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On ne change pas un budget qui fait gagner les riches. Sans oublier le reste ... par Michel Husson.


On ne change pas un budget qui fait gagner les riches.


Rouge n°2128, 6 Octobre 2005

Le budget 2006 repose sur deux hypothèses : une croissance à 2,25 % et une relative neutralité. Les dépenses, comme les recettes, augmenteraient à peu près comme l’inflation de telle sorte que le déficit serait presque stabilisé (46,8 milliards d’euros contre 45,2 en 2005) et respecterait ainsi la norme européenne de 3 % du PIB. Mais tous ces chiffres sont bidonnés, notamment à cause de la « soulte » versée par EDF (Le Monde du 1/10/2005). Les experts de Bercy, comme ceux du FMI, pensent que le déficit réel sera voisin de 3,5 % du PIB - au lieu des 2,9 % affichés - et que la dette publique monterait à 67 % du PIB au lieu de se stabiliser autour de 66 %.

Pour le reste on renvoie au prochain budget la mise en musique de la fameuse « réforme fiscale ». Dans l’immédiat, on maintient les allégements fiscaux (50 milliards d’euros en cinq ans), tout en glissant par ci par là quelques cadeaux supplémentaires, par exemple pour les donations. Les patrons continuent à bénéficier de 19 milliards de baisses de cotisations (2 de mieux) qu’ils empocheront sans créer plus d’emplois, et recevront des crédits d’impôts pour financer la recherche privée. Et les intérêts continuent à représenter l’un des principaux postes budgétaires, bref la rente d’Etat servie aux riches continue de courir.

La consommation est plombée par le blocage des salaires et des revenus sociaux, et les énormes profits des entreprises sont reversés aux actionnaires ou investis ailleurs. Dans ces conditions, la prévision de croissance paraît exagérément optimiste à l’ensemble des conjoncturistes. Pire, le statu quo social risque d’être bouleversé par les luttes à venir, à l’image de celle de la SNCM. Si le budget dérape, comme c’est prévisible, le gouvernement se trouvera vite coincé entre les critères européens et un budget 2007 qui s’annonce comme l’un des plus réactionnaires depuis longtemps, et donc difficilement « vendable ».

La vraie nouveauté, c’est la mise en oeuvre de la LOLF (Loi organique de la Loi de Finances) adoptée en 2001 par tous les groupes parlementaires. L’objectif est double : mieux gérer un Etat modernisé, et accroître le pouvoir de contrôle des députés. Mais ces intentions louables recouvrent une véritable machine de guerre. Avec la LOLF, le budget n’est plus ventilé par ministères mais en 34 grandes « missions » et les crédits peuvent être redéployés d’une mission à l’autre. A ce petit détail près : on peut diminuer les dépenses de personnel pour augmenter les dépenses de fonctionnement, mais pas l’inverse. Ce principe - élégamment baptisé « fongibilité asymétrique des crédits » - établit un carcan légal sur l’emploi public (merci la gauche !).

Moderniser, pour ces gens-là , c’est évidemment réduire les effectifs. Et leur objectif à terme est de stabiliser les dépenses en valeur, autrement dit de laisser l’inflation les grignoter chaque année. Mais point besoin d’attendre le prochain : ce budget 2006 donne d’ores et déjà le ton. Il supprime 5000 emplois (notamment dans l’éducation et à Bercy), ne créant de postes qu’à la défense, l’intérieur et la justice ; et il baisse les crédits pour le logement. Tout un programme.

Michel Husson


Folies privées


Regards, novembre 2005.


Après la SNCM, d’autres privatisations sont dans les tuyaux, et pour commencer EDF et les autoroutes. Ce sont autant de non-sens économiques qui vont d’abord conduire à une hausse des tarifs, conformément à une règle bien établie. La Cour des comptes signalait dans un rapport de 2003 que le tarif moyen de la société privée Cofiroute était de 37 % plus élevé que celui des concessionnaires d’économie mixte. On ne peut invoquer une meilleure qualité de service : le manque d’entretien et d’information avait conduit fin 2003 à un gigantesque embouteillage où 60000 automobilistes avaient été bloqués toute une nuit par la neige, sur l’A10, gérée par Cofiroute.

Les entreprises privées n’investissent pas. Cofiroute n’était pas épinglé que pour ses tarifs élevés ; la Cour des comptes lui reprochait aussi de n’avoir mis en service que 60 % des kilomètres d’autoroute qu’elle s’était engagé à réaliser par un contrat avec l’Etat, vieux de huit ans. Soit 1,5 milliards d’euros de travaux en retard ! Il en ira de même avec les 7840 kilomètres d’autoroutes que le gouvernement s’apprête à privatiser. Certes, ces ventes vont rapporter 12 milliards d’un seul coup, au lieu de 35 à 40 milliards étalés d’ici à la fin des concessions en 2032, et la dette publique va baisser ... de 1000 à 990 milliards d’euros ! Mais ces recettes feront défaut à l’agence de financement des infrastructures de transports de France (AFITF), soit autant d’investissements en moins.

Les entreprises privées ne sont pas plus efficaces. Leur supposée supériorité repose sur une forme d’efficacité très particulière qui consiste à rentabiliser certains segments susceptibles de l’être, et à laisser les autres à la charge de l’Etat, ou à les abandonner purement et simplement. La tactique libérale est ici bien connue : elle consiste à préparer le terrain en découpant ces différents segments, puis à réduire les moyens de fonctionnement, de manière à faire apparaître la privatisation comme la seule issue. Cette tactique est parfaitement illustrée dans le cas des chemins de fer. En 1997, le Réseau Ferré de France devient un établissement autonome de la SNCF, chargé de l’entretien et du renouvellement des infrastructures. Mais il ne dispose pour cela que de « ressources nettement insuffisantes » comme le signale un audit récent [1]. Les restrictions budgétaires font que « la France investit sensiblement moins dans la maintenance de son réseau ferré que ne le font la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne et la Suisse ». Résultat : « l’état moyen de l’infrastructure, sur une part importante du réseau, se dégrade (...) et les prémices d’une dégénérescence apparaissent (...) la fiabilité des composants du système ferroviaire décroît lentement mais sûrement. La poursuite de cette situation ne peut qu’augmenter la fragilité du réseau ferré et menacer la pérennité du réseau classique ». Cette dégradation programmée ouvre la voie à l’abandon des lignes secondaires puis à « l’ouverture » du réseau : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ».

La privatisation des trains britanniques a provoqué un véritable chaos, ainsi que plusieurs catastrophes ferroviaires ; celle de l’électricité - énergie non stockable - conduit, à chaque pic de consommation, à des hausses erratiques de prix ou même à des coupures, comme cela s’est produit aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Italie. Tout cela est parfaitement documenté, et, dans le cas d’EDF et GDF, on peut renvoyer aux travaux de Jean-Marcel Moulin, pseudonyme d’un groupe de cadres et techniciens [2].

En résumé, la privatisation des services publics fait monter les tarifs, supprime la péréquation et la couverture - territoriale et sociale - des besoins, dégrade la maintenance du réseau et réduit l’investissement. Plus grave encore, elle rend impossible les politiques structurelles qui seraient nécessaires pour faire face aux menaces sur l’environnement, et notamment dans les secteurs de l’énergie et des transports. Il ne reste donc qu’une explication rationnelle à cette furie des privatisations, certes d’un matérialisme très vulgaire : c’est le pillage pur et simple du patrimoine public.


Les ordonnances pour l’emploi


Regards sur l’actualité n°316, décembre 2005.


Le gouvernement a pris au mois d’août une série d’ordonnances et de décrets, et a fait voter une loi en faveur des petites entreprises [3]. Cet ensemble, qui modifie de manière sensible diverses dispositions du Code du travail, s’inscrit dans la « bataille pour l’emploi » qui constitue l’une des priorités du nouveau gouvernement. On s’interrogera ici sur les fondements de cette nouvelle politique de l’emploi et sur son potentiel de réussite, après avoir présenté les principales mesures.


Le contrat « nouvelles embauches »

Ce nouveau contrat est sans conteste la principale innovation introduite par les ordonnances. Il est accessible aux entreprises comptant au plus 20 salariés. Le champ couvert, celui du premier alinéa de l’article L.131-2 du Code du travail, est très large : professions industrielles, commerciales, agricoles, professions libérales, offices publics et ministériels, associations, syndicats professionnels et tout organisme de droit privé. Ce sont donc 2,5 millions de petites entreprises (et non d’établissements) qui sont potentiellement concernées, soit plus de 90 % des entreprises, qui emploient 37% des effectifs salariés et réalisent 28% de la valeur ajoutée.

La nature du CNE est double : c’est un CDI (contrat à durée indéterminée) auquel s’appliquent les conventions collectives. Mais il ouvre, pendant les deux premières années, la possibilité d’un licenciement non motivé. Seul un préavis est demandé ; il est de deux semaines jusqu’au sixième mois de contrat, et d’un mois à partir du sixième mois et jusqu’à la fin des deux ans.

Pendant deux ans, le CNE n’est donc pas un véritable CDI. L’article L.122-14-2 du Code du travail stipule que l’employeur qui met un terme à un CDI « est tenu d’énoncer le ou les motifs du licenciement dans la lettre de licenciement ». Les dispositions du CNE s’opposent également à divers textes internationaux. Ainsi, l’article 4 de la convention 158 de l’OIT (Organisation internationale du travail) énonce qu’un « travailleur ne devra pas être licencié sans qu’il existe un motif valable de licenciement lié à l’aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ». Cette formulation est reprise dans l’article 24 de la Charte sociale européenne dont la version révisée a été ratifiée par la France le 7 mai 1999. Cet article précise en outre que les pays signataires « s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable, ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial ». Enfin, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dit que « tout travailleur a droit à une protection contre tout licenciement injustifié, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales ». C’est sur cette base que les centrales syndicales ont déposé des recours auprès du Conseil d’Etat.

Le CNE est présenté comme l’introduction d’une forme de « flexsécurité ». La flexibilité qu’il autorise en rendant le plus facile serait compensée par une sécurité plus grande pour le salarié. Il est prévu que celui-ci reçoive, en cas de licenciement, une prime égale à 8 % de son salaire brut, complétée par un versement aux Assedic d’une contribution équivalant à 2 % de ce même salaire brut. Le salarié bénéficie également d’une indemnisation complémentaire si le licenciement intervient entre le quatrième et le sixième : cette prime est fixée à 16,40 euros par jour pendant un mois, soit au total 492 euros, à comparer au RMI mensuel qui s’élève à 425 euros.


Les autres mesures

Ces mesures assez disparates peuvent être rangées en trois grandes catégories. Plusieurs d’entre elles sont des mesures d’âge, qui concernent notamment le décompte des effectifs : l’embauche des moins de 26 ans n’entrera plus dans le calcul des seuils de 10 et 50 salariés, qui déclenchaient l’application d’obligations sociales et financières. Un crédit d’impôt de 1000 euros sera attribué aux jeunes de moins de 26 ans justifiant d’une activité professionnelle d’au moins 6 mois dans un secteur (commerce, hôtellerie, bâtiment) connaissant des difficultés de recrutement. L’armée proposera un contrat de volontariat pour l’insertion aux 60 000 jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme. Quant aux salariés plus âgés, ils bénéficieront de la suppression des limites d’âge pour les concours de la fonction publique.

Les seuils de représentation sont également modifiés. Une entreprise doit disposer de délégués du personnel à partir de 10 salariés, et un comité d’entreprise à partir de 50. L’exclusion des jeunes de moins de 26 ans du décompte des effectifs aura pour effet de décaler d’autant ces seuils de représentation. La non prise en compte des jeunes de moins de 26 ans s’applique également au seuil de 20 salariés qui détermine si une PME a la possibilité de signer un CNE. En sens inverse, le relèvement des seuils de prélèvements conduit à un allégement des cotisations payées par l’entreprise lorsqu’elle dépasse le seuil de 10 salariés. Dans le même ordre d’idée, la loi Dutreil institue l’allongement de deux à quatre ans de la durée du mandat des délégués du personnel et des élus au comité d’entreprise (CE) sauf si plus de la moitié des élus au CE ou des délégués du personnel ont démissionné ou quitté l’entreprise.

Enfin, certains relèvements de seuils sont conçus pour « alléger les conséquences financières du franchissement du seuil de 10 salariés ». Sont concernées la contribution au fond national d’aide au logement, et la participation des employeurs à l’effort de construction pour lesquelles le seuil de 10 salariés est relevé à 20. Un régime spécifique est créé pour les entreprises de 10 à 20 salariés en ce qui concerne la contribution à la formation professionnelle, qui baisse de 1,6 % à 1,05 % de la masse salariale.

Le chèque emploi reprend pour l’essentiel les modalités du « titre emploi entreprise ». Il vise à alléger les formalités administratives liées à l’embauche pour les entreprises de cinq salariés maximum. Un document unique, disponible sur Internet, tiendra lieu de contrat de travail et de bulletin de salaire. Il dispense l’employeur de la déclaration préalable à l’embauche, et de l’obligation de préciser la durée du contrat, la rémunération et le temps de travail du salarié, la convention collective de référence, ainsi que

La « loi Dutreil » en faveur des PME/TPE complète la logique d’ensemble des ordonnances sur l’emploi en matière de temps de travail. A l’occasion du passage aux 35 heures, la loi du 19 janvier 2000 avait introduit la possibilité de forfaits pour les cadres, conduisant à comptabiliser leur durée du travail en jours, et non plus en heures. Les signataires de telles conventions n’avaient plus à se soumettre à la durée maximale de 10 heures par jour ou de 48 heures par semaine. Seule continuait à jouer la contrainte de 11 heures de repos quotidiennes (temps de trajet inclus). L’usage de ce forfait-jour relevait d’un accord signé avec un syndicat, et ne concernait que les cadres « dont on ne peut pas prédéterminer l’horaire ». Le champ de ce dispositif a ensuite été étendu par la loi du 17 janvier 2003 aux « salariés itinérants non cadres dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée ou qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps pour l’exercice des responsabilités qui leur sont confiées ». Puis la loi du 31 mars 2005 a permis à un salarié « d’effectuer des heures au-delà de la durée annuelle de travail prévue par la convention de forfait »

La loi Dutreil franchit un pas supplémentaire en modifiant l’article L. 212-15-3 du code du travail, qui stipule désormais que « la convention ou l’accord peut également préciser que les conventions de forfait en jours sont applicables, à condition qu’ils aient individuellement donné leur accord par écrit, aux salariés non cadres dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps pour l’exercice des responsabilités qui leur sont confiées ». Cette nouvelle rédaction est le fruit d’un amendement parlementaire au projet de loi initial. Elle étend le forfait annuel, non seulement aux salariés itinérants, mais à l’ensemble des salariés non cadres. Les seules conditions sont la « réelle autonomie du salarié », et son accord donné individuellement. La première peut être interprétée de manière extensive, et la seconde tend à faire sortir la durée du travail du champ de la négociation collective. La formulation finalement adoptée étend donc le dispositif à un champ beaucoup plus large que la rédaction initiale qui, pour reprendre les termes du ministre, concernait « essentiellement les salariés itinérants et les monteurs de chantier ». Il faut insister en outre sur le fait que cette disposition introduite par la loi sur les petites et moyennes entreprises s’applique à l’ensemble des entreprises.

Le décret relatif au suivi de la recherche d’emploi complète l’ensemble de ce dispositif en précisant les conditions d’indemnisation. Les demandeurs d’emploi « sont tenus d’accomplir de manière permanente des actes positifs et répétés en vue de retrouver un emploi, de créer ou de reprendre une entreprise », et les sanctions sont durcies. En cas de refus sans motif légitime d’un emploi, d’une formation ou d’un contrat d’apprentissage, les allocations sont réduites de 20 % pendant 2 à 6 mois, avec radiation de 15 jours ; en cas de récidive, les allocations sont réduites de 50 % pendant 2 à 6 mois voire définitivement, et la radiation peut aller de 1 à 6 mois. Des déclarations inexactes peuvent entraîner la suppression définitive des allocations.


Quel potentiel d’emploi ?

Dominique de Villepin a annoncé, dès le 1er septembre la création de 30000 CNE, afin d’en souligner l’attractivité pour les « employeurs comme pour les salariés ». Mais cette évaluation vient sans doute un peu tôt, et il faudra plus d’un mois pour apprécier la portée du nouveau dispositif. Il faut souligner en tout cas que les « ordonnances Villepin » marquent une inflexion par rapport aux politiques d’emploi fondées sur des formes diverses d’allégement du coût du travail, qui ne jouent pas ici un rôle central. Il s’agit pour l’essentiel de mesures d’ordre qualitatif qui visent à modifier le cadre institutionnel du marché du travail, et, par cet intermédiaire, à encourager de nouvelles créations d’emplois. D’un point de vue strictement logique, cette construction repose donc sur le postulat selon lequel une plus grande flexibilité, ainsi définie, peut - toutes choses égales par ailleurs - favoriser la création d’emplois. Il convient donc de se demander par quels canaux cet ensemble de dispositions peut favoriser la création d’emplois.

Deux thèses plus ou moins formalisées s’opposent en la matière. Le point de vue sceptique consiste à dire que le volume d’emploi est principalement déterminé par le niveau de la demande adressée aux entreprises. Dès lors, les réformes structurelles du marché du travail peuvent effectivement modifier la structure de l’emploi (par exemple au profit des moins qualifiés) sans pouvoir jouer directement sur le marché de l’emploi. C’est manifestement un autre point de vue, plus optimiste, qui inspire les ordonnances sur l’emploi. Elles reprennent à leur compte une grille de lecture qui fait des rigidités sur le marché du travail la cause essentielle des mauvaises performances de la France en matière d’emploi. Cette thèse a été défendue récemment par le rapport Cahuc-Kramarz [4]. Ces auteurs cherchent à démontrer que ces rigidités font obstacle à la nécessaire fluidité du marché du travail, et le corollaire de cette analyse est évidemment que des réformes appropriées qui amélioreraient cette fluidité permettraient de ce fait de créer plus d’emplois à croissance donnée.

Or, ce postulat est fragile. Il ne permet pas en effet de rendre compte des créations d’emplois que l’on a pu observer entre 1997 et 2001. Elles ont conduit à un large débat au sein des économistes, car ces créations d’emplois ont excédé le potentiel que l’on pouvait associer au supplément de croissance enregistré au cours de cette période. Ces meilleures performances ne peuvent en tout état de cause être expliquées par une plus grande fluidité du marché du travail. Celle-ci peut être mesurée par les flux d’entrées et de sorties sur le marché du travail, dont la différence définit le taux de rotation de la main-d’oeuvre. Ce dernier entretient un lien cyclique très marqué avec la croissance du PIB mais il n’est pas possible d’établir un effet propre du taux de rotation sur le taux de créations d’emplois, ni d’ailleurs de tendance nette à une augmentation du taux de rotation après plus de dix ans de réformes du marché du travail [5].

Les comparaisons internationales sont un autre moyen d’évaluer la validité de la thèse des rigidités. Là aussi, les résultats empiriques ne sont guère probants. L’OCDE [6] a dû admettre, alors même que cet organisme est l’un des promoteurs les plus actifs des réformes structurelles du marché du travail, que « la réglementation relative à la protection de l’emploi [LPE] remplit l’objectif pour lequel elle a été conçue, à savoir protéger les emplois existants » mais que son « effet net (...) sur le chômage est ambigu ». L’OCDE synthétise ainsi son étude : « les nombreuses évaluations auxquelles cette question a donné lieu conduisent à des résultats mitigés, parfois contradictoires et dont la robustesse n’est pas toujours assurée. Néanmoins, il est possible d’établir un lien entre la LPE et les taux d’emploi de différentes catégories de population ». Il est donc impossible de mettre en lumière un impact positif des « réformes des marchés du travail » sur le chômage. En revanche, l’OCDE suggère que la précarisation frappe spécialement un certain nombre de catégories, notamment les jeunes et les femmes, qui « pourraient donc être affectés de manière disproportionnée ». Les différences de rigueur de la LPE entre emplois permanents et temporaires pourraient ainsi conduire à « une accentuation de la dualité du marché du travail ». Tout se passe donc comme si les politiques structurelles « mordaient » plus facilement sur certaines populations « cible » et tendaient ainsi à introduire de nouvelles normes d’emploi contribuant à une segmentation accrue des marchés du travail [7].


De l’emploi au chômage

Les ordonnances sur l’emploi s’accompagnent d’un décret relatif au suivi de la recherche d’emploi qui durcit les conditions d’indemnisation. Cette combinaison est conforme une analyse cohérente selon laquelle une indemnisation du chômage trop généreuse « désinciterait » les demandeurs d’emplois à se porter sur le marché du travail, tandis que les rigidités et le coût du travail trop élevé décourageraient les employeurs d’embaucher. C’est pourtant Stephen Nickell, l’un des auteurs du modèle de référence [8] , qui a montré que la générosité des indemnités joue sur le chômage mais semble avoir peu d’effet sur l’offre globale de travail : « les indemnités élevées conduisent à un chômage élevé, mais conduisent aussi à plus d’activité parce qu’elles rendent l’entrée sur le marché du travail plus intéressante » dans la mesure où c’est la condition pour avoir droit à ces indemnités8. En théorie, réduire la générosité des indemnités permet de créer des emplois et donc de baisser le chômage grâce à une modération salariale accrue ; en pratique, c’est par le retrait d’une partie de la population active que passe l’effet sur le taux de chômage, comme on a pu l’observer notamment dans le cas du Royaume-Uni.

Il s’agit là d’une question d’actualité, parce que le recul très récent du chômage en France s’est enclenché, en dépit de très faibles créations d’emplois. Entre février et août 2005, le nombre de chômeurs recensés par l’Anpe est ainsi passé de 2481,1 milliers à 2401, [9] soit une baisse absolue du nombre de chômeurs de 79300. Entre mars et juin de cette même année, les derniers chiffres connus font état de 5000 créations d’emplois seulement. Si cet écart se confirme, il voudrait dire que le taux de chômage baisserait en raison de phénomènes de retraits - plus ou moins volontaires - du marché du travail plutôt que d’un dynamisme retrouvé de l’emploi.


Quels effets sur la précarité ?

La question de l’effet attendu sur l’emploi est inséparable de la question de la lutte contre la précarité. Dominique de Villepin a pris grand soin de récuser l’idée que le CNE serait un vecteur de précarité, en soulignant que « 70 % des contrats sont des CDD, et la moitié de ces contrats ne durent pas plus d’un mois » et en ajoutant : « entre ces contrats qui sont une forme aiguë de précarité et le contrat que nous proposons, il y a un fossé ». Mais cet argument n’emporte pas la conviction des détracteurs du CNE, notamment les syndicats, qui soulignent le risque le CNE vienne se substituer aux contrats existants sans engendrer une véritable dynamique d’embauches. Le fait que, selon un sondage Fiducial/Ifop, 18 % des petits patrons se disent disposés à y recourir ne dit rien sur l’ampleur d’un possible « effet d’aubaine ». L’incertitude est d’autant plus grande que les employeurs peuvent faire se succéder des CNE avec des salariés différents, et qu’un même salarié peut être réembauché sur ce type de contrat après une interruption de trois mois. C’est pourquoi la CGT redoute « une rotation incessante entre périodes d’emploi, périodes de non-emploi et périodes de sous-emploi ». On peut aussi citer l’évaluation du nouveau directeur général de l’ANPE, Christian Charpy, pour qui « le potentiel total » de CNE se situe entre 300 000 et 400 000 emplois, ce qui correspond au nombre total de CDD dans les entreprises de 20 salariés au plus.

Le dosage entre flexibilité et sécurité retenu par le CNE apparaît déséquilibré, et assez éloigné en tout cas du modèle danois qui garantit des conditions d’indemnisation du chômage très favorables. Les contreparties offertes aux salariés ne s’éloignent pas sensiblement du sort commun réservé aux chômeurs. Du côté des très petites entreprises,. Dans ces conditions, le recul de la précarité n’est pas garanti et la mise en oeuvre pratique de ces nouvelles dispositions devra faire l’objet d’une évaluation précise.

Le CNE risque aussi d’augmenter la segmentation du marché du travail en proposant un traitement spécifique des petites entreprises, où la proportion de l’emploi instable est déjà élevée. Une étude récente de l’Insee [10]établit qu’elle était en 2000 de 19% dans les entreprises de moins de 10 salariés, contre seulement 16% dans les entreprises entre 100 et 500 salariés. Et si l’on prend en compte les effets de structure, on observe une relation décroissante encore plus marquée entre la taille de l’entreprise et la proportion d’emploi instable.

La suppression de la déclaration préalable à l’embauche que prévoit le chèque service pour les très petites entreprises va faire disparaître toute référence à la durée du travail, à la convention collective ou à la qualification, et elle risque de rendre difficile le contrôle du travail illégal. Or, comme le rappelle Eric Heyer [11] , les petites entreprises bénéficient déjà de règles spécifiques : « elles ne sont pas aux 35 heures, leurs heures supplémentaires ne sont pas majorées de la même façon que les autres, et elles vont profiter, en plus, de ce nouveau contrat de travail. Il y aura les entreprises de moins de dix salariés et les autres, les jeunes et les autres, ce qui n’est pas une très bonne chose (...) L’effet d’aubaine n’opposera pas les moins de 25 ans et les seniors, mais, plutôt, le salarié qui aura 24 ans et celui qui en aura 26, à la défaveur du second ». Bref, conclut l’économiste de l’Ofce, « la segmentation du marché du travail va s’accroître ».


La méthode de la réforme

Les ordonnances pour l’emploi tirent leur inspiration d’un certain nombre de rapports qui se sont multipliés au cours des dernières années. Les mesures concernant les seuils évoquent ainsi les propositions du rapport Virville [12]. L’indemnité prévue par le CNE est une première mise en oeuvre de la taxe libératoire sur les licenciements (en échange de laquelle les employeurs bénéficieraient d’une plus grande liberté de licenciement) qu’avançaient le rapport Cahuc-Kramarz déjà cité et le rapport Blanchard-Tirole [13].

Le CNE renvoie lui-même à deux rapports (Cahuc-Kramarz et Camdessus [14]) qui avaient en commun de désigner les rigidités du marché du travail français comme la source essentielle - sinon unique - de ses médiocres performances en termes d’emploi. Cependant ces deux rapports proposaient de réunifier les contrats de travail en un contrat qui serait plus souple que l’actuel CDI, afin de mettre un terme aux effets négatifs d’une véritable mosaïque de statuts.

On peut cependant avancer l’hypothèse qu’une telle réunification est bien l’objectif final, mais qu’il passe par une phase, jugée nécessaire, de mise en concurrence des statuts qui permettrait à terme de poser dans un contexte nouveau la question de leur unification. Bref, il s’agirait de morceler un peu plus le marché du travail, jusqu’au point où sa refondation apparaîtrait comme indispensable et ne pourrait plus se faire qu’à travers une remise en cause fondamentale du CDI.

De la même façon, le dispositif de la taxe de licenciement est introduite de manière partielle : les indemnités versés en cas de rupture du contrat « nouvelles embauches » sont en effet forfaitaires (indépendantes du niveau du salaire) et une partie d’entre elles ne sont pas versées au salarié licencié mais au service public de l’emploi. Il s’agit là aussi d’introduire un élément nouveau qui remet en cause les principes généraux de l’indemnisation du chômage et de rendre possibles des mises en cohérence ultérieures.

Ces quelques considérations permettent de souligner les caractéristiques de la méthode suivie, que l’on a pu qualifier de « stroboscopique » [15]. Les mesures prises s’inscrivent incontestablement dans un cadre théorique cohérent et dans une stratégie d’ensemble définie par les rapports successifs qui viennent d’être évoqués. Mais, d’un autre côté, les réformes sont introduites de manière fragmentaire et sélective : il s’agit de ne pas faire apparaître la cohérence d’ensemble du projet, tout en introduisant des transformations irréversibles qui rendront à terme nécessaire une remise en cohérence d’ensemble.

L’une des questions essentielles est par exemple de savoir si le CNE est la préfiguration d’un contrat de travail qui serait accessible à l’ensemble des entreprises, et appelé à devenir le nouveau standard. Dans sa version initiale, le projet gouvernemental prévoyait d’ailleurs de le limiter aux entreprises employant au plus 10 salariés. Le seuil s’est donc déplacé et le Medef souhaiterait qu’il soit encore relevé. Il est rejoint en cela par le FMI [16] qui fait explicitement référence au rapport Cahuc-Kramarz et affirme que « le CNE réussira d’autant mieux à réduire le chômage que seront réduites les limites portant sur son extension et sa durée, et qu’il débouchera rapidement sur l’adoption des propositions récentes tendant à intégrer tous les contrats en un seul, avec internalisation des coûts sociaux des licenciements et réduction de l’incertitude sur la législation ».

Le contrat « nouvelles embauches » et les autres ordonnances prises cet été définissent une politique de l’emploi qui assure une meilleure cohérence avec ses présupposés théoriques. Mais l’expérience passée et les comparaisons internationales conduisent à souligner les incertitudes qui l’accompagnent. Il n’est pas garanti que cet ensemble de mesures va jouer sur le volume global d’emploi, plutôt que sur sa structure. Et il n’est pas établi non plus que les transformations structurelles induites iront spontanément dans le sens d’un recul de la précarité et d’une homogénéisation du marché du travail. C’est autour de ces deux questions que le dispositif devra être évalué.

Michel Husson, chercheur à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales) www.ires-fr.org


Références

Ordonnance no 2005-883 du 2 août 2005 relative à la mise en place au sein des institutions de la défense d’un dispositif d’accompagnement à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté.
http://sipm-cnt.org/IMG/pdf/Ord-defense.pdf

Ordonnance no 2005-892 du 2 août 2005 relative à l’aménagement des règles de décompte des effectifs des entreprises.
www.legifrance.gouv.fr

Ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 relative au contrat de travail "nouvelles embauches".
www.legifrance.gouv.fr

Ordonnance no 2005-895 du 2 août 2005 relevant certains seuils de prélèvements obligatoires et tendant à favoriser l’exercice d’une activité salariée dans des secteurs professionnels connaissant des difficultés de recrutement.
www.legifrance.gouv.fr

Ordonnance no 2005-901 du 2 août 2005 relative aux conditions d’âge dans la fonction publique et instituant un nouveau parcours d’accès aux carrières de la fonction publique territoriale, de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique de l’Etat.
www.legifrance.gouv.fr

Ordonnance no 2005-903 du 2 août 2005 créant un chèque-emploi pour les très petites entreprises.
www.legifrance.gouv.fr/imagesJOE

Loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des PME/TPE.
www.legifrance.gouv.fr

Décret n° 2005-915 du 2 août 2005 relatif au suivi de la recherche d’emploi.
www.legifrance.gouv.fr

Site du Premier ministre sur la « bataille pour l’emploi » :
www.premier-ministre.gouv.fr/bataillepourlemploi

Page d’information sur le « contrat nouvelles embauches » :
www.travail.gouv.fr/dossiers/CNE


 Source : http://hussonet.free.fr



Les intégristes libéraux, le « contrat nouvelle embauche » et l’explosion qui vient, par Gérard Filoche.

De retour au boulot, avec un « contrat nouvelle embauche » ... par Gérard Filoche.


 Dessin : Christian Pigeon www.sudptt.fr


[1Rapport d’audit sur l’état du réseau ferré national français, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 7 septembre 2005 www.rff.fr/biblio_pdf/dos_p_audit_reseau.pdf.

[2EDF et GDF : Non à leur privatisation. Agissons pour leur retour dans un projet public refondé au service des citoyens. http://ecocritique.free.fr/jmmou05.pdf.

[3voir ci-dessous les références en encadré.

[4Pierre Cahuc et Francis Kramarz, De la Précarité à la Mobilité : Vers une Sécurité Sociale Professionnelle, 2 décembre 2004.http://www.lesechos.fr/info/medias/200056902.pdf.

[5Magda Tomasini, « Depuis 10 ans, le turnover est en phase avec l’activité économique », Dares, Premières Informations Premières Synthèses n°38, 2003. www.travail.gouv.fr.

[6Perspectives de l’Emploi, OCDE, PARIS, 2004.

[7IRES, Les mutations de l’emploi en France, La Découverte, coll « Repères », 2005.

[8Richard Layard, Stephen Nickell et Richard Jackman, Unemployment : Macroeconomic Performance and the Labor Market, Oxford University Press, New York, 1991.

[9Stephen Nickell, « Unemployment and Labor Market Rigidities : Europe versus North America », Journal of Economic Perspectives, vol.11, n°3, 1997. www.wiwiss.fu-berlin.de/w3.

[10Marie Leclair et Sébastien Roux, « Mesure et utilisation des emplois instables dans les entreprises », document de travail Insee G2005/04.www.insee.fr/fr.

[11Eric Heyer, « La segmentation du travail va s’accroître », Le Monde, 10 juin 2005 www.ofce.sciences-po.fr.

[12Michel de Virville, Pour un code du travail plus efficace, Rapport, 15 janvier 2004. www.travail.gouv.fr/pdf/rapdeVirville.pdf.

[13Olivier Blanchard et Jean Tirole, Protection de l’emploi et procédures de licenciement, Rapport du Conseil d’analyse économique n°44, La Documentation française, 2003. www.cae.gouv.fr/rapports/dl/44.pdf.

[14Michel Camdessus, Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, La Documentation française, 2004. www.ladocfrancaise.gouv.fr.

[15Emmanuel Dockès, « Le stroboscope législatif », Droit Social n°9/10, Septembre-Octobre 2005. www.ldh-toulon.net/IMG/stroboscope_dockes.pdf.

[16International Monetary Fund, Article IV Consultation Concluding Statement of the Mission, July 11, 2005 www.imf.org/external/np/ms/2005/071105a.htm.


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