et dépourvue de la moindre relativisation socio-historique. Lorsqu’il jette son dévolu sur l’éducation nationale en Chine par exemple, à propos de laquelle il observe combien elle est inégalitaire et génératrice d’une compétition acharnée, ce qu’il juge, c’est l’image arrêtée d’une situation à un instant donné, sans passé et sans perspective d’avenir. Effectivement, l’école en Chine, de la maternelle à l’université, a un coût faramineux pour les familles, ce qui explique en grande partie la baisse de la natalité malgré l’arrêt de la politique de l’enfant unique qui est une des premières mesures de l’ère Xi. Ce coût élevé n’est pas essentiellement dû au système éducatif chinois de base, c’est plutôt un effet de cette fameuse compétition à laquelle sont soumis les élèves dès leur plus jeune âge, phénomène répandu dans d’autres pays d’Asie comme le Japon et la Corée du Sud, et qui a également pour conséquence des taux anormalement élevés de suicide chez les jeunes. Autour de l’école publique chinoise se sont agrégées des solutions éducatives privées, alternatives ou complémentaires, dont certaines sont pour beaucoup des écoles préparatoires à l’expatriation vers les universités américaines, et qui font leur beurre sur l’optimisation du temps libre des enfants afin d’améliorer leur compétitivité scolaire. En 2021, le gouvernement chinois a mis un sérieux frein à ce système en interdisant les cours extra-scolaires qui ruinent le plus les familles. Ce que la presse occidentale et Lemaître dans son livre s’empressent de déplorer en mettant l’accent sur la faillite de ces pauvres entrepreneurs. En résumé, ce dernier condamne le problème et la solution. Il essaie aussi de mettre toute cette situation sur le dos de l’actuelle gouvernance chinoise. En réalité, dès avant 2010, on pouvait voir en Chine des spots publicitaires de l’UNICEF encourageant les familles à laisser plus de temps libre à leur progéniture.
Et puis, il y a ces pauvres riches que Xi fait souffrir. Disons-le tout net : économiquement parlant, Frédéric Lemaître est un ultra-libéral qui s’ignore. Des preuves ? Ici, il défend le report de l’âge de départ à la retraite en Chine :
Dans un pays vieillissant où l’espérance de vie dépasse désormais celle des États-Unis (78 ans en Chine, 76 ans aux États-Unis), mais où les femmes continuent à prendre leur retraite à 55 ans (voire 50 ans pour certaines) et les hommes à 60, l’allongement de la vie active semble inévitable.
Là, confronté aux effets de la politique anti-corruption du président chinois, on remarque chez Lemaître que toute critique de Xi surpasse en importance les raisons de cette critique et le journaliste du Monde en viendrait presque à prendre position en faveur des corrompus :
Le culte de la personnalité qui entoure Xi Jinping irrite tant que certains propagandistes font preuve d’une étonnante franchise : « Au sein du Parti, Xi Jinping n’est pas populaire. Avant, les responsables locaux pouvaient s’enrichir sans complexe. Désormais, ils risquent à tout moment d’être arrêtés pour corruption et doivent au contraire apporter la preuve qu’ils améliorent le sort des pauvres. C’est beaucoup plus dur pour eux », décrypte une responsable du marketing qui n’ a manifestement pas sa langue dans sa poche.
Ailleurs, il écorne la méfiance chinoise pour le système capitaliste occidental qui a pourtant montré ses ravages lors de la crise des subprimes :
La crise financière de 2008 marque un premier tournant. Pour Pékin, le crise des subprimes et la faillite de Lehmann Brothers prouvent que non seulement le capitalisme occidental n’est pas infaillible, mais elles permettent à certains Chinois de suggérer que leur système politique lui est même supérieur. L’arrivée de Xi Jinping conforte cette thèse. La Chine ne doit pas essayer d’intégrer les valeurs occidentales, elle doit au contraire s’en détourner. (...) C’est également cette rhétorique anti-occidentale qui permet au numéro un chinois de prendre l’exact contre-pied de ses prédécesseurs et de mettre fin à la séparation qui était à l’oeuvre entre l’État et le Parti.
Lemaître tente de faire de Xi le portrait d’un président anti-riches. C’est factuellement faux : en 2023, la Chine compte 6,2 millions de millionnaires et 626 milliardaires. En proportion, c’est beaucoup moins que la France, mais la politique chinoise n’est pas d’empêcher les gens de devenir riches. Elle est d’endiguer la corruption au sein du Parti qui s’opère notamment par l’attribution abusive de chantiers publics (les chantiers sont tous publics en Chine) par les cadres provinciaux et par une limitation du pouvoir des ultra-riches, ce qui est le contexte de l’affaire Jack Ma, entre autres. Si on est bien ici à la frontière de l’abus de pouvoir anti-démocratique, il n’en demeure pas moins que lorsqu’on prend le cas de la France en comparaison, un tel contrôle serait préconisé tant la haute-bourgeoisie française, au travers des médias dont elle a pris le contrôle, influence et la politique et l’opinion publique du pays au préjudice du fonctionnement de la démocratie. Pour beaucoup, l’archétype démocratique se fonde sur la liberté d’expression, pourtant s’exprimer ne sert pas à grand-chose quand on n’est pas entendu. La vision qu’a Lemaître sur la Chine passe par le prisme de son occidentalité : il croit que la politique chinoise est unipartite mais sous la surface le PCC est traversé par des courants qui s’opposent ou s’affrontent ; il pense que la liberté d’expression n’existe pas en Chine mais fait mine d’oublier que les citoyens chinois inventent des moyens de contourner la censure sur les réseaux sociaux et que parfois, comme il l’a pourtant documenté, le pouvoir écoute la rue.
Chapitre vingt-cinq : Des étrangers étrangement absents
Ici, Lemaître consacre un chapitre entier à l’absence d’immigration et à la raréfaction des étrangers en Chine. Au passage, il y effectue une drôle de soustraction en séparant Hong-Kong de la Chine. Personne ne l’a donc prévenu que depuis 1997, la « Perle d’Orient » avait été restituée à la Chine ? À la différence de ce qu’il prétend par cette manipulation mensongère, la Chine compte en 2020 plus d’un million quatre-cent mille ressortissants étrangers dont 621 000 sur l’ensemble péninsulaire hongkongais. Il attribue ce qu’il considère comme une faible présence étrangère à l’inattractivité grandissante de la Chine, sans donner la moindre source pour appuyer ses dires. Donnons-lui ces sources dont il a tellement besoin : selon Les Échos de juin 2022, « les investissements directs étrangers (IDE) se sont établis à 1.580 milliards de dollars dans le monde, en hausse de 68 % par rapport au point bas de l’année précédente . Les Etats-Unis (367 milliards de dollars) et la Chine, y compris Hong Kong (322 milliards), ont été les deux premières destinations des investisseurs étrangers. » Au mois d’octobre 2023, le magazine Entreprendre titre « Le marché chinois, un choix privilégié d’investisseurs étrangers : Les perspectives prometteuses et les opportunités illimitées de l’économie chinoise continuent de renforcer notre confiance et notre détermination à investir en Chine », a confié le responsable d’une entreprise pharmaceutique française ». De la part de Lemaître, ou bien c’est de la désinformation intentionnelle, ou bien de l’incompétence crasse. À lire la suite, quiconque est moyennement informé opterait pour la deuxième hypothèse.
J"ai toujours été stupéfait qu’aucun dirigeant occidental n’ait demandé à la Chine d’accueillir des réfugiés. L’Afghanistan est pourtant plus prêt de la Chine que de l’Europe. Pourquoi celles et ceux qui fuient ce pays ne vont jamais à l’Est ?
Lemaître ne fournit déjà pas l’effort minimum de vérifier ses propos en consultant des publications spécialisées comme je l’ai fait ci-dessus en moins de cinq minutes, mais c’est en plus moi qui suis stupéfait qu’il ne prenne même plus la peine de réfléchir une seconde avant d’écrire une telle énormité. Donc à question bête, réponse bête : c’est parce qu’il n’y a pas un seul dirigeant en Occident qui soit assez fou ou idiot pour demander à la Chine de prendre sa part des conséquences funestes des guerres occidentales. Comme on fait son lit, on se couche !
Chapitre vingt-huit : Des religions bien vivantes, mais sous contrôle
Il y a toujours un « mais » chez Lemaître. Que voudrait-il donc ? Des religions hors de contrôle ? Les gens de son acabit, littéralement écervelés, qu’ils soient journalistes des grands médias français ou politiciens de gauche (la droite s’en contrefiche), à l’instar d’une Clémentine Autain par exemple, qui militent pour un Xinjiang indépendant ou un Tibet libéré de l’oppression chinoise, militent - en dilettante, attention ! - pour tout ce qui leur passe sous le nez (au-delà duquel ils ne voient rien) parce que ça leur donne une contenance médiatique ou des opportunités de carrière alors qu’au fond cette cause ne leur coupe ni l’appétit ni le sommeil. Non, ils ne voient absolument pas plus loin que leur museau, qu’ils l’aient fin ou creux, car en même temps, ils militent aussi pour la cause des femmes ou des personnes LGBTQ+. Lemaître est très critique sur la Chine lorsqu’il aborde ces sujets dans les chapitres précédents, mais ne perçoit-il pas l’invraisemblance de sa contradiction ? Pourtant, on sent bien par exemple à plusieurs endroits de son livre qu’il n’a aucune sympathie pour l’Iran parce que ce pays est précisément une République islamique... Or une indépendance hypothétique du Xinjiang conduirait plus que certainement à un califat dirigé par les éléments les plus radicaux qui ont mené une série d’attentats sur le sol chinois et que Dilnur Reyhan, cette égérie de la cause ouïghoure reçue régulièrement sur les médias français, soutient bec et ongles sous le regard approbateur de Lemaître et de son employeur. Que croient-ils qu’il adviendrait des droits des femmes si cela arrivait ? La Chine l’a vite compris et il a fallu à la France au bas mot 1500 ans pour le comprendre : la religion ne vaut que lorsqu’elle est tenue fermement en laisse et circonscrite à l’intimité du privé. Lui donner ne serait-ce qu’un peu trop de latitude, c’est prendre le risque qu’elle cause des troubles ou pire, qu’elle prenne le pouvoir. Et il est absolument capital de mettre le doigt sur les postures antinomiques telles que celle tenue par Lemaître : ce qu’il condamne en Iran, il l’appelle de ses voeux pour la Chine.
Chapitre vingt-neuf : Des ethnies sinisées
Dans un des chapitres précédents, à la page 223 précisément, on peut lire cette autre énormité :
Shanghai est certes une ville internationale, mais tous les postes à responsabilité y sont occupés par des Chinois. La tendance ne fait d’ailleurs que s’accentuer puisque, même au sein des entreprises multinationales, la sinisation des équipes de direction est un phénomène massif.
Traduction : en Chine, il y a trop de Chinois qui dirigent les entreprises... On en viendrait presque à se pincer pour y croire. Que le grand crique me croque si nous n’avons pas là un bel exemple de reliquat de cette arrogance toute occidentale héritée du temps des colonies... Les relecteurs de Tallandier n’ont pas dû aller jusque-là. On va donc expliquer vulgairement à Lemaître le principe de la joint venture qui réglemente globalement la présence des entreprises étrangères en Chine : un entrepreneur français désireux de s’implanter en Chine doit s’associer à une entité ou à un partenaire chinois avec lequel il partagera la gouvernance. Mais enfin, passons... Ici, Lemaître se lamente de ce qu’il appelle la « sinisation » des ethnies. Qu’est-ce que ça signifie, « sinisation » ? Il ne l’explique pas, évidemment. Donc, faisons-le à sa place : « siniser » signifie acculturer à tous les éléments qui constituent la culture chinoise, c’est-à-dire la langue, les coutumes et les lois. Premier problème : les ethnies en Chine, leurs langues et leurs coutumes, font partie de la Chine et sont chinoises. Comment peut-on donc siniser ce qui est déjà chinois ? En fait, ce que Lemaître veut dire mais qu’il se passe d’expliquer, c’est que l’ethnie dominante en Chine, à savoir les han, qui représente plus de 90% de la population chinoise, veut assimiler les autres ethnies et les forcer à adopter sa propre langue et ses propres traditions. Deuxième problème : au sein de l’ethnie han existent une multitude de langues et de traditions, selon les régions géographiques. Par exemple, le mandarin, ou bien hànyǔ (langue des han) ou pǔtōnghuà (langue commune), équivalent chinois du français adopté comme langue véhiculaire, est la langue choisie parmi des centaines, voire des milliers d’autres, pour permettre à tous les Chinois de se comprendre. Lemaître se mettrait-il à regretter la « francisation » des Bretons, des Basques ou des Occitans ou de regretter qu’il y a trop de Français à la tête des entreprises en France ? Je mets ma main au feu que non. Ce chapitre est un condensé de mensonges et d’idées fausses. Que ça soit par ignorance ou par malhonnêteté n’a finalement plus aucune importance. Comme je l’ai dit dès l’entame de cette recension, parler couramment le mandarin ne garantit pas une compréhension absolue des Chinois : au contraire de ce qu’affirme Lemaître, les milliers de dialectes qui y ont cours, changeant d’une ville à l’autre, sont bien vivants et même privilégiés par les habitants d’une même ville ou d’une même région entre eux, le mandarin n’étant employé qu’entre les Chinois d’origine différente. Les Shanghaïens entre eux conversent en shànghǎihuà, les Pékinois entre eux discutent en běijīnghuà, les habitants de Suzhou entre eux bavardent en sūzhōuhuà, les Ouïghours entre eux devisent en xīnjiānghuà. Par contre, lorsqu’un Shanghaien rencontre une Pékinoise, il lui parlera en mandarin, lorsqu’une habitante de Suzhou croise une personne de Chengdu, elle lui adressera la parole en mandarin. Les enfants apprennent le mandarin simplifié à l’école (le mandarin traditionnel étant parlé à Taïwan) tandis qu’à la maison, si leurs parents sont originaires de la même ville, ils parleront le même dialecte que leurs parents.
À l’exception de la polygamie, les coutumes des minorités ethniques, tout comme leurs langues, n’ont pas été rendues illégales en Chine. Au contraire, certaines ethnies bénéficient d’exceptions lorsqu’il s’agit de la pratique de leurs traditions ou de leurs langues. Dans les villes du Xinjiang par exemple, toute signalisation ou affichage public est en mandarin et en ouïghour. Dans les grandes métropoles chinoises, il n’est pas rare de voir également un double affichage, en caractères chinois et en anglais. Ces exceptions vont parfois jusqu’à exempter les minorités de se soumettre à une législation. Ainsi, aucune ethnie minoritaire en Chine, à l’instar des populations rurales, n’a été assujettie à la règle de l’enfant unique lorsqu’elle était en vigueur. Par ailleurs, les régions d’où sont originaires ces minorités, comme le Tibet, le Xinjiang ou la Mongolie intérieure ont un statut d’autonomie. En s’appuyant sur le cas des Ouïghours, très tendance en Occident, Lemaître continue dans son livre de véhiculer la même désinformation qui a cours dans les médias occidentaux depuis au moins 2018. On verra qu’elle n’est toujours pas étayée par la moindre preuve et que la dure réalité s’invite aujourd’hui dans les pages de ce livre. Cette réalité, il est très difficile de l’éclipser même pour un média aussi anti-chinois que le Monde : on les plaint quand on voit à quel point il est difficile d’illustrer un nouvel article sur le malheur des Ouïghours par autre chose que des photos d’un Xinjiang où il fait apparemment bon vivre... Autrefois secouée par des violences qui en faisaient naître d’autres, miné par l’extrémisme religieux et les velléités djihadistes d’une minorité dans la minorité, la région autonome du Xinjiang a été pacifiée et apaisée par des mesures entre fermeté et incitation, signe du pragmatisme chinois : répression des plus radicaux, éducation et obligation scolaire, planning familial et réduction des naissances ont conduit à tenir les populations ouïghoures éloignées de la pauvreté et donc de l’extrémisme religieux. Ça ne s’est certainement pas fait dans la douceur mais le Xinjiang, point névralgique des Nouvelles Routes de la Soie de Xi, est probablement le laboratoire où a été mis le plus empiriquement en pratique l’achèvement de cette société de moyenne aisance qui lui est si chère. Bien sûr, on pourra considérer les quelques phrases qui précèdent comme de la propagande, c’est de bonne guerre. Ça ne l’est certainement pas plus que les élucubrations de Lemaître dans son livre.
Chapitre trente : la Russie, une amie trop proche
Dans cet ultime chapitre, l’auteur se désole du traitement réservé aux visiteurs russes se voyant interdire l’entrée d’un musée du Heilongjiang consacré au massacre des populations locales par les cosaques de Russie au tout début du 20ème siècle dans le cadre d’un conflit frontalier entre les deux grandes nations. Bon, j’admets que ce n’est ni très pédagogique ni très mature de la part des autorités chinoises d’agir ainsi. Personne n’est parfait. Lemaître oublie un peu vite toutefois la censure des médias russes et le sort qui été fait en France à tout évènement culturel ayant rapport de près ou de loin avec la Russie au lendemain du 24 février 2022.
Le ton particulièrement aigre de Lemaître qui ne source jamais rien de ce qu’il raconte et dont le fiel suinte de chaque ligne est absolument indigne d’un ouvrage qui se veut sérieux. Ce n’est rien d’autre que de la propagande à peine masquée. Il pratique allègrement dans ce chapitre comme dans la plupart des 283 pages ce qu’il reproche constamment à la Chine. Lorsque pour parler de la déclaration commune de la Chine et de la Russie du 4 février 2022 dans laquelle ces deux nations dénoncent l’influence américaine, aux côtés de l’OTAN et de l’AUKUS, Lemaître se met à parler d’un « accord » anti-occidental... À ce stade, le lire est tout bonnement insupportable : c’est un mélange de malveillance et de bêtise. On voit que parler de ces deux pays honnis par l’Occident le rend quasiment malade. Mieux vaut essayer de fermer un instant cet imbuvable pensum et réfléchir hors de son influence. Les relations entre la Chine et la Russie ne sont pas aussi complices que d’aucuns aimeraient le faire croire pour des raisons parfois opposées. D’une part, les dirigeants russe et chinois d’abord qui veulent, et c’est normal, idéaliser leurs relations apaisées. D’autre part, l’Occident qui tente de réanimer un nouvel Axe du Mal dont il a tant besoin pour détourner l’attention de sa propre gabegie. En réalité, il s’agit d’une alliance de circonstances qui n’est pas fondée sur une complète confiance mutuelle. Le peuple chinois se méfie de la Russie comme de toutes les nations qui ont envahi leur pays à un moment ou à un autre et il reste encore aujourd’hui, derrière les poignées de main et les sourires, un contentieux territorial qui n’est pas résolu. La politique sino-russe et russo-chinoise se résume ainsi : l’ennemi de mon ennemi est mon ami.
Je ferme ici définitivement le livre de Lemaître. Il trônera dans mes chiottes pour quiconque s’y attardera ou calera un meuble bancal pour lequel il sera d’une bien plus grande utilité qu’au savoir de l’humanité. Sus à la conclusion maintenant.
Il y a un grand absent dans le livre de Frédéric Lemaître : le génocide des Ouïghours.
Par endroits, il répète en de fines touches discrètes quelques-unes des antiennes habituelles sur le Xinjiang : oppression des populations, fermeture des mosquées, extermination de l’identité culturelle, stérilisations forcées... Mais rien sur le génocide. Et ça interroge.
Le génocide du peuple ouïghour par le gouvernement chinois a été un des narratifs les plus martelés dans les grands médias occidentaux. En contester la véracité a valu à certains journalistes indépendants foudres et calomnies des organes de référence dans le domaine de la lutte contre les fake-news. Les plus lus des journaux français l’ont dit : la Chine extermine les Ouïghours ! Et ceux parmi eux qui avaient survécu étaient réduits au travail forcé. Et quand le correspondant du Monde à Pékin de 2018 à 2023 rentre en France avec sous le coude le manuscrit de son brûlot, c’est motus sur la question ? À son crédit, je crois bien que Lemaître n’a jamais prononcé le mot « génocide » dans aucun de ses articles. On peut parier que ç’aurait été pour lui prendre le risque de se voir indiquer la sortie par les autorités chinoises. Ce qui montre bien là où s’arrête sa solidarité pour sa consoeur de l’Obs... Mais libéré de ses chaînes une fois rentré dans la sécurité des frontières françaises, il est tout à fait surprenant qu’il n’en parle pas dans son livre... Pas un mot ! Il faut que j’arrête de remuer le couteau dans la plaie. C’est une technique éculée des médias et des journalistes habitués à mentir et à désinformer. Une fois la fausse information usée jusqu’à la corde, pas question de démentir, le mieux est de laisser pourrir. Le silence est le meilleur allié pour que le mensonge perdure. Il sera bien temps d’y revenir une fois décantée l’eau boueuse de l’entourloupe. Pour ma part, je vois dans le mutisme de Lemaître une preuve éclatante de ces bobards et de l’honnêteté de ceux qui les ont combattus.
J’aimerais revenir une dernière fois sur l’un des points du livre de Lemaître qui n’a d’important que le besoin de clarifier une position. Au chapitre vingt-et-un, il aborde la question de la minorité LGBTQ+ en Chine, donnant selon moi un tableau plus sombre que réaliste. Là n’est pas la question car je ne vis plus en Chine depuis trop longtemps pour être au fait de la situation actuelle. Dix ans en Chine ne m’ont pas donné l’impression que c’était un enfer pour cette communauté au sein de laquelle j’avais nombre d’amis et de collègues, bien présente dans le pays même si l’homosexualité semblait s’y vivre clandestinement dans l’intimité des familles et plus généralement dans la société chinoise. Les mentalités ont besoin de temps pour évoluer et certainement pas de pressions extérieures qui ont des effets contraires sur l’évolution des droits voire catastrophiques sur la stabilité des pays visés. Mon engagement personnel aux côtés des personnes LGBTQ+ pour les défendre des attaques réactionnaires dont elles sont la cible en Occident, je le limite à mon espace culturel et je me refuse à le porter en dehors de cet espace. Encore une fois, je ne cesserai de dénoncer la duplicité de la posture d’un Lemaître qui d’un côté promeut l’indépendance d’une région même au risque de la plonger dans le chaos de l’obscurantisme religieux qui se ferait en premier lieu aux dépens de la vie des femmes et des minorités sexuelles, et de l’autre dénonce d’une façon bassement hypocrite le traitement supposément réservé à ces catégories de la population en Chine. L’instrumentalisation qu’en fait le journaliste du Monde n’est pas différente de celle de Washington ou de l’OTAN en cela qu’elle représente une rampe d’accès aux ingérences étrangères dont on sait combien elles sont dangereuses pour les peuples. Je la rejette de toutes mes forces.
J’en ai assez dit. Lemaître rejoint le petit club des affabulateurs sans postérité. Sa vision de la Chine a la médiocrité qui caractérise l’idéologie rance qui gouverne les affaires de l’Occident aujourd’hui, entre atlantisme ultra-libéral et progressisme de façade, et dont il n’aura été qu’un petit soldat servile. La pensée de Lemaître a peut-être sa place au Café du Commerce, quoi que j’en doute. Ces jours-ci, on y trouve davantage de quoi nourrir ses neurones que dans les Salons parisiens où l’auteur de ce livre trouvera certainement, tel un Lucien de Rubempré moderne, un siège sur lequel poser son postérieur en attendant qu’un important veuille bien s’intéresser à ce qu’il a à raconter sur la Chine de Xi sans avoir à débourser plus de 20 euros. Et on finira par lui trouver un poste vacant ailleurs. Je veux bien miser sur un bureau de correspondant à Washington pour le récompenser de ses bons et loyaux services... Les paris sont lancés !
Xiao PIGNOUF
Je remercie encore Maxime Vivas pour m’avoir mis en contact avec Zheng Ruolin et ce dernier pour les éclaircissements qu’il m’a apportés et qui m’ont aidé dans la rédaction de cette analyse critique.
Voir les deux articles précédents :
https://www.legrandsoir.info/cinq-ans-dans-la-chine-de-xi-jinping-recension-1-3.html
https://www.legrandsoir.info/cinq-ans-dans-la-chine-de-xi-jinping-recension-2-3.html