Pierre Verhas est depuis longtemps un ardent défenseur du peuple palestinien et de sa cause. Avec Rébecca Lejeune, il vient de publier un petit livre fort bien documenté sur la BASR (Bethlehem Arab Society for Rehabilitation), une association très active œuvrant en faveur des handicapés physiques et mentaux en Palestine.
Le mot “ Rehabilitation ” recouvre les notions de réadaptation à la vie et de réintégration dans la vie de la cité. Depuis plus d’un siècle, en effet, le peuple palestinien est frappé dans sa chair mais aussi dans son esprit par une occupation militaire d’une extrême brutalité. Il doit pleurer ses morts, et aussi réparer ses vivants. Avec la BASR, ce peuple a mis sur pied une entreprise de soins « humaniste et moderne ».
Le livre s’ouvre sur un résumé bref et rigoureux du contexte historique, dont je me contenterai de retenir les points suivants.
La Palestine – le mot date de 5 siècles avant Jésus Christ – fut d’abord une région historique de la Turquie d’Asie (Grand Larousse, 1909). Donc une région purement géographique et non une entité politique ou ethnique. La religion dominante était l’islam, l’empire étant le califat. L’affaire Dreyfus convainquit le journaliste austro-hongrois Theodor Herzl de se rallier concrètement au sionisme (alors qu’il lui avait été longtemps hostile), en d’autres termes, de « fonder un abri permanent pour le peuple juif ». Il écrivit Der Judenstaat. Selon lui, cet État se justifiait par l’existence d’un peuple juif, par l’impossibilité de son assimilation par d’autres peuple, donc par la nécessité de créer un État particulier. Le 2 novembre 1917, Lord Balfour, le ministre des Affaires étrangères britannique, rendit publique une lettre adressée à Lord Rothschild, financier du mouvement sioniste, exprimant l’approbation par son gouvernement de la création d’un foyer national juif en Palestine. Balfour précisait qu’il « était clairement entendu [it being clearly understood] que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et aux statuts politiques dont les Juifs disposent dans tout autre pays. » L’écrivain (juif hongrois) Arthur Koestler, ardent militant sioniste dans sa jeunesse et auteur en 1949 du premier ouvrage contestant la thèse d’un peuple juif issu exclusivement ou majoritairement de l’expulsion des Juifs de Palestine par les Romains, en déduisit qu’une nation « avait solennellement promis à une autre le territoire d’une troisième ». De 1918 à 1948, la population juive en Palestine passa de 83 000 à 650 000 personnes. En 1947, l’ONU adopte un plan de partage prévoyant la création de deux États : un État juif de 14 000 km2 avec 558 000 Juifs et 405 000 Arabes, un État arabe de 11 500 km2 avec 804 000 Arabes et 10 000 Juifs, les lieux saints jouissant d’un régime particulier. Ce plan fut accepté par les Juifs, à l’exception de l’Irgun et approuvé secrètement par le roi Abdallah de 1er de Transjordanie, mais il fut rejeté par l’ensemble des États membres de la Ligue Arabe et par les Palestiniens. Le Premier ministre Moshé Charrette déclara après la guerre de 1948-49 : « Les réfugiés trouveront leur place dans la diaspora. Grâce à la sélection naturelle, certains résisteront, d’autres pas. La majorité deviendra un rebut du genre humain et se fondra dans les couches les plus pauvres du monde arabe. »
À l’exception d’intellectuels tels Zeev Sternhell ou Schlomo Sand, les Israéliens n’ont jamais réellement accepté le fait palestinien. L’assassinat d’Itzhak Rabin le 4 novembre 1995 par un jeune Juif religieux qui considérait que les accords d’Oslo étaient « impurs » ne fut malheureusement pas une surprise. Á la même époque, Ariel Sharon déclara : « Le sionisme n’a jamais prôné la démocratie, mais la création en Palestine d’un État juif appartenant à tout le peuple juif et à lui seul. La frontière sera là où nous planterons notre dernier arbre. » Depuis, comme l’a formulé avec tristesse Stéphane Hessel, Gaza est devenu « une prison à ciel ouvert ».
En 2017, Alain Gresh résumait l’horreur de l’existence d’un jeune homme palestinien : « Il n’a connu que l’occupation. S’il est un garçon, il a une chance sur deux, si l’on peut dire, d’être passé par les prisons. Son frère, son père ou son cousin a été tué. Plusieurs membres de sa famille sont devenus handicapés. »
Vu d’Europe, on a du mal à se rendre compte à quel point le peuple palestinien est désormais un peuple d’handicapés. Sur 2 850 000 Palestiniens résidant en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, on compte – la fourchette est large mais il est difficile d’être précis – entre 200 et 480 000 handicapés, c’est-à-dire entre 8 et 20% de la population. Ce handicap de masse a des causes diverses et l’on n’oubliera pas l’organisation ancestrale et patriarcale de la société. Comme la consanguinité par laquelle, expliquent les auteurs, « il est vital que le patrimoine, si maigre soit-il, reste entre les mains de la famille ». Mais ce peuple subit la férocité d’une occupation qui a inventé, tranquillement, le concept des « os brisés » : briser les pieds d’un maximum de gens pour qu’ils ne puissent plus se déplacer ! Par ailleurs, nombreux sont les Palestiniens de tous âges – y compris des enfants, donc – qui sont, pour la vie, hémi ou tétraplégiques après avoir reçu une balle dans la tête ou dans la colonne vertébrale. Et nombreux sont ceux qui, ayant perdu des proches et ayant connu des bombardements incessants, sont devenus des handicapés mentaux lourds.
Pour atténuer ces souffrances, Edmund Shehadeh a rejoint et prit la direction du BASR en 1981. Il réorienta radicalement la perspective de travail de l’association qui fonctionnait selon un mode caritatif pour en faire un centre autonome, pluridisciplinaire, parfaitement intégré dans une société qu’il allait contribuer à moderniser. La devise de la BASR devint “ empowerment, not charity ”, c’est-à-dire l’émancipation, la démarginalisation sans la charité. En effet, la charité créait un lien de dépendance et le donateur et la personne aidée. Dans l’esprit de Shehadeh, la personne handicapée doit accéder à l’autonomie et « les traitements qui lui sont prodigués sont les éléments d’un ensemble qui comprend l’éducation, la psychologie, le suivi. » En bonne logique, Shehadeh recommande – même si ce n’est pas a priori facile – l’intégration d’enfants handicapés dans des écoles “ normales ”, condition sine qua non pour qu’ils deviennent des citoyens à par entière et qu’ils puissent bénéficier d’un avenir dans l’État palestinien.
Préface de Josy Dubié. Mutualités socialistes du Brabant, Bruxelles 2018