Cher M. Naidoo, Nous vous écrivons pour exhorter Amnesty International à publier une déclaration sur la position de l’organisation concernant la situation de Julian Assange.
Comme vous vous en souvenez peut-être, en février 2013, le Forum économique mondial a publié une vidéo intitulée "Les ONG en tant que nouveaux modèles pour le XXIe siècle " (i).
Lors du forum, plusieurs représentants de diverses organisations ont discuté des responsabilités et des obligations des ONG. Vous étiez également parmi les invités, alors, comme directeur exécutif de Greenpeace.
Trente minutes après le début de la discussion (ii), le modérateur a fait un commentaire dédaigneux à propos de Julian Assange et de son organisation WikiLeaks, et la seule personne qui semblait avoir le courage ou la vigilance d’intervenir, était vous.
En disant qu’il serait inapproprié de ne pas répondre, vous avez poursuivi : "le but de WikiLeaks est un but que nous devons défendre, ...le fait que nos gouvernements opèrent avec un certain manque de transparence et s’en tirent avec la torture, le meurtre et le terrorisme dans le monde entier, n’est pas acceptable" et vous avez ajouté.. :
"Regardez la façon dont le jeune soldat qui a divulgué l’information est traité. Je veux dire, c’est abominable, c’est absolument abominable."
Merci pour votre intervention M. Naidoo.
Vous avez clairement perçu le danger de laisser passer une remarque apparemment insignifiante et de comprendre ce qui se passe vraiment ici : la diffamation d’un être humain – et possiblement l’exécution - pour avoir informé le public des crimes commis par certaines des personnes les plus puissantes de la planète.
Malheureusement, votre brève intervention montre à quel point, même au sein d’un groupe de supposés experts sur les responsabilités des ONG, prendre la responsabilité de simplement prendre la parole est déjà exceptionnel. Et c’est précisément ce silence des autres qui nous ramène à la situation difficile d’Assange et à votre rôle en tant qu’organisation de défense des droits humains.
Parce que, pour être honnête, M. Naidoo, bien qu’Amnesty ait fait un travail vraiment fantastique dans le monde, nous sommes perplexes quant à la position exacte d’Amnistie sur Julian Assange. Après tout, en juin 2009, Amnesty UK a décerné à Assange le Prix des médias d’Amnesty UK et, en septembre 2012, a clôturé un communiqué de presse avec :
"Amnesty International estime que le transfert forcé de Julian Assange aux États-Unis dans les circonstances actuelles l’exposerait à un risque réel de violations graves des droits humains, notamment de violations de son droit à la liberté d’expression et du risque qu’il soit détenu dans des conditions qui violent l’interdiction de la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants". Cela signifie, à moins que nous ne nous trompions, que depuis six ans, Amnesty UK n’a pris aucune position publique claire sur ce que l’ONU a jugé être un cas de détention illégale et arbitraire assimilable à la torture. (iii)
Le manque d’engagement d’Amnesty International est d’autant plus alarmant si l’on tient compte du fait que Julian Assange, craignant d’être extradé aux États-Unis par le Royaume-Uni pour avoir publié des informations véridiques d’intérêt public, se trouve reclus dans l’ambassade d’Équateur depuis plus de 3 000 jours, à quelques kilomètres seulement de votre propre siège. Le fait que d’autres branches d’Amnesty International soient également restées remarquablement silencieuses laisse supposer que la position d’Amnesty n’est pas le fruit du hasard. Ceci est confirmé par la réponse suivante à un courriel envoyé récemment à AI soulevant le même problème :
« L’affaire de Julian Assange est une affaire que nous suivons de près mais sur laquelle nous ne travaillons pas activement. L’abandon de l’enquête suédoise sur les allégations de viol à l’encontre de Julian Assange ne modifie pas sensiblement notre position sur les autres aspects de l’affaire Julian Assange, à savoir qu’Amnesty International (AI) ne considère pas Julian Assange comme un prisonnier d’opinion. Amnesty International continue toutefois de penser qu’il ne devrait pas être extradé vers les États-Unis, où il court un risque réel de graves violations des droits de l’homme, y compris en ce qui concerne les conditions probables de sa détention, en raison de son travail avec WikiLeaks (bien que, pour l’instant, il n’existe à notre connaissance aucune demande d’extradition officielle). »
Une phrase en particulier mérite d’être relevée : « Amnesty International ne considère pas Julian Assange comme un « prisonnier de conscience » [« prisonnier d’opinion » ou « prisonner politique » - NdT] ».
C’est une déclaration pour le moins étonnante. Si ce n’est pas la conscience de Julian Assange, d’après Amnesty International, quel autre facteur aurait pu le conduire dans cette situation ? Le manque de conscience des autres, peut-être ?
Et nous ne sommes pas seuls. Notre sentiment qu’Amnesty ne parvient pas à défendre correctement des gens comme Assange ou Manning est également partagé, entre autres, par le célèbre journaliste John Pilger dans une récente interview sur KPFA (iv).
Nous espérons que vous comprenez, M. Naidoo, surtout au vu des récents développements dans l’affaire Manning (v) (emprisonnée une fois de plus, cette fois pour avoir refusé de se soumettre à un grand jury – c’est-à-dire un jury secret - qui essaie probablement de faire témoigner Manning contre Assange pour poursuivre son action "légale" contre Assange) (vi), que nous sommes extrêmement préoccupés par le développement de la situation que, par notre silence, nous encourageons.
Une situation où ce ne sont pas ceux qui commettent les crimes qui sont poursuivis, mais ceux qui les révèlent.
Amnesty est une organisation de renommée mondiale et très respectée dans le domaine des droits de la personne. Il nous paraît donc incompréhensible qu’elle n’oeuvre pas activement sur ces cas extrêmement importants. D’autant plus que le travail d’Amnesty International est inextricablement lié à celui des journalistes, des éditeurs et des lanceurs d’alerte.
Manning et Assange sont après tout, tout comme vous, des défenseurs acharnés des droits humains, dont les révélations continuent d’être cruciales pour les missions d’organisations telles qu’Amnesty. Leur courage permet souvent d’aller au fond de certaines violations des droits de l’homme ou de présenter des preuves cruciales devant des tribunaux, comme en témoignent les dossiers de Guantanamo. (vii)
Il ne fait aucun doute qu’Amnesty est submergée de causes méritoires, mais étant donné l’impact mondial et historique que WikiLeaks, Assange et Manning (entre autres) continuent d’avoir sur nos libertés les plus fondamentales, nous devons insister sur le fait que ne pas prendre ouvertement et résolument position, crée non seulement l’impression que AI évite délibérément une situation politiquement très lourde sur son propre territoire, mais, par son silence contribue à compromettre la vie et le travail de tout journaliste sérieux, éditeur et lanceur d’alerte à venir.
Urgence
Non seulement Chelsea Manning est enfermée à l’isolement depuis le 8 mars, selon WikiLeaks [elle vient de sortir d’isolement - NdT], mais Julian Assange pourrait être sur le point d’être expulsé de l’ambassade de l’Équateur dans les heures ou les jours qui viennent, et risque fort probablement l’extradition vers les États-Unis.
Nous vous demandons donc, Monsieur Naidoo, en tant que président d’Amnesty International, de sonder votre conscience et de vous exprimer avec courage, comme vous l’avez fait lors de la réunion de Davos en 2013, et de poursuivre votre engagement en faveur de la liberté de la presse et de la liberté de l’information, en portant les cas Manning et Julian et ceux qui y sont liés, à l’attention du public de manière la plus urgente et déterminée possible.
Cela montrerait à vos partisans et au monde entier que ce qui se passe en ce moment est, pour reprendre vos propres termes, inacceptable. Merci.
Sincèrement vôtre,
Des citoyens engagés
4 avril 2019
P.S. Le 13 mars 2019, nous sommes passés à votre bureau de Londres (voir photo) et vous avons remis un dépliant et une carte postale avec plus d’informations sur l’affaire Assange. Merci de nous avoir rencontrés spontanément
Traduction "faut leur apprendre leur métier maintenant ?" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles
(i) https://www.youtube.com/watch?v=O-hWdiAm4LQ
(ii) https://youtu.be/O-hWdiAm4LQ?t=1800
(iii) https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=17012
(iv) https://kpfa.org/episode/flashpoints-march-11-2019/’
(v) Hedges, Chris. “Chelsea Manning and the New Inquisition.”, https://www.truthdig.com/articles/chelsea-manning-and-the-silencing-of-the-press/ en français « Chelsea Manning et la nouvelle Inquisition » https://www.legrandsoir.info/chelsea-manning-et-la-nouvelle-inquisition-truthdig.html
(vi) Cromwell, David. “The Destruction of Freedom, Chelsea Manning, Julian Assange and the Corporate Media.”,http://www.medialens.org/index.php/alerts/alert-archive/2019/898-the-destruction-of-freedom-chelsea-manning-julian-assange-and-the-corporate-media.html
(vii) https://www.amnestyusa.org/doubling-down-on-failure-at-guantanamo/