– * * * Pour ajouter un commentaire à cet article, merci de bien vouloir vous rendre à la suite de l’ article "C’ est où la Birmanie ? Réponse de Jacques Richaud à "Pourquoi je n’ irais pas à la manif Birmanie" de Jean Bricmont, et débat avec Danielle Bleitrach. merci ! * * *
Vendredi 28 septembre 2007.
Dans la logique de la thèse défendue dans son livre l’Imperialisme humanitaire (Aden), Jean Bricmont avec la rigueur intellectuelle qu’on lui connait refuse de se rendre à la manifestation contre la répression en Birmanie. Je dois dire que je partage son point de vue, tant que les mêmes feront silence sur ce qui se prépare en Iran, sur ce qui s’est récemment passé au Pérou, acceptent l’innommable en Palestine, et justifient quasiment le blocus sur Cuba, il n’est pas question de cautionner leurs opérations politiciennes. Comme le démontre Bricmont dans son livre le pire est l’intervention occidentale sous des prétextes humanitaires.
Danielle Bleitrach
Je n’irai pas à la manif (de Bruxelles), même en admettant que la situation en Birmanie est horrible, que l’opposition a entièrement raison etc., parce que :
1. Je pense que les progressistes doivent exiger des gouvernements occidentaux - dont le nôtre - qu’ils s’ingèrent moins et non plus dans les affaires intérieures des autres pays. C’est un principe général, qui est soutenu par tout le mouvement des pays non alignés. Il faut exiger moins de sanctions, pas plus, et refuser l’usage des droits de l’homme et de la démocratie comme instrument d’ingérence. Nous n’avons aucun moyen d’agir directement sur la situation en Birmanie, et tout ce que l’on fait c’est de demander au gouvernement belge, qui suit en cela les Etats-Unis, de prendre des sanctions. La priorité des progressistes à mon avis, devrait être, lors d’une crise comme celle-ci, de connaître et de faire connaître les points de vue des gouvernements qui s’opposent à l’hégémonie américaine, la Chine par ex., ou d’autres pays du tiers-monde.
2. A partir du moment où une "cause" est soutenue par les Etats-Unis, et par tous les médias des pays occidentaux, comme celle-ci, ou, dans le temps, les rebelles afghans (à l’époque soviétique), Solidarnosc, les Kurdes en Irak ou les Kosovars, elle n’a pas besoin de l’aide de ma modeste personne. Je préfère réserver mon temps et mes efforts à des causes que les grandes puissances ne soutiennent pas : les Palestiniens, l’opposition libanaise, les Irakiens, et le droit pour l’Iran à l’énergie nucléaire.
3. Je pense que ce serait une excellente "initiative citoyenne" de boycotter délibérément les manifestations auxquelles nous invitent nos médias. Quand on voit la quantité de manipulations auxquels ils se livrent, jouant sur les bons sentiments pour nous faire adhérer à l’agenda occidental du moment, la vraie résistance consiste par commencer en leur disant : Non.
Par "manipulation" je ne veux pas dire que la situation n’est pas terrible en Birmanie, mais la question des priorités se pose. Pourquoi focalisent-ils leur attention sur la Birmanie, dont nous ne sommes pas responsables, et pas sur l’Irak, qui est la plus grande catastrophe humanitaire de notre temps (d’après les rapport les plus récents, un million de morts, trois à quatre millions de réfugiés), et dont nos alliés américains sont directement responsables ? A quand une manif pour demander que les Américains se retirent du Moyen Orient, cessent leurs menaces contre l’Iran et leur soutien à Israël ? On peut être certain qu’aucun média ne serait favorable à celle-ci. Et, étant donné les rapports de force, dans lesquels la soumission intellectuelle des progressistes à l’agenda médiatique joue un grand rôle, personne ne se risquerait à organiser une telle manif. Pourtant, en étant dirigée contre nos alliés et pas contre nos "ennemis" (la Chine), elle aurait au moins le mérite de l’honnêteté.
Jean Bricmont le vendredi 28 septembre 2007 à 08h24.
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003), Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?, préface de François Houtart, (Aden, 2005.).
– Source : http://socio13.wordpress.com
Suite de mes arguments, par Jean Bricmont.
Je suis désolé de ne pas pouvoir répondre en détail à toutes les réactions suscitées par mon texte sur la manifestation Birmanie. Si je trouve le temps d’écrire un livre sur la "gauche morale", je donnerai des justifications plus détaillées (en particulier sur la question de l’utilitarisme et des "priorités").
Ici, j’essaie de préciser ce que je veux dire. Je n’accuse personne de mauvaise foi (sauf les médias dominants), mais je vous prie tous de bien vouloir m’accorder que le désaccord porte sur des questions qui demandent réflexion et où justement le plus difficile est de mettre de côté ses propres émotions, surtout face à l’agitation médiatique.
Je pense qu il faut distinguer soigneusement entre manifestations qui
s’opposent à nos gouvernements ou à leurs alliés et celles qui les
soutiennent ou les poussent à aller plus loin dans la direction qu’ils
prennent déjà -de confrontation avec certains pays du sud, avec la
Chine, l’Iran, etc. La manif Birmanie est clairement dans la deuxième
catégorie. Toutes les manifestations sont dirigées en priorité vers les
gouvernements des pays où elles se produisent ; soit elles essaient de
les entraver, soit de les encourager. Il ne faut pas imaginer qu’une
manifestation à Bruxelles change quelque chose en Birmanie. Mais elles
affectent légèrement l’attitude de nos gouvernements, dans une mauvaise
direction à mon avis.
Ensuite il faut réfléchir à la logique des sanctions que la gauche
appuie ici. La position libérale classique, qui était aussi celle de la
gauche avant 68 (par rapport à l’URSS par exemple, ainsi que par
rapport à l’ensemble du tiers-monde), est de soutenir que la diplomatie
et le commerce sont préférables à la guerre et aux sanctions, y compris
face aux "tyrans". Par exemple, George Kennan, ancien ambassadeur des
États-Unis à Moscou, et architecte de la théorie de « l’endiguement »
(de l’URSS), déclarait en 1992 : « l’effet général de l’extrémisme de
la guerre froide a été de retarder plutôt que de hâter les grands
changements survenus en Union Soviétique » [1]. Des déclaration
semblables ont été faites du côté ex-soviétique (je ne considère pas la
façon dont ces changements se sont produits comme positive, mais c’est
autre chose).
En Irak, les sanctions ont fait des centaines de milliers de victimes,
sans "renverser le dictateur", dont le renversement militaire (l’action
militaire s’inscrivant dans la logique des sanctions) a causé de
nouveau des centaines de milliers de victimes-le résultat, qui devrait
faire réfléchir certains, c’est qu’aujourd’hui des millions de gens
fuient une démocratie, l’Irak, pour se réfugier dans une dictature, la
Syrie, où au moins ils ont la vie sauve. Les sanctions occidentales
contre Cuba, la Libye, l’Iran et quantité d’autres pays ont fait à mon
avis un tort énorme et provoqué une hostilité contre nous qui ne sera
pas oubliée de si tôt. Il ne faut pas oublier que ne sommes plus les
maîtres du monde (voir 9/11 etc).
Il y a deux arguments qui sont constamment invoqués pour justifier les
sanctions, l’un complexe, l’autre stupide. Le premier, c’est l’Afrique
du Sud, où là (comme en Israël) on se trouvait face à un régime
raciste, directement hérité du colonialisme et auquel il était
important que l’Occident mette fin. Comme l’Afrique du Sud provoquait
l’hostilité de l’ensemble du tiers monde (ce qui n’est pas le cas de la
Birmanie ou des autres pays qui sont dans notre collimateur
aujourd’hui), le fait qu’elle perde le soutien occidental eut sans
doute une certaine importance (reste à comparer avec le rôle des
facteurs internes, comme l’action de l’ANC). Mais, même à l’époque, je
pensais qu’il fallait souligner le caractère tout-à -fait exceptionnel
de la situation, parce que je craignais qu’on en fasse ce qu’on en a
fait, c’est-à -dire un argument général en faveur des sanctions.
L’argument stupide, c’est que, en l’absence de sanctions, les
"multinationales" vont en profiter, d’où l’agitation facile contre
Total, avec, cerise sur le gâteau, contre Kouchner qui leur a servi
d’idiot utile. Premier point : si on n’aime pas les multinationales, nos
multinationales, c’est à nous de les nationaliser, ou de leur imposer
des codes de bonne conduite (qui rêve même de faire cela ?). Deuxième
point : que serait la France ou la Belgique si subitement les
multinationales y cessaient tout activité ? Ou bien on a un modèle
économique alternatif à proposer (lequel ? le modèle stalinien ? maoïste ?
si oui, qu’on le dise) ou bien il faut reconnaître que, retirer les
multinationales, c’est arrêter l’économie. C’est-à -dire demander aux
populations de vivre dans une économie de subsistance. L’Irak a
illustré la cruauté de cette proposition.
Le vrai problème des multinationales, c’est qu’elles monopolisent les
outils d’une économie moderne. On peut vouloir socialiser ce monopole,
tout en gardant la modernité de l’économie, ce que voulait Marx-mais
qui ose encore défendre cela aujourd’hui ? On peut aussi vouloir
abandonner la modernité, attitude que Marx et Engels appelaient
ironiquement le "socialisme féodal". Le problème est que la gauche
accepte trop souvent le monopole (rebaptisé économie de marché) chez
nous, au nom de l’efficacité, c’est-à -dire du confort apporté par la
modernité, et propose le "socialisme féodal" dans pas mal d’endroits du
tiers monde.
Dans le cas de la Birmanie, les pays d’Asie ne semblent pas soutenir
les sanctions, et ils ont toutes les bonnes raisons pour hausser les
épaules quand les Occidentaux leur parlent des droits de l’homme (pour
ceux que cela étonne : étudier l’histoire), ou de souligner violemment
notre hypocrisie, comme le fait l’ex-premier ministre malais Mahatir.
Il est douteux que les sanctions fonctionnent (outre que le
gouvernement birman semble être assez autarcique) et, donc, toute
l’agitation servira uniquement, comme dans le cas du Darfour, à faire
de la propagande anti-chinoise, peut-être dans l’espoir de saboter les
Jeux Olympiques.
Finalement, il y a un autre argument dont il faut dire un mot : faire
l’un (s’agiter sur la Birmanie, le Darfour etc.) n’empêche pas de faire
l’autre (soutenir les Palestiniens etc.). Mais la question est celle de
notre succès dans toutes les situations où nous nous opposons
réellement aux gouvernements occidentaux : quels succès avons-nous eu
contre la guerre en Irak ? Qu’arrivons-nous à faire pour Gaza ? Quel
probabilité il y a-t-il que nous empêchions une guerre avec l’Iran ?
Évidemment, "nous" rencontrons des succès lorsque nous sommes alignés
sur les gouvernements occidentaux, mais uniquement dans la mesure ou
ceux-ci rencontrent des succès (principalement lors de la chute de
l’URSS), et la gauche occidentale joue là le rôle de mouche du coche.
Le problème avec la Birmanie, la Chine, l’Iran etc. c’est qu’il y a des
forces dans le monde qui résistent à l’hégémonie occidentale et la
queston qui se pose est de savoir si nous voulons tenter, de façon
illusoire à mon avis, de sauver cette hégémonie, ou bien d’accepter une
fois pour toutes la multipolarité du monde.
Il est tragique de voir que c’est dans la gauche que persistent le
plus, au nom des droits de l’homme (combinés à un certain nombre de
sophismes), les illusions de grandeur impériale de l’Occident, qui sont
la principale menace de notre temps, pour nous comme pour les autres.
Jean Bricmont, 30 septembre 2007, mis en ligne le 1er octobre 2007.
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