Depuis plusieurs semaines, l’air était irrespirable, le ciel lourd, comme si un linceul recouvrait l’espace. Le printemps et ses couleurs tardaient à s’épanouir. Dehors, c’étaient toujours les mêmes sons, toujours les mêmes déflagrations, toujours les mêmes odeurs suffocantes, comme une resucée des heures peu glorieuses.
Conditionnées, les brigades canines sillonnaient sans relâche les boulevards, les rues, et jusqu’aux moindres venelles. Elles étaient chargées d’assurer en priorité la défense des institutions et de maintenir l’ordre établi (1) : l’unique objet de leur acharnement était la gent féline subalterne. Tous ces chats de gouttière, qu’ils fussent des villes ou des champs, tous ces chats qui n’étaient rien ou presque, qui ne parlaient pas la langue des affaires, qui n’étaient pas assez productifs, pas assez disciplinés et qui finissaient édentés à force d’ignorer les mets raffinés, tous ces chats-là étaient enclins à renverser la table qui n’était pas la leur : ils devaient être matés.
Si tous les chats étaient réputés égaux en droit, les chats de race, au pedigree bien estampillé, étaient bien plus égaux grâce à une sélection pas très naturelle, grâce à la connivence et aux réseaux entretenus. L’élite féline, sûre de sa force, de son hégémonie culturelle et de son bon droit, se choisit un nouveau lévrier pour la représenter au mieux de ses intérêts : bien mis, bien disposé, élevé à l’anglo-saxonne, taillé pour la course, il fut encouragé par la plupart des chiens de compagnie. D’apparence jeune, les yeux bleus, la mâchoire serrée, il excellait lors des commémorations même sous une pluie battante. Il savait être agréable pour la gent aisée, et en même temps incisif pour la multitude nécessiteuse. Constant, il restait toujours bien campé pour garder le cap, même dans l’adversité.
Entre chiens et chats de gouttière, c’était depuis toujours la même guéguerre, malgré leurs sorts en diverses points semblables. En toute circonstance, les chiens, pour la plupart, restaient fidèles aux maîtres ; les chats de gouttière, quant à eux, restaient toujours imprévisibles. Au fil des décennies, la technique du maintien de l’ordre établi se peaufina : les chiens voltigeurs furent abandonnés. Il fallait éviter, le plus possible, le contact direct. Place à la répression sans traces visibles, place à l’encerclement, au « nassage », place à l’enfumage à grande échelle. Il arrivait néanmoins que parfois le sang coula, qu’une patte, qu’un œil furent arrachés (2) : toujours la même réponse, la même justification, c’étaient les « chats noirs » qui avaient commencé les hostilités. Quant au molosse de l’intérieur, aboyeur primesautier, entre deux virées nocturnes, il jappait à tort et à travers : jusqu’au jour où le boomerang lui revînt en pleine gueule après avoir vociféré contre une attaque imaginaire.
Pour les chats de gouttière, c’était souvent la case chenil pour une « peccadille [...] jugée un cas pendable » (3) : qui pour un regard de travers, qui pour un miaulement intempestif, qui pour une griffe d’honneur, qui pour rien du tout (4). Il fallait alors s’armer de patience :
« - J’ai eu droit à 44 heures de garde à vue pour rien.
- Comment ça pour rien ? Pour rien, c’est 24 heures. »
Un matin, les griffes furent par décret assimilées à des armes par destination : elles devaient être émoussées lors des manifestations autorisées. Pourtant, que sont des griffes face à des crocs affamés ? Un autre matin, dissimuler son pelage devint à son tour interdit : on en vint à s’habituer que, chaque jour, un nouveau délit fût défini.
Chaque samedi, les fourgons partaient bien remplis vers les fourrières. Là-bas, hors de la vue de tous, c’étaient, pour les chats arrêtés, les palpations, les fouilles, les prises d’empreintes, les humiliations, les insultes, les morsures : mieux valait alors montrer, aux brigades d’action canines, pattes blanches. Après avoir ainsi attendri la viande, c’étaient les oiseaux de mauvais augure qui prenaient le relais et qui faisaient bien comprendre ce que voulait dire : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » (3).
Finie la Liberté. Fini l’État de droit. Place à la répression. Place aux tracasseries administratives, aux poursuites judiciaires, aux sanctions. Place à la dissuasion, à la pédagogie, à la valeur éducative de l’exemple. Finies les agapes sur les ronds-points, sur ces points de convergence de vies en miettes, où les chats de gouttière, plutôt solitaires à l’ordinaire, reprenaient le goût des Autres. Un matin, il fut interdit, par ordonnance, de rester immobiles sur ces points stratégiques : c’était la marche pour tous, et tous pour la marche. Pendant ce temps, le lévrier royal paradait toujours en comité restreint.
Un jour, un mal étrange frappa les chats de gouttière et les chiens. CS (5) disaient les uns, RAS répondaient les institutions. Les chats de gouttière avaient déjà sombré en nombre à cause du stress, à cause de maladies inexpliquées, dans l’indifférence du capital. En effet, « La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom), capable d’enrichir en un jour l’Achéron, faisait aux animaux la guerre » (3 et 6). Triste monde. Certains chiens en venaient même à abréger leur chienne de vie plombée par l’insouciance de leur hiérarchie. Triste époque.
Même les chats d’alerte ne furent point épargnés par le sort : on les croyait pourtant protégés, car ils étaient dans la lumière : il n’en était rien. Leur sort funeste devait servir d’exemple. Vae soli, malheur au chat seul : même le superbe spécimen d’Australie, pourtant primé pour son acte salutaire, pour ses révélations, faisait pitié à voir après sept années privé de la lumière du jour, comme si la Liberté, privée des rayons de Phébus, s’étiolait dans l’indifférence, voire le mépris, la jalousie de ces minables chiens de compagnie (7). Alors que...
Alors que je regarde par la fenêtre les premières lueurs du jour, on frappe à la porte. Il est pile 6 heures. Il est trop tard pour détruire les feuilles griffonnées, trop tard pour dissimuler le stylo à bille : comme toute caméra personnelle, le stylo et le papier font maintenant partie de la liste des armes par destination, depuis la promulgation, encore un matin, de ce scélérat décret-loi sur la sécurité et la tranquillité publiques.
Les coups redoublent. La porte résiste. Les aboiements se font hurlements. Quelques secondes encore avant que d’appuyer sur « confirmer l’envoi ». Pas l’temps de relire. Juste quelques mots encore avant que les gonds ne cèdent.
Le monde ancien se meurt. Le nouveau ne peut encore naître. Entre les deux se développent les phénomènes les plus liberticides. (8)
On a oublié que la Résistance est enfant de la Nuit, ce royaume négligé depuis trop longtemps par les chats de gouttière.
À force de renoncement, il arrivera un matin où penser deviendra « un crime abominable » (3).
PERSONNE