« Si un événement arrive par hasard, vous pouvez être sûr qu’il a été programmé pour se dérouler ainsi. » - Franklin Delanoë Roosevelt (ancien président des Etats-Unis d’Amérique)
Cette boutade d’un ancien président des Etats-Unis est d’une brûlante actualité. Elle peut à elle seule expliquer la boulimie de mimétisme qui nous prend d’organiser des colloques, congrès, conférences sur ce que la doxa occidentale appelle le « Printemps arabe ». On le voit, une révolution, une révolte, une jacquerie qui appartient aux Arabes reçoit son nom de baptême d’un Occident qui, plus que jamais, dicte la norme comme l’a pointé du doigt Sophie Bessis dans un ouvrage remarquable et prémonitoire : « L’Occident et les autres : histoire d’une suprématie » parue aux éditions La Découverte. Nous allons donner notre sentiment sur ces colloques en prenant l’exemple de celui organisé par le journal El Watan avec d’éminents spécialistes.
Nous lisons sous la plume de Mustapha Benfodil : « Un colloque sur les révolutions arabes se tient du 23 au 25 septembre et se propose de disséquer cette formidable lame de fond qui soulève comme un seul homme le Monde arabe, de Casa à Damas et de Tunis à Sanaa. Une lame de fond qui a pour étincelle l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, un diplômé au chômage improvisé camelot, un certain 17 décembre 2010 dans la province de Sidi Bouzid, en Tunisie (1).
Ce qui est en cause, c’est d’abord le choix du thème : le Printemps arabe de l’Atlantique au Golfe. Le thème sur le Printemps arabe est, dès le départ, une allégeance et une soumission intellectuelle à la doxa occidentale qui, la première, a décidé d’appeler ainsi ces mouvements. Pour Mohammed Hachemaoui, enseignant à l’université d’Alger et qui a soutenu une thèse le 17 décembre 2004 à l’Institut d’études politiques sur la corruption en Algérie, l’histoire commence, pourrait-on dire à « Sumer » (Sidi Bouzid) quelque part dans une petite ville de Tunisie. « Depuis l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010, une nouvelle page de l’histoire est en train de s’écrire dans le Monde arabe », constate-t-il. « Une vague irrépressible de soulèvements populaires emportant tour à tour Ben Ali et Moubarak, (...) deux amis et alliés protégés par l’Empire. Il s’agit bel et bien d’un événement. » (1)
Le début des révoltes
Monsieur Hachemaoui va jusqu’à épouser la thèse occidentale comme celle de Gilles Kepel, et tant d’autres qui n’ont pas vu semble-t-il « venir » les événements- qu’ils ont commandités- mais qui se félicitent que ces révoltes ne soient pas connotés par l’Islam. Pour eux, le soubassement de ces révoltes parfumées n’a pas les fondements classiques imputables à un hypothétique choc des civilisations. Tout ceci est bien beau, mais il est quand même étonnant pour l’auteur de fixer le début des révoltes du Printemps arabe à une immolation qui aurait pu passer inaperçue n’étaient les médias occidentaux qui en ont décidé autrement. Cela me rappelle ce que nous écrivions pour répondre aux mêmes propos d’une universitaire tunisienne qui voyait dans la révolte des jeunes en Tunisie une analogie totale avec la prise de la Bastille, la fuite du roi (Ben Ali), l’arrestation à Varennes (à l’aéroport) avec Marie-Antoinette (Leïla Trabelsi). Mimétisme quand tu nous tiens ! Comme si 1789 était un horizon indépassable ! (2)
La réalité est malheureusement tout autre. Si nous n’inscrivons pas toutes ces indignations de la jeunesse arabe dans un « agenda occidental » nous n’avons rien compris au mouvement du monde. Nous aurions souhaité que lors de ce colloque, au lieu d’asséner des lapalissades de salon qui n’ont aucune portée, ces augustes personnes rétablissent l’Histoire, des révoltes récentes. Pour l’histoire. Le ras-le-bol arabe n’a pas commencé en décembre 2010 mais en octobre 1988 en Algérie. Le tribut fut très lourd. La jeunesse algérienne a été la première -triste privilège- à mourir pour s’être battue pour la démocratie, la liberté. Sauf que ça n’intéressait personne. L’Algérie a payé le prix de la démocratie avec une décennie rouge et dit-on 200. 000 morts, 10. 000 disparus et 30 milliards de dollars de dégâts sans compter les traumatismes que nous allons encore trainer pendant longtemps. Il a fallu attendre l’après-11 septembre 2001 pour que la voix de l’Algérie soit audible concernant le terrorisme. N’est-ce pas là un sujet concernant la révolte arabe ?
Nous aurions espéré aussi que cet aréopage de compétences nous dise leur sentiment de ce qui se passe en Palestine, en Syrie et en Libye où, comme le relève Djamel Labidi, il y a maldonne, l’Otan bombarde des personnes qu’il était censé protéger. Ecoutons-le : « Conformément à la résolution 1973, ou du moins l’interprétation qu’ils en ont faite, l’Otan ne devrait-elle pas à présent bombarder... les positions du CNT ? En effet, c’est celui-ci qui est désormais le pouvoir et ce sont les autres, les « gueddafistes » qui sont à présent « les rebelles ». C’est donc le nouveau pouvoir, le CNT, qui, aujourd’hui, « bombarde son propre peuple », à Syrte et ailleurs, et qui tombe sous le coup de la résolution 1973 de l’ONU. Je plaisante ? A peine. Car on voit ainsi à quoi a été réduit le droit international. C’est le cas aussi de la reconnaissance de l’Etat palestinien. Le gouvernement français s’était empressé de reconnaître le CNT libyen alors que rien ne prouvait sa légitimité. C’est de l’étranger que le CNT a tiré d’abord sa légitimité. Mais le gouvernement français ne veut pas reconnaître l’Etat palestinien qui, lui, est légitime depuis 60 ans... Depuis toujours. (...). Les révolutions arabes continuent de charrier le meilleur et le pire. Je lisais dans un journal français (le Nouvel Observateur. 13 septembre 2011) un reportage sur une jeune Libyenne de 24 ans qui s’enorgueillait d’avoir fourni des renseignements à l’Otan, par le relais d’Al Jazeera, sur les cibles libyennes à attaquer, quand l’intervention militaire se préparait ». (3)
Ahmed Halfaoui abonde dans le même sens : « On parle toujours de « rebelles » en Libye, pourtant il y a un Etat, avec un drapeau tout neuf, qui y a été installé par l’Otan. La remarque vient du fait que ce n’est pas pour désigner la résistance populaire qui, depuis sept mois, fait toujours front dans le pays, mais les troupes du pouvoir « élu » d’abord dans les salons des grandes puissances et confirmé par l’ONU. (...). Les rebelles ne peuvent être que les Libyens qui défendent leur terre et leurs maisons à Syrte, Beni Walid, Ras Lanouf, Zaouiah, Tarhouna, Sebha, Brega et là où ils tiennent des positions, et qui font le coup de feu à Tripoli et dans tous le pays. Rien ne justifie le vocabulaire qui règne dans les médias. (4)
La réalité du « Printemps arabe »
Comme par hasard, les monarchies arabes dociles aux Etats-Unis et à Israël ont survécu à la « « tempête du Printemps arabe » ». Cependant, à Bahreïn au Yémen, silence on tue, mais là l’Empire ne bouge pas donc, les vassaux européens regardent ailleurs. Nous aurions voulu que lors de cette réunion savante on démonte la mécanique de ces révoltes pour y voir une manipulation de grande ampleur et la « spontanéité » des révoltes est un paramètre qui a été mis en équation pour susciter le chaos pour le plus grand bien de l’Empire et de ses vassaux. Tout le monde se souvient des bloggeurs qui ont catalysé les révoltes en Egypte, en Syrie...On le voit, ce qui a perdu les potentats arabes, c’est le lâchage de l’Occident mis en musique par l’Internet et un projet mûrement réfléchi qui a travaillé sur un terreau favorable, une masse arabe toujours prête à l’émeute constamment en posture pré-insurrectionnelle au vu de la hogra, le déni de justice, les passe-droits la corruption institutionnalisée, bref ce que décrit admirablement justement Mohammed Hachemaoui dans sa thèse soutenue en 2004 sur la corruption. Le chaos en Irak, en Afghanistan, ne gêne pas la curée sur les matières premières et le pétrole. Les Afghans, les Irakiens et de plus en plus les Libyens peuvent se démolir à qui mieux mieux au besoin aidés par les bavures des drones, cela ne gênera pas l’écoulement du pétrole qui, aux dernières nouvelles, commence à être exploité par Total. .
Le droit d’ingérence puis le devoir d’ingérence
Ce colloque me donne la pénible impression, outre le fait qu’il n’apporte rien de nouveau, de s’apparenter au discours mainstream occidentale. Nous lisons dans ce cadre un morceau d’anthologie sous la plume de Jean Daniel : « ...Il était inévitable, avec la progression des ondes de choc venues de Tunis et du Caire,que l’émergence du Printemps arabe suscite des polémiques et des affrontements. (...) Nous n’avions qu’à applaudir, qu’à nous solidariser et à décider de faire l’impossible pour que personne ne confisque aux peuples qui s’étaient libérés, leur révolution. (...) C’est alors que s’est posé le problème du devoir d’assistance et du droit d’ingérence. (...) En Libye, le Conseil de sécurité, la Ligue arabe et l’Otan représentée par la France et la Grande-Bretagne ont décidé de faire un choix qui impliquait un viol de souveraineté. Kadhafi menaçait d’écraser une partie de son pays et de son peuple, et menaçait d’ailleurs le monde entier. La communauté internationale s’est octroyée un « droit d’ingérence exceptionnel ». (...) A quoi sert de dire que l’on ne s’est pas opposé à l’intervention israélienne à Ghaza, si les membres du Conseil de sécurité ne sont pas d’accord entre eux pour le faire ? La justice, en géopolitique,n’est pas abstraite. Elle dépend des circonstances et de ceux qui ont en charge de la définir et de l’appliquer. Il y a toujours eu « deux poids, deux mesures ». (.... ) A la réflexion, et tout compte fait, j’ai décidé de préférer le comportement ostentatoire d’un BHL à l’indifférence dédaigneuse et frileuse de ses rivaux. BHL (...) d’autre part, à force de vouloir être Malraux, il va peut-être finir un jour par lui ressembler ». (5)
Tout est dit, le devoir d’ingérence, Kadhafi qui assassine et sous entendu qui doit être pourchassé, « le deux poids, deux mesures » s’agissant d’Israël et la préférence pour BHL, le Malraux qui s’ignore ! On attribue à Machiavel la sentence suivante : « Le meilleur moyen de contrer une révolution c’est de la faire soi-même » Ceci s’applique le croyons nous comme un gant, à ce qui se déroule sous nos yeux. En un mot comme en mille tout est programmé pour se déroulé ainsi. Il « suffit de lire » -mais le veut-on ?- l’ouvrage de Gene Sharp qui décrit par le menu comment faire une révolution non violente et la réussir... Nous y trouverons tous les symptômes constatées dans les révoltes légitimes tunisiennes et égyptiennes, libyennes et qui, rapidement, ont été « prises en charge ».
Ahmed Bensaâda nous présente l’ouvrage : « De la dictature à la démocratie », livre de chevet depuis près de deux décennies de tous les activistes du monde non occidental rêvant de renverser des régimes jugés autocratiques. (...) Dans cet ouvrage, Gene Sharp décrit les 198 méthodes d’actions non violentes susceptibles d’être utilisées dans les conflits en vue de renverser les régimes en place. Parmi elles, notons la fraternisation avec les forces de l’ordre, les défilés, les funérailles massives en signe de protestation, les messages électroniques de masse, les supports audiovisuels, les actes de prière et les cérémonies religieuses, l’implication dans le nettoyage des places publiques et des endroits qui ont été la scène de manifestations, l’utilisation de slogans forts (comme le « Dégage » ou « Irhal »), des logos (comme le poing fermé), des posters avec les photographies des personnes décédées lors des manifestations et une certaine maîtrise de l’organisation logistique » » (6)
« (...) Cette brillante application des théories de Gene Sharp fut suivie par d’autres succès retentissants : Géorgie (2003), Ukraine (2004) et Kirghizistan (2005). Voici ce que dit, en 2010, Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de sciences politiques : « Les "révolutions colorées" [...] ont toutes mis en oeuvre la même recette : un groupuscule organisateur est financé par l’étranger et soutenu logistiquement (ordinateurs, abonnements à Internet, téléphones portables...). Formé par des professionnels de la révolution, sous le couvert d’ONG censées promouvoir la démocratie, telle la célèbre Freedom House, il arbore une couleur et un slogan simple. Le but : se débarrasser d’un gouvernement hostile et le remplacer par des leaders amis ». (6) Ahmed Bensaâda met dans le même paquet la manipulation concernant l’Iran où l’on se souvient de la jeune dame « tuée » dont l’image a fait le tour du monde. Les évènements qui ont secoué la rue iranienne pendant l’été 2009 ont été riches en enseignements. (...) L’éclatant succès des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte est certainement dû à une application pragmatique des méthodes d’actions non violentes de Gene Sharp. Les jeunes activistes de ces deux pays (ainsi que ceux de plusieurs autres pays arabes) ont été formés aux nouvelles technologies par les organismes américains d’« exportation de la démocratie ». Ils ont participé à de nombreuses rencontres dont celles organisées par l’ « Alliance of Youth Movements » (AYM) en 2008, 2009 et 2010. (...) Il va sans dire que les révoltes populaires dans ces deux pays se sont largement inspirées des expériences des révolutions colorées et de la révolte de la rue iranienne. (.... ) ». (6)
Ce colloque, qui aurait pu proposer quelques pistes de réflexion quant à une sortie de crise, se termine comme les autres, tous les autres, selon un scénario lisse qui ne perturbe pas « l’ordre établi » par une prise de position claire, nette, précise. Adoube-t-il l’ignominie qui se déroule sous nos yeux ? Après le carnage à huis clos de la Libye voici venir le tour de la Syrie. Certes Al Assad doit partir mais au bout d’un processus que l’Occident ne veut pas. Je ne peux m’empêcher de donner la parole à soeur Agnès-Mariam de Chrétiens d’Orient mère supérieure d’une institution religieuse à Damas qui, lucidement, s’explique longuement sur les enjeux de la déstabilisation de la Syrie. Nous reproduisons quelques extraits : « (...) Aussi, c’est avec soulagement et gratitude que les chrétiens non gagnés aux thèses fallacieuses des maîtres du monde, accueillent les courageuses et franches assertions du Patriarche concernant la situation dramatique liée au « Printemps arabe ». « Que se passera-t-il en Syrie ? Y aura-t-il une guerre sunnito-alaouite dans ce pays ? Ce serait, non pas une démocratie, mais un génocide (...) Présentées comme étant des quêtes démocratiques populaires, les manifestations sont le trompe-l’oeil tout trouvé pour faire exploser la situation en Syrie et justifier, au cas où le besoin se présente, une intervention militaire comme en Libye ». (7)
Le monde est en pleine mutation. Allons-nous vers la « Bellum omnium contra omnes », « la guerre de tous contre tous » prévue par Thomas Hobbes ? Le monde ancien est en train de s’écrouler. Le drame des peuples arabes est que l’alternance à la pointe des canons de l’Otan est suspecte, il est hors de doute que les futurs dirigeants adoubés par l’Empire vont continuer comme leurs prédécesseurs à tétaniser leur peuple. Pendant ce temps-là l’Occident regardera ailleurs pourvu que les sources de rapines de matières premières et d’énergie soient garanties. Ainsi va le monde. Seule une révolution endogène de la taille de l’immense révolution algérienne, véritable lame de fond, permettra aux peuples de prendre en main leur destin.
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz