C’est la première fois que le Festival latino-américain de Pau abordait la thématique du plurilinguisme. L’identité (mot à la mode), la relation à soi-même, n’est pas statique, figée ; à la fois elle s’hérite et elle se construit tous les jours ; elle peut être la meilleure comme la pire des choses : le repli identitaire, la peur de l’autre, le communautarisme. Si les racines sont indispensables, les feuilles, les branches, les fleurs qu’elles donnent, le sont largement autant.
Le plurilinguisme s’inscrit dans ces problématiques. Et il ne s’agit pas que de racines et d’identité, mais également d’ouverture sur les autres et sur cet « autre soi en soi-même » ; au bout du bout : d’une autre culture. S’enrichir de l’autre pour être soi-même, se mélanger, se métisser, être plusieurs en même temps, c’est l’exact contraire du racisme, de l’individualisme, c’est respecter, comprendre, intégrer la(les) différence(s), c’est se délecter, se nourrir, de sons et de mots, de cosmovisions, de conceptions du monde, pluriels.
Une langue c’est aussi une fenêtre sur la biodiversité, une « occupation » spécifique de l’espace, la relation à la terre, un système de gouvernance... Aimer toutes les langues, fuir l’ethnocentrisme, l’uniformisation, le clonage, rejeter l’impérialisme culturel, c’est aussi éduquer à la citoyenneté, à une laïcité inclusive (non laïcarde), à un humanisme nouveau, à la solidarité sans frontières, au partage, au sens critique... Et, et, et... Finalement, c’est porter plus haut l’intelligence, la connaissance, l’humanité. C’est œuvrer, disait « le sous-commandant » Marcos, à un monde de tous les mondes, un monde aux couleurs de la terre...
L’universitaire Jeyny Gonzalez Tabarez, de l’Université centrale du Venezuela, spécialiste des langues des « peuples natifs », « premiers », de leurs langues « indigènes », « amérindiennes », a croisé , pendant son séjour au Festival CulturAmérica, son expérience avec celle des écoles en langue basque (Ikastola), et des écoles en langue occitane (Calandretas).
Lors du « Forum des alternatives » (à l’université de Pau), l’universitaire de Caracas a dressé avec brio la nouvelle situation de ces langues, hier « invisibilisées », ignorées, totalement marginalisées et même en voie de disparition pour plusieurs d’entre elles. La disparition d’une langue constitue une catastrophe politique, humaine et culturelle. On recense en Amérique « latine » environ 826 peuples indigènes, 85 familles de langues autochtones, parlées par 25 millions de personnes.
Là aussi, il y a un avant et un après la révolution bolivarienne, qui a contribué à dépasser la « honte ethnique », et reconnu constitutionnellement, en 1999, la diversité linguistique, qui l’a rendue visible, qui a inscrit dans les cadres légaux (un ensemble de lois), dans les textes, les « droits originels » de la quarantaine de « peuples premiers », dont les droits linguistiques, et même a créé un Ministère des peuples indigènes. « Indigène », en français, est un mot sémantiquement piégé... beaucoup moins en espagnol, les contextes historiques dans lesquels ils se sont forgés étant différents.
Le 28 juillet 2008 ; le B.O. du Vénézuéla publie la « Loi sur les langues indigènes ». Le gouvernement de Hugo Chavez entend non seulement préserver un patrimoine culturel, un véhicule de transmission culturelle, mais aussi promouvoir, revitaliser l’usage les langues indigènes ; elles deviennent langues co-officielles de la République.
L’Etat a l’obligation de fournir les moyens nécessaires à la réalisation des politiques publiques, des objectifs de la loi ; il a créé à cet effet l’Institut national des langues indigènes. L’enseignement des langues amérindiennes dans tous les centres éducatifs, leur utilisation dans les médias et administrations des régions (« habitats ») de ces peuples et communautés. Les organisations indigènes sont impliquées dans ces structures et dans les politiques locales.
L’universitaire vénézuélienne a insisté sur ces avancées historiques, sur le refus de la standardisation, tout en pointant les difficultés qui restent à dépasser : l’enseignement dans la langue, le manque d’enseignants compétents et « hablantes » (locuteurs), une formation insuffisante... La volonté politique demeure forte, mais il reste à approfondir la conceptualisation, à mettre au point des stratégies adéquates, à avancer sur le terrain...
Si le cadre légal est solide, du texte à la réalité il y a la vie, les habitudes, les mentalités, les priorités, le vieux monde qui résiste... C’est pourquoi le gouvernement s’efforce de créer les conditions pour que les « peuples premiers » soient eux-mêmes les principaux acteurs de la nécessaire réappropriation linguistique. Pour « habiter le monde à partir de la langue ».
Jean Ortiz
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