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Les Misérables : un film formellement réussi mais idéologiquement décevant.

On avait beau y aller plein d’a priori (encore un film de banlieue, un remake de La Haine vingt ans après...), Les Misérables se révèle comme un excellent film, justifiant bien son prix à Cannes. Cependant, on est troublé, dans son enthousiasme, par le chœur de louanges des médias. On prend alors conscience que, malgré la violence, caractéristique des films de banlieue, celui-ci comme les autres, Les Misérables n’a rien de subversif : c’est sur ce plan, idéologique, qu’on peut faire des réserves.

La Haine donnait de la banlieue une vision mythologique : puisqu’on parlait d’exclus, de victimes de la société, il fallait que, dans le trio de jeunes, il y ait un Juif ; voilà donc la France défavorisée multiraciale : des Arabes, des Noirs, et des Juifs ! Le film est construit sur cette véritable escroquerie sociologique : parmi les victimes des contrôles musclés, des gardes à vue abusives, des bavures, il n’y a jamais de juif.

Sur le plan sociologique, Les Misérables, eux, sont honnêtes : on y parle d’Arabes, de Gitans, de Noirs – et on voit même, dans une courte séquence, un « Gaulois » aux yeux bleus, converti à l’Islam. Ce qui n’empêche pas d’être surpris par la composition ethnique de la banlieue représentée (Clichy-Montfermeil) : il y a une énorme majorité de Noirs. De quoi donner raison aux thèses de Christophe Guilluy : non, les immigrés ne sont pas destinés à pourrir dans les banlieues « sensibles » ; on parle d’eux comme s’ils constituaient une population éternellement stable, à travers les générations ; mais, si les problèmes des banlieues restent inchangés, leurs habitants, eux, se renouvellent. Les quelques Arabes qu’on voit dans le film, issus d’une vague d’immigration ancienne, ont déjà monté une marche sur l’escalier de l’intégration sociale : ce sont des « travailleurs sociaux » officieux, des musulmans dévots qui encadrent les « petits frères » noirs.

Autre surprise positive, Ladj Ly, dans ce premier long-métrage, déploie une vraie maestria dans la conduite de la narration. Le film semble démarrer lentement, avec un long prologue montrant l’enthousiasme des jeunes, noirs et arabes, des banlieues, lors de la Coupe du Monde 2018, lourd symbole qui semble confirmer l’attente a priori d’un film catéchisant : les jeunes des banlieues sont français de cœur, il suffirait de les traiter comme tels (ce qui illustre la citation si sentencieuse du générique : « Il n’y a pas de mauvaises herbes, il n’y a que de mauvais jardiniers »). Le film s’engage ensuite sur le même rythme contemplatif : on fait le tour de la banlieue avec le nouveau policier qui débarque de Cherbourg (les professionnels de la chose avaient averti Ladj Ly : on ne fait pas un film où il ne se passe rien dans les 40 premières minutes !).

Mais cette méthode est en fait payante. D’abord, c’est le but, cette première partie constitue une analyse socio-politique de la banlieue, répondant à cette question : comment tient-on une banlieue, ces cités qu’on nous présente comme toujours sur le point de craquer ? Ladj Ly fait le même genre de travail que Michel Peraldi et Michel Samson, dans un livre remarquable : Gouverner Marseille (2005, publié en poche, collection La Découverte, en 2006). Ladj Ly connaît la question, il a grandi à Montfermeil, qu’il filme depuis 20 ans, et qui est le sujet de ses documentaires et courts-métrages. Il nous montre les diverses instances chargées de maintenir le calme : une sorte de maire de quartier, officieux, un Noir doté d’une grande autorité, qui dispose d’un réseau d’informateurs, à qui même la police s’adresse pour savoir ce qui se passe, et qui règle les problèmes pratiques quotidiens ; un truand arabe (on sait bien que les affaires, même illégales, ont besoin que l’ordre règne) ; et « les Frères muz », autorité purement morale (selon le film en tout cas), qui essaient de contenir les incivilités des plus jeunes.

Puis, cette partie donne lieu à des gags parfois hilarants (même si dans sa conférence de presse à Cannes, Ladj Ly remarque que le public, tétanisé par la gravité du sujet : la banlieue, n’osait qu’à peine rire !). Ainsi de la scène où les Gitans vont trouver le maire officieux pour lui demander de régler le problème de l’enlèvement de Johnny, ou de la séquence du bizutage du nouveau membre de la BAC, qui atteint un niveau de burlesque surréaliste : au policier qui vient demander des tuyaux sur la disparition d’un lionceau à un prétendu informateur, celui-ci, musulman dévot, répond : « Sais-tu ce que dit le lion quand il rugit ? » (il faut laisser savourer la suite du gag).

Enfin, cette partie où on pénètre peu à peu, avec des intermèdes comiques, dans la banlieue, va permettre un contraste saisissant, avec la montée de la violence de la deuxième partie, autour de deux garçons totalement opposés, mais qui vont tous deux être pourchassés par la police, l’un, Buzz, paisible et lunaire, qui a une passion, filmer la cité, de haut, grâce à son drone caméra (le rôle est joué par le fils de Ladj Ly, et est largement autobiographique) ; l’autre, Issa, garnement toujours à la recherche d’un mauvais coup. Il fera une bêtise de trop, aboutissant à une bavure policière (la blessure de flash ball apparaît terriblement réaliste, maintenant que nous connaissons ces visages de Gilets Jaunes horriblement tuméfiés, monstrueux). Après une plage d’apaisement (on peut penser que le problème de la bavure filmée est réglé), se produit l’explosion, la révolte des gamins, dont Issa prend la tête, organisant une véritable guérilla urbaine, qui suit un crescendo étourdissant. Il réapparaît ici, avec son vêtement gris et son capuchon, comme un Ange exterminateur, figure dont, malgré son jeune âge, il arrive à incarner toute l’horrible beauté. Le face à face final avec le policier nous laisse dans l’incertitude : non pas, comme dans La Haine, qui a tiré ?, mais : y aura-t-il un tir, déclenchant une escalade catastrophique ?

On peut donc s’interroger sur le sens du film : Ladj Ly a voulu une fin ouverte, c’est-à-dire qu’il reste un espoir, mais le film ne donne aucune piste sur les solutions possibles ; toutes les autorités sont, à la fin discréditées – sauf les musulmans dévots, pleins de sagesse et d’humanité, dernier recours face aux violences policières. On est aussi gêné par l’insistance avec laquelle Ladj Ly a invité Macron à venir voir son film, et l’apparente naïveté qu’il y a à en attendre quelque chose : comme si les responsables politiques ne connaissaient pas la situation dans les banlieues, alors que, depuis des dizaines d’années, ils ont mis au point des stratégies pour les neutraliser. Ils en ont, essentiellement, trois : éloigner leurs habitants des urnes, en présentant un éventail ridiculement étroit de candidats, dont aucun n’a l’intention de changer la donne économique, alors que le chômage est le véritable obstacle à l’intégration (il n’est à aucun moment question de cela dans le film, on pourrait au contraire se dire que tout va bien, financièrement, au vu de la scène où un groupe de femmes sont assises devant des piles de billets – certes, il s’agit d’une tontine) ; faire monter le péril FN (maintenant RN), pour inciter à voter socialiste : « Comme ils sont méchants ! Mais nous vous protégerons, votez pour nous ») ; enfin, pour les jeunes qui auraient du vague à l’âme, en déléguer la gestion aux Frères Musulmans (même si les policiers chevronnés, et Ladj Ly, disent n’en avoir jamais vu dans la cité). Rien, donc, dans le film, n’entre en opposition avec la politique jusqu’ici suivie dans les banlieues, si ce n’est que les socialistes sont absents, à Clichy comme dans toute la France, puisqu’ils se sont sabordés, choisissant pour héritier Macron.

Les films engagés sont rares, quand on refuse de considérer comme tels les films sociétaux, féministes et LGBT, et quand on précise qu’un film engagé est un film qui s’engage sur un problème actuel, au lieu de parler d’une histoire archi-connue, qui s’est passée il y a plus d’un siècle, et dans laquelle il n’y a plus pour nous aucun enjeu (même à l’époque, radicaux et conservateurs se sont réconciliés, moins de dix après la réhabilitation de Dreyfus, pour jeter dans une guerre ignoble, et conduire à la mort un million et demi de jeunes Français). Il faut donc saluer Les Misérables, d’autant plus qu’il n’a rien d’un film engagé moralisateur et rabâcheur. Mais il ne traite pas des causes du problème : ils nous laisse estomaqués par la séquence finale, au lieu de nous porter à la réflexion. Et la citation de Victor Hugo mise en exergue du film affaiblit la notion d’engagement. Ladj Ly répète que cette référence s’imposait, puisque les Thénardier vivaient à Montfermeil (toutefois, le Montfermeil de l’époque n’était pas une cité, et la catégorie sociale dont relèvent les Thénardier, petits-bourgeois en déclin, n’a rien à voir avec les habitants des cités). Mais on s’étonne de l’absence de toute référence explicite à Zyed et Bouna, les deux jeunes morts en 2005, dans un transformateur électrique, à Clichy sous Bois, au cours d’ une bavure policière : une dédicace « A Zyed et Bouna » aurait été plus convaincante que la mention de « misérables » vagues et anachroniques.

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