Laurent Delahousse : "Autre phrase politique, mais celle-ci a suscité quelques remous au sein de la majorité notamment. Emmanuel Macron, lors d’un colloque, a estimé hier qu’il était nécessaire de réformer le statut de la fonction publique. Le ministre de l’Economie aime bouger les lignes, exprimer ce qu’il pense, mais le président de la République a très vite voulu affirmer que tout cela n’était, pour le moment, pas à l’ordre du jour. Maryse Burgot, Eloine Martin."
Maryse Burgot : "Journée du patrimoine au ministère de l’économie, et, dans la foule, un Emmanuel Macron parfaitement détendu, même s’il est poursuivi par la presse. En cause, ses propos, hier, sur le statut des fonctionnaires. Selon lui, il n’est plus justifiable et n’est plus adapté au monde tel qu’il va."
[Et pendant que parle Maryse Burgot, on voit ces mots s’inscrire sur l’écran à côté de la photo d’Emmanuel Macron, avec la source d’où viennent ces propos : les journaux Challenges et Les Echos.]
Maryse Burgot : "Des mots détonnants, dans la bouche d’un ministre de gauche. Il estime, ce soir, qu’ils ont été sortis de leur contexte, mal interprétés"
Emmanuel Macron : "De grâce, ne transformez pas ce que je peux dire dans certains cercles en petites phrases pour en faire des polémiques parce qu’à ce moment-là ça devient un jeu incessant, où il faut se justifier : dire est-ce qu’il a été recadré, ce qu’il a rapporté, est-ce qu’il a... ça n’a aucun sens".
Maryse Burgot : "Recadrer, c’est pourtant bien le mot qui vient à l’esprit". [On voit François Hollande lors d’une remise de décorations]. "Dès hier soir François Hollande fait une mise au point. Il est à Tulle dans son ex-fief électoral pour, entre autres, décorer ce fonctionnaire, occasion parfaite pour déjuger son ministre de l’économie".
[Plan-séquence sur François Hollande : "Vous, vous êtes un fonctionnaire, un fonctionnaire d’Etat, un fonctionnaire attaché à son département de la Corrèze, et, comme je le suis, attaché à son statut."]
Maryse Burgot : "Au Parti socialiste, certains en appellent directement à la responsabilité d’Emmanuel Macron."
[Ici, un plan-séquence sur Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale : "Emmanuel, fais attention, il y a des phrases qui te portent tort et qui nous portent tort."]
Maryse Burgot : "L’opposition dénonce une sorte de jeu de rôles, un ministre envoyant des ballons d’essai et un président rassurant sa gauche".
[Ici, un plan séquence sur Nathalie Kosciusko-Morizet : "Ce petit jeu entre Macron et le président de la République, le premier ministre, nous laisse un peu songeurs, parce que c’est toujours la même chose : un pas en avant, deux pas en arrière"].
"Maryse Burgot : "Ce soir, quelques visiteurs se pressaient encore autour du bureau d’Emmanuel Macron. Une journée du patrimoine à Bercy pas tout à fait ordinaire".
Laurent Delahousse : "Et en direct du ministère de l’économie, on va retrouver Sophie Brunn. Sophie, après les 35 heures, on s’en souvient, le Code du travail, voici le temps des fonctionnaires. Que veut vraiment nous dire Emmanuel Macron ? Est-il un électron libre, utile ou dérangeant pour l’exécutif ?"
Sophie Brunn : "Ce qui est sûr, Laurent, c’est qu’Emmanuel Macron compte bien rester l’électron libre qu’il est depuis sa nomination et il nous l’a redit encore cet après-midi. Pour lui il n’y a pas de sujet tabou, pas de totem derrière lequel s’abriter. Sa conception de la politique, c’est plutôt "Vive le débat !". Alors, ceci est-il utile ou dérangeant pour l’exécutif ? On peut penser que lors des précédentes polémiques, notamment sur le Code du travail, Emmanuel Macron agissait comme un poisson-pilote, à la fois pour rassurer le patronat mais aussi pour faire avancer la ligne sociale-libérale de François Hollande. Aujourd’hui, avec cette polémique sur les fonctionnaires, c’est beaucoup moins sûr, d’abord parce qu’il n’y a aucune réforme de ce type dans les cartons de l’exécutif, c’est donc un petit peu un débat pour rien et puis vu la vitesse à laquelle François Hollande a recadré son ministre hier, il semble qu’à trois mois des régionales, la prudence s’impose".
Laurent Delahousse : "Merci Sophie. Alors revenons, justement, sur ce statut des fonctionnaires. Une réforme est-elle réellement possible ? D’autres pays l’ont-elles engagé ? Et qui est concerné par cette notion d’emploi à vie ? Questions-réponses avec Magali Boissin. Regardez."
Magali Boissin : "Professeur, infirmière ou agent administratif, leur emploi à vie ne serait plus adapté à notre société, selon le ministre de l’économie. A Marseille, ces deux fonctionnaires en ont assez de voir leur statut attaqué."
[Hélène Ohresser, professeur d’histoire-géographie : "Ce n’est pas du tout un privilège de travailler dans la fonction publique. Venez travailler si on est privilégiés et pour les salaires et pour... C’est pas un privilège". Elodie Dussaillant, infirmière : "Je crois que c’est la dernière chose qui nous reste..., l’embauche dans la fonction publique, qui peut être attrayant pour les gens." ]
Magali Boissin : "L’emploi à vie, alors, pour tous les fonctionnaires ? Pas tout à fait. La France possède 5,4 millions de fonctionnaires, parmi eux, 83 % détiennent un emploi à vie, les 17 % restants sont sous contrat privé en CDD ou en CDI. Mais pour ce syndicaliste, ces contrats privés sont surtout synonymes de précarité".
[Ici, plan séquence sur Pascal Pavageau, secrétaire confédéral F.O. : "Les agents qui sont contractuels sont ceux qui sont au SMIC, voire inférieurs au SMIC, c’est-à-dire dans l’illégalité par rapport à la loi et sont, ben, précaires et révocables à merci].
Magali Boissin : "Peut-on, en France, réformer ce statut ? Rien ne l’empêche. Le statut de fonctionnaire a d’abord été défini par une loi de 1946, juste après la création de l’E.N.A."
[Voix off sur des images d’après-guerre : "Ces futurs fonctionnaires devront avoir les qualités d’initiative, d’énergie et de décision qu’exigent ces emplois.]
"Statut confirmé par une loi de 1983 sous la gauche mais ce texte peut à tout moment être changé selon cette économiste libérale. Pour elle, un emploi à vie ne se justifie que pour un petit nombre de fonctionnaires".
[Ici, plan-séquence sur Agnès Verdier-Molinié : "C’est tous les agents qui sont sur des fonctions de souveraineté nationale ; donc là il y a bien sûr la Défense, la police, la Justice. Pour tous les autres agents, on pourrait très bien utiliser tout simplement le Code du travail et des contrats de type contrats de droit privé".]
Magali Boissin : "Changer le statut est donc possible. Y a-t-il eu des précédents en Europe ? Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Finlande ou encore en Suède, l’immense majorité des agents sont placés sous contrat privé. La Suisse est allée encore plus loin depuis en référendum en 2002, l’ancien statut de fonctionnaire a été totalement supprimé".
Remarque 1. Le vocabulaire. Sans qu’il y paraisse, les journalistes de France 2 présentent la remise en cause du statut de la fonction publique de manière positive (et, corrélativement, ce statut de manière négative).
– Exemple. Emmanuel Macron aime "bouger les lignes". Or, comme le dit une chronique de Libération de décembre 2008, faire bouger les lignes a une connotation positive. Cette action marque une rupture. Elle s’oppose à inaction, routine, passivité ou conformisme. Et, par déduction, on suggère au lecteur ou à l’auditeur que le statut de fonctionnaire, ce sont ces défauts, et, au-delà du statut, que le fonctionnaire lui-même est inactif, routinier, passif et conformiste.
– Exemple toujours dans cette même veine. Sophie Brunn, filant la métaphore des "lignes qui bougent", évoque des lignes qui "avancent". Or "avancer" est un verbe à connotation positive. La remise en cause du statut du fonctionnaire, la ligne sociale-libérale (comme dans le pâté d’alouette, une alouette de social et un cheval de libéral) est donc vue comme une évolution positive. Elle répond d’ailleurs à la remarque de Nathalie Kosciusko-Morizet : le pas en avant représente la remise en cause du statut, les pas en arrière, sa préservation.
– Exemple encore. Le statut de la fonction publique (comme le Code du travail, les 35 h), serait un sujet "tabou" ou "totem". Ces mots, issus des civilisations polynésienne et amérindienne (vues - encore aujourd’hui - comme "primitives"), sont employées par ironie (dit le Dictionnaire historique de la langue française), en parlant de personnes ou de choses [et, j’ajoute ici, d’institutions] qui font l’objet d’un respect exagéré, quasi-sacré. On instille donc l’idée que les fonctionnaires, les syndicalistes, les salariés ont, pour le statut de la fonction publique, les 35 h, le Code du travail, le même respect exagéré (ridicule, irrationnel, aux yeux de sujets cartésiens, laïques et libéraux) que les "primitifs" polynésiens ou algonquins en avaient, aux yeux des explorateurs "civilisés", pour telle manière "farfelue" de se coiffer ou de se nourrir...
Remarque 2. Les figures de style. Comme d’habitude, lorsqu’il s’agit de faire passer des mesures "libérales", c’est-à-dire favorables au patronat, aux riches, aux spéculateurs (donc désastreuses pour les salariés, les retraités, et la majorité de la population), on use d’euphémismes, pour ne pas effrayer le gibier. On n’abroge pas, on ne supprime pas le Code du travail ou le statut de la fonction publique, on les "réforme". [Verbe qu’emploie Delahousse au début du sujet]. De même, on ne dit pas qu’on va imposer une mesure mais qu’on va en "débattre" [la conception d’Emmanuel Macron, c’est "Vive le débat !", comme le rapporte Sophie Brunn].
Sauf qu’ici, le sujet de "débat" qu’Emmanuel Macron propose aux fonctionnaires, c’est : "Je caresse l’idée de vous flanquer à la porte : et si nous en débattions ?" On conçoit que les intéressés ne soient pas enthousiasmés...
Remarque 2bis. Les figures de style toujours. Après l’euphémisme, la prétérition (figure de style par laquelle on affirme ne pas dire une chose... tout en la disant). Exemple : "si je n’avais pas le plus grand respect pour vous, je dirais que vous êtes un crétin". Ou, comme disent les jeunes, après avoir sorti une vacherie : "C’était juste pour rigoler !".
Ici, "ce n’est pas le moment", "pas à l’ordre du jour", "pas à trois mois des régionales". Sous-entendu : quand les régionales seront passées, quand on n’aura plus rien à perdre (ou plus rien à gagner), fonctionnaires, vous pourrez numéroter vos abattis !".
Remarque 3. Sur la conception de la politique. Maryse Burgot qualifie Emmanuel Macron de ministre de gauche, ce qui témoigne d’une conception de la gauche pour le moins élastique. Si, par habitude, par lassitude, par paresse, on qualifie le gouvernement actuel, issu du Parti socialiste, de gauche, il ne s’ensuit pas, a fortiori, que tout ministre de ce gouvernement soit lui-même de gauche... surtout lorsqu’il n’est pas lui-même un élu ! Ce n’est pas parce que la chatte fait ses petits dans le four de la cuisinière qu’on les appelle des biscuits.
Autre remarque sur la conception de la politique.Claude Bartolone dit à Emmanuel Macron : "Emmanuel, fais attention, il y a des phrases qui te portent tort et qui nous portent tort."
Si on lit entre les lignes, ce que reproche Bartolone à Macron, ce n’est pas tant de vouloir mettre les fonctionnaires en caleçon, mais de de les prévenir qu’il va le faire ! Bartolone doit conserver le souvenir cuisant de l’échec non moins cuisant de Lionel Jospin aux élections de 2002, "blackboulé" par nombre d’enseignants, qui n’avaient pas supporté qu’il tarde à débarquer Claude Allègre, qui les avait ulcérés avec ses déclarations sur le "mammouth" ou l’absentéisme...
En somme, ce que dit Bartolone à Macron, assez cyniquement, c’est de faire sa réforme, de la faire discrètement, de la faire habilement, de rouler les fonctionnaires dans la farine, mais de ne pas le claironner. "Le scandale du monde est ce qui fait l’offense/Et ce n’est pas pécher que pécher en silence..."
Remarque 4. Les images. Les propos d’Emmanuel Macron, rapportés par Laurent Delahousse, sont accompagnés d’une photo du ministre, avec les mots ("plus justifiable", "plus adapté") qui s’inscrivent dans le même temps. Et la photo montre un Emmanuel Macron de face, en buste, le regard fixé sur la ligne bleue des cours de Bourse, mais déterminé, presque impérieux, bras gauche replié, main gauche à demi-fermée, doigts rassemblés et extrémités pointées vers lui, comme un professeur qui insiste sur un point fondamental de sa discipline : la règle de l’accord des participes ou la définition des nombres premiers.
Remarque 4 bis. Les images encore. Le rappel du statut de la Fonction publique est accompagné d’images en noir et blanc, qui donnent un aspect vieillot, daté, obsolète au statut de la fonction publique, accompagné de la voix typique du commentateur de l’époque (avec sa scansion, sa diction) et conférant à ce document filmé le statut d’un capitulaire carolingien calligraphié sur parchemin en minuscules carolines.
A quoi s’ajoute la vilenie de lier le statut de la fonction publique à la création de l’E.N.A., sachant l’image détestable qui, dans une large partie de l’opinion, s’attache à cette école : élitisme, technocratie, cooptation, endogamie, privilèges, dédain, morgue de caste, absence de sens du réel, etc., de telle sorte que le statut de la fonction publique, déjà bien chargé, est lesté en outre du poids du discrédit de l’E.N.A. Alors que le journaliste aurait pu lier ce statut au programme du C.N.R.
Remarque 5. Les remarques des intervenants. Les deux fonctionnaires de Marseille ont un débit rapide, des phrases hachées, peu ou mal articulées, non achevées. On sent qu’elles ont été prises au dépourvu et leur intervention laisse une impression pénible.
A l’inverse, les phrases d’Agnès Verdier-Molinié sont bien articulées et bien scandées. Et il est révélateur (et navrant) qu’en deux jours cette femme (ultralibérale jusqu’à la moelle) ait été invitée sur une chaîne de radio-télévision du service public (cf. ma chronique du 17 septembre), comme s’il s’agissait d’une universitaire de renom, issue d’une institution prestigieuse, alors qu’elle ne représente qu’une officine singeant les gros "think tanks" étatsuniens (un poulet de Bresse qui se fait passer pour un aigle royal), et que la journaliste pousse la flagornerie (ou l’ignorance ?) jusqu’à la décorer du nom d’économiste, alors que ses seules compétences universitaires en la matière sont... une maîtrise en histoire contemporaine.