Avril 2006
La pensée libérale cherche à nous convaincre de l’urgence de la « réforme » de notre modèle social. Un livre récent [1] parle à son propos de « solidarité factice », et Le Monde (7 mars 2006) s’empresse de vanter cet ouvrage « parfaitement documenté ».
Pas de chance, il est bourré de grossières erreurs. Son auteur prétend ainsi que les salaires réels ont augmenté en France de 40 % entre 1980 et 1994. Passons sur la fraîcheur des chiffres. Il se trouve que, selon l’OCDE, cette augmentation n’a été que de 7,6 % soit moins qu’en Europe (12,5 %). Smith incrimine aussi (quelle imagination !) la croissance excessive des dépenses publiques qui seraient passées de 46 % du PIB en 1980 à 54 % en 1998. Faux : les vrais chiffres sont de 42 % en 1980, 44,8 % en 1998 et 43,7 % en 2005. On voit bien les coupables qu’il fallait désigner : les salaires et les dépenses publiques. Dans le même registre, Copé affirmait récemment que la France crée beaucoup moins d’emplois que ses voisins. Encore tout faux : entre 1995 et 2005, leur nombre d’emplois a progressé de 10,7 % en France contre 12,2 % pour la zone euro. La différence est minime et s’explique par une progression un peu plus rapide de la productivité en France (1,1 % par an contre 0,8 %).
Le taux de chômage est un indicateur souvent repris. L’Expansion d’Avril 2006 pense qu’il a moins reculé en France (-1,7 %) qu’en Europe (-2,6%). Mais ces chiffres sont encore faux : la baisse du taux de chômage a été de 1,5 % en France et de 1,4 % en Europe. Dans Le Monde du 31 mars 2006, l’économiste en chef de l’OCDE, Jean-Philippe Cotis souligne que la France a « un des taux de chômage les plus élevés de l’OCDE ». Cette fois, c’est vrai : avec 9,5 % la France se retrouve au coude à coude avec l’Allemagne du côté des mauvais élèves. Mais le taux de chômage est-il un bon indicateur ? Cela ne va pas de soi car il existe de moins en moins de rapport entre taux de chômage et emploi : ainsi le fameux modèle danois, donné en exemple pour avoir divisé par plus de deux son taux de chômage entre 1995 et 2005, a créé deux fois moins d’emplois que la France sur cette période : 4,4 % contre 10,7 %. Ce mystère s’explique par tous les dispositifs qui traitent le chômage statistiquement : au niveau européen, il faudrait, pour avoir une idée du sous-emploi, additionner les handicapés hollandais, les malades de longue durée britanniques, les stagiaires et préretraités danois, les femmes contraintes au temps partiel, etc.
Après les analyses approximatives, vient la rhétorique : le modèle serait non seulement inefficace, mais injuste. C’était l’argument de Villepin justifiant le CPE par la précarité qui frappe 70 % des jeunes entrant sur le marché du travail. Un peu plus tôt, les retraités du public étaient dénoncés comme des privilégiés après que l’on eut assommé ceux du privé. Tout cela s’inscrit dans une thématique plus générale, qui oppose les insiders installés dans le système et les outsiders qui en sont exclus. Sous la plume de Smith, cela donne : « Si vous avez une formation supérieure, 40 ans ou plus, un bon salaire, une famille, la France est un endroit formidable pour vivre. Alors que 2,5 millions de vos compatriotes sont au chômage, les salariés, dont vous êtes, peuvent prétendre à 180 heures supplémentaires (un mois entier) de congés par an sans réduction de salaire grâce aux 35 heures ».
On atteint là le comble du cynisme. Car cette segmentation n’est pas produite par le modèle mais par les attaques libérales dont il est la cible. Faute de pouvoir mener une offensive frontale, les libéraux procèdent en deux temps. Ils commencent par une politique d’asphyxie périphérique : blocage des ressources de la Sécu, baisse des recettes de l’Etat, multiplication des statuts en baisse pour les femmes, les jeunes, les seniors, les salariés des petites entreprises, etc. Cette tactique conduit à déséquilibrer le système et à le rendre de plus en plus discriminant. Après plusieurs années de ce traitement, on peut alors s’appuyer, la main sur le coeur (qui se trouve à gauche), sur les disparités ainsi établies pour mettre en avant des projets de réforme ou de refondation qui consistent à vider le modèle social de sa substance, à l’« anglo-saxonniser », bref à le rabattre sur un modèle réduit. C’est exactement là où nous en sommes.
Michel Husson, pour Politis n°896, 6 avril 2006.
– Source : http://hussonet.free.fr
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