Depuis le 11 septembre 2001, l’Amérique n’est plus l’Amérique. Avec l’élection de Donald Trump, elle poursuit sa descente aux enfers. Elle qu’on a connue triomphante, impériale, dominatrice, parfois magnanime, est méconnaissable. Voyez les débats sur Youtube, les talk-shows sur FoxNews, sur CBS, sur HBO... La paranoïa retrouve outre-Atlantique des niveaux inconnus depuis l’époque du Maccarthysme.
Le monde à l’envers : traversant le miroir des doubles standards, les bourreaux s’érigent en victimes. Hackant depuis des décennies serveurs et routeurs du monde entier, entreprises et États, alliés ou ennemis, ils pleurnichent sur les « cyber-attaques russes et chinoises » ; sponsors de centaines de groupes terroristes et d’ONG subversives, ils redoutent les attentats d’Al-Qaeda et de Daech ; champions de la manipulation d’élections étrangères, ils fulminent que Poutine leur aurait gâché la leur. Rumeurs, affirmations, rapports interprétés et réinterprétés jusqu’à la nausée... le complotisme se généralise comme un cancer, depuis les survivalistes des couches les plus modestes jusqu’aux castes les plus privilégiés de Washington. Barack Obama lui-même cède à l’hystérie ambiante et dénonce sans preuve la « main de Moscou » qui aurait fait élire M. Trump (sans toutefois, cherchez l’erreur, avoir influencé le vote ni le comptage des voix, dixit le rapport de la CIA, le FBI réservant sa position).
Expulsion de diplomates, renforcement des sanctions, diabolisation médiatique sans précédent de M. Poutine, il prend des mesures désespérées, quoique peu efficaces, pour brouiller autant que possible les relations de la future administration avec le Kremlin. Avant même l’entrée en fonctions du milliardaire, le populisme prend ses quartiers à la Maison Blanche, le futur pouvoir se dispute ouvertement entre magnats du pétrole et membres de la famille.
Népotisme, corruption, hystérie médiatique : effondrement d’un empire.
Les élections de novembre 2016 ont révélé l’ampleur du malaise. Pendant la campagne, de nombreux Étasuniens ont déploré le choix calamiteux dans lequel ils étaient enfermés. Dans un pays plein de gens créatifs, charismatiques et talentueux, cette alternative entre peste et choléra que leur laissait le système des primaires avait quelque chose de surréaliste, de scandaleux.
L’Amérique aborde une phase critique de son histoire, et le monde entier avec elle. Le risque est immense : dangereuse comme un fauve blessé, elle se trouve des ennemis aux quatre coins du monde. Impliquée dans des logiques contradictoires, elle se livre à elle-même, par alliés interposés, une guerre impitoyable. Aveuglée par la douleur, en proie à une terreur impuissante, elle sur-réagit, frappe, se déchaîne, et semble prête à entraîner à tout moment le reste du monde dans une guerre mondiale suicidaire.
Observant le discours qui fait rage sur les écrans étasuniens, on ne peut qu’y voir un remake de la fin de l’Union soviétique. L’ampleur du désastre n’est pas la même (pas encore), mais le syndrome est similaire. Un pays habitué à la suprématie, à une obéissance inconditionnelle de ses vassaux, à la crainte respectueuse de ses ennemis, se réveille soudain endetté, déculotté, ridiculisé. Sur tous les fronts où il étalait naguère sa force incomparable, des ennemis sont apparus ou se sont renforcés qui contestent sa suprématie. Sa supériorité militaire est contestée, sa domination économique n’est plus qu’un souvenir. Le privilège exorbitant du dollar, cœur du système, est menacé.
Il y a pire. Les politiques à court terme, la corruption massive, les dépenses inconsidérées entraînées par les récentes aventures militaires, ont provoqué un chaos intérieur bien analysé par quelques observateurs étrangers et parfaitement ignoré par la plupart des analystes étasuniens, dans un curieux exercice de déni médiatique. Bernie Sanders était bien seul à tirer la sonnette d’alarme, et même s’il fut écouté par un grand nombre de citoyens des classes modestes, il a rapidement été écarté par Mme Clinton et l’élite libérale du Congrès démocratique. Endettement massif des étudiants, surpopulation carcérale exponentielle, police détroussant impunément les citoyens, populisme échevelé des juges, ravages des prêts usuriers dans les classes populaires, absence de protection sociale des travailleurs pauvres, inégalités de revenus et de patrimoines dépassant tous les records historiques connus, retour des tensions raciales... La société étasunienne est malade, son état se dégrade, et la présence d’armes à feu dans chaque tiroir de commode du pays est une bombe à retardement qui attend son heure. D’un instant à l’autre, semble-t-il, dès que Donald Trump aura épuisé sa capacité déjà très limitée à rassembler, le désespoir va exploser et le pays se déchirer.
Les conséquences seront terribles pour l’Amérique et pour le monde. Tous les humoristes s’y sont collés et ont suggéré l’idée que Donald Trump serait non pas le 45e, mais le dernier président des USA. Et s’ils avaient raison ?
On a beaucoup glosé sur la dangerosité de Saddam Hussein ou de Kim Jong-un. Sur la nécessité de désarmer l’Iran. Sur la menace chinoise, sur l’interventionnisme de Poutine. Il faut constater que ces menaces et ces risques ne sont que broutilles face à une Amérique déstabilisée qui se bat contre ses fantômes, qui veut traiter tous les problèmes à coups de bombes et qui projette son chaos dans un nombre sans cesse croissant de pays. Qui la ramènera à la raison ? Qui la désarmera ? Qui provoquera l’indispensable changement de régime... à Washington ?
Plutôt que de ricaner des malheurs de l’ex-première puissance, le reste du monde ferait mieux de s’inquiéter des conséquences catastrophiques de son effondrement désormais probable. De prendre, comme le font la Chine et la Russie, et d’autres sans doute, de discrètes mesures préventives pour rester aussi loin que possible hors de portée des convulsions du titan épileptique.
Christophe Trontin