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Les arguments pseudo-juridiques justifiant un État policier

La décision rendue le 27 décembre par le juge de la cour fédérale américaine, William H. Pauley, dans l’affaire de l’ACLU (Association de défense des libertés civiles) contre Clapper approuvant la surveillance très étendue par la NSA des données téléphoniques de toute la population du pays, a une immense signification pour les droits démocratiques.

Bien que celle-ci ait été rédigée par un juge fédéral, ce n’est pas tant un un avis juridique qu’une polémique dans le style fasciste préconisant une élimination de la Constitution américaine et la mise en œuvre d’un Etat policier. Le fait qu’un juge fédéral évoque de tels arguments indique de façon significative combien le consensus pro-dictature s’est développé dans les plus hautes instances du système judiciaire.

L’intégralité du paragraphe introductif de l’avis est une justification politique délibérée en faveur d’un Etat policier qui espionne et réduit au silence les lanceurs d’alerte. En réagissant à la décision présentée au début du mois par le juge Richard Leon qui qualifiait la surveillance par la NSA de « presque orwellienne », le juge Pauley utilise un argument dont toutes les dictatures se sont, d’une manière ou d’une autre, servies tout au long de l’histoire : à savoir que « la sécurité nationale » et la menace du « terrorisme » requéraient l’abrogation des droits démocratiques. (Voir : « Presque orwellien » : un juge américain condamne l’espionnage de la NSA » Il ne s’agit de rien d’autre que d’une variante des arguments avancés par le juriste nazi Carl Schmitt selon lesquels les intérêts de l’Etat, tels qu’ils sont déterminés par un exécutif tout puissant (un « Führer ») pourraient justifier un « état d’exception » durant lequel la constitution pourrait être suspendue et les droits démocratiques foulés au pied.

Selon le juge Pauley, les attentats du 11 septembre 2001 d’il y a dix ans (qui avaient été perpétrées par des terroristes d’al Qaïda bien connus des agences de renseignement américain) justifient un élargissement sans précédent de l’Etat. En s’appuyant inconditionnellement sur le témoignage de hauts responsables du gouvernement Obama, le juge Pauley estime que si, durant la période qui avait précédé le 11 septembre 2001, la NSA avait recouru à son actuel programme de surveillance téléphonique, alors les attentats auraient été évités.

L’avis est truffé de mensonges et de distorsions. Le mensonge principal est que les agissements du gouvernement américain sont justifiés par les exigences de la lutte contre al Qaïda. C’est là une affirmation qui ne peut résister à aucun examen rigoureux. La soi-disant « guerre contre le terrorisme » a fourni le prétexte à l’application de mesures qui, sans l’allégation d’un cas de situation d’urgence grave, ne serait pas acceptée par la population. De plus, alors qu’il est censé être en guerre contre al Qaïda, le gouvernement des Etats-Unis procure actuellement des armes, des moyens financiers et même une coopération militaire au coude à coude à ses amis terroristes liés à al Qaïda en Libye et en Syrie. Comme le World Socialist Web Site l’a correctement souligné dès le début, le véritable but de la « guerre contre le terrorisme » n’est pas la lutte contre al Qaïda mais la justification du militarisme à l’étranger et d’une attaque permanente contre les droits démocratique sur le plan national.

De même, l’idée que le gouvernement américain a mis en place un appareil de surveillance gigantesque pour attraper les terroristes d’al Qaïda ne passe pas non plus l’épreuve du ridicule. Grâce aux actions courageuses du lanceur d’alerte de la NSA, Edward Snowden, il est maintenant de notoriété publique que l’appareil de renseignement américain espionne indistinctement le monde entier, y compris les dirigeants politiques étrangers.

Dans son avis, le juge Pauley ne reconnaît l’étendue du programme de surveillance du gouvernement en question que pour prétendre tout de go qu’il est nécessaire que le gouvernement suive de près les données téléphoniques de chaque Américain.

Le juge Pauley cite en l’approuvant le témoignage du directeur adjoint du FBI, Sean Joyce disant : « Notre mission est de mettre un terme au terrorisme, de le stopper. Pas après coup, mais de l’empêcher avant qu’il se produise aux Etats-Unis. Et je peux vous dire que tous les instruments sont essentiels et vitaux. Et les instruments tels que je vous les expose et l’utilisation qui en est faite actuellement ont été précieux pour déjouer certains de ces complots. Vous dites, ‘comment peut-on déterminer la valeur d’une vie américaine ?’ Et je peux vous répondre qu’elle n’a pas de prix. »

La conception fondamentale de la Constitution américaine est que le penchant naturel d’un gouvernement vers la tyrannie ne peut être contré que par une séparation claire et nette des pouvoirs et un respect absolu des droits sous le contrôle vigilant de la population. Dans cet esprit, les révolutionnaires américains ont écrit le Quatrième amendement, qui fait partie de la Déclaration des Droits (« Bill of Rights », 1791), qui stipule clairement : « Le droit des citoyens d’être garantis dans leur personne, leur domicile, leurs papiers et effets, contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé, » ce qui exige que chaque perquisition ou chaque saisie soit accompagnée d’un mandat gouvernemental spécial étayé par une présomption sérieuse.

Comme l’ACLU l’a fait remarquer dans son communiqué, la collecte de données téléphoniques sans mandat de toute la population par le gouvernement peut « révéler la religion d’une personne, ses associations politiques, le recours au téléphone rose, l’idée d’envisager le suicide, une dépendance au jeu ou aux drogues, un cas de viol, des problèmes d’ordre sexuel ou le soutien de causes politiques particulières. » En dernière analyse, le juge Pauley consacre 55 pages pour soutenir ce qui est en soi une absurdité : le fait que la collecte de toutes les coordonnées téléphoniques de tous les citoyens américains est « raisonnable » en vertu du Quatrième amendement.

Le raisonnement juridique de Pauley, si tant est qu’il y en ait un dans son avis, est une mosaïque d’arguments sophistes, de citations sorties de leur contexte et de mensonges. La loi de contrôle du renseignement étranger (Foreign Intelligence Surveillance Act, FISA, 1978) qui était censée réglementer (ou donner l’apparence de réglementer) les agences de renseignement, est totalement chamboulée et transformée en un blanc seing pour un espionnage illimité. Pauley affirme aussi que chaque fois qu’une personne utilise un téléphone, il ou elle abandonne « volontairement » ses droits à la vie privée. Une personne fait vraisemblablement un choix similaire « volontaire » lorsqu’elle utilise une voiture, un ordinateur, un appareil GPS, une télévision, une banque, un hôpital, un hôtel, une webcam, un bureau de poste, etc., …

Le contraste entre les conceptions des révolutionnaires américains qui ont rédigé la Déclaration des Droits et ceux du juge Pauley ne pourrait être plus frappant. Les révolutionnaires appelaient à la vigilance éternelle contre la tyrannie, en jurant de choisir la liberté plutôt que la mort. Le juge Pauley nous dit au contraire de faire confiance au gouvernement sans poser de question. Le gouvernement est constitué de gens bien : des patriotes et des professionnels. Ils savent ce qu’ils font. S’ils nous prennent secrètement nos libertés, ils doivent avoir de bonnes raisons pour le faire.

En dépit de ses prétentions d’être le dirigeant du « monde libre », le gouvernement des Etats-Unis détient un bilan plutôt déplorable. Au cours de ces cent dernières années : autorisation juridique de la ségrégation, lynchage, rafles et déportations de masse (comme dans le cas des Japonais-Américains durant la Seconde Guerre mondiale), infiltration et surveillance des groupes politiques dissidents, la Peur Rouge (« Red Scare »), les crimes de guerres, la corruption, la criminalité, les coups d’Etat, les assassinats, la torture, les mensonges (« les armes de destruction massive » ; « si vous aimez votre projet, gardez-le (« if you like your plan, keep it »), et ainsi de suite. Affirmer, comme le fait le juge Pauley, que ce que tout ce que dit le gouvernement doit être vrai et que la défense des droits démocratiques peut être laissée en toute sécurité entre les mains de l’armée et des agences de renseignement, signifie carrément abandonner les droits démocratiques.

La décision du juge enlève essentiellement toute possibilité d’un conflit entre les droits de la population et les intérêts de l’Etat. Le juge Pauley cite le rapport de la Commission d’enquête mise en place après le 11 septembre : « Le choix entre la liberté et la sécurité est un faux choix, puisque rien n’est plus propre à mettre en péril les libertés civiles qu’un attentat terroriste sur le sol américain. » En d’autres termes, tant que le gouvernement dit lutter contre le terrorisme, il peut ignorer la Déclaration des Droits.

Suite à l’avis du juge Pauley, il est raisonnable de poser la question : est-ce que la Déclaration des Droits est encore opérationnelle aux Etats-Unis ? Si le Quatrième amendement n’empêche pas l’espionnage par le gouvernement de chaque Américain dans son pays simultanément et sans mandat, alors qu’empêche-t-il exactement ?

La classe dirigeante américaine sait que sa politique (le pillage à l’extérieur et le pillage à l’intérieur du pays) est impopulaire. Elle craint très fortement un mouvement populaire d’en bas et c’est pour cette raison qu’elle rêve d’un avenir où la Déclaration des Droits ne s’appliquerait pas. Dans cet avenir, les villes peuvent être bouclées par voie d’ordonnance et les dissidents (qualifiés de « terroristes ») peuvent être appréhendés sommairement à leur domicile, jetés en prison, torturés ou assassinés. Les juges s’en remettent aux pouvoirs exécutif et militaire, notamment là où la « sécurité nationale » serait impliquée. Les tribunaux seront relégués à entériner les décisions les unes après les autres sans discussion.

La décision du juge Pauley souligne à quel point ce rêve est en train de se réaliser. Les défenseurs du totalitarisme imprègnent déjà l’appareil d’Etat. Ce mois-ci, l’ancien directeur de la CIA, James Woolsey a déclaré : « Je pense que ce serait idiot de lui [Snowden] accorder l’amnistie. Il devrait être poursuivi pour trahison. Si sa culpabilité est reconnue par un jury de ses pairs, il devrait être condamné à mort par pendaison. »

C’est le langage du fascisme et de l’Etat policier. De telles déclarations, qui trouvent une expression pratique dans la décision du juge Pauley, doivent être prises comme un avertissement politique sérieux. La démocratie américaine est en train de se putréfier sous nos yeux.

Tom Carter

»» https://www.wsws.org/fr/articles/2014/jan2014/juge-j03.shtml
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« Les déchirures » de Maxime Vivas
Maxime VIVAS
Sous ce titre, Maxime Vivas nous propose un texte ramassé (72 pages) augmenté par une préface de Paul Ariès et une postface de Viktor Dedaj (site Le Grand Soir).. Pour nous parler des affaires publiques, de répression et d’impunité, de management, de violences et de suicides, l’auteur (éclectique) convoque Jean-Michel Aphatie, Patrick Balkany, Jean-Michel Baylet, Maïté Biraben, les Bonnets rouges, Xavier Broseta (DRH d’air France), Warren Buffet, Jérôme Cahuzac, Charlie Hebdo, (…)
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Rien ne fait plus de mal aux travailleurs que la collaboration de classes. Elle les désarme dans la défense de leurs intérêts et provoque la division. La lutte de classes, au contraire, est la base de l’unité, son motif le plus puissant. C’est pour la mener avec succès en rassemblant l’ensemble des travailleurs que fut fondée la CGT. Or la lutte de classes n’est pas une invention, c’est un fait. Il ne suffit pas de la nier pour qu’elle cesse :
renoncer à la mener équivaut pour la classe ouvrière à se livrer pieds et poings liés à l’exploitation et à l’écrasement.

H. Krazucki
ancien secrétaire général de la CGT

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