RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Le sionisme et l’antisémitisme : l’accord Haavara signé en 1933 entre les autorités sionistes et nazies

“Si j’avais su qu’il était possible de sauver tous les enfants d’Allemagne en les transportant en Angleterre, mais seulement la moitié en les transportant en Palestine, j’aurais choisi la seconde solution – parce que nous ne devons pas seulement faire le compte de ces enfants, mais nous devons faire le compte de l’histoire du peuple juif.“ Ben Gourion, décembre 1938 (un mois après les Nuits de cristal) (1)

Une représentation de l’État d’Israël semble généralement aller de soi pour le sens commun, les autorités politiques et judiciaires internationales et nationales et même très souvent le discours académique. Israël incarnerait la vocation à « sauver les Juifs » : foyer d’accueil pour les rescapés du Génocide et havre de sécurité pour les Juifs persécutés du monde entier.

Pourtant le sionisme réel est loin d’être conforme à cette représentation, en fait l’idéologie sioniste, mythe fondateur de l’État d’Israël. (2) Un accord signé entre les autorités sionistes et nazies me paraît particulièrement révélateur.

Le 7 août 1933 - quelques mois à peine après l’arrivée de nazis au pouvoir le 30 janvier 1933 - l’Accord Haavara (passage, transfert en hébreu, l’expression hébraïque est également utilisée dans les documents nazis) a été conclu entre les plus hautes autorités de l’État nazi et les plus hautes autorités du mouvement sioniste, notamment celles de la communauté juive implantée en Palestine (le Yichouv, de Hayichouv Hayehoudi beEretz Israël, l’implantation juive en Terre d’Israël).

Selon cet accord, les Juifs d’Allemagne qui émigraient en Palestine, avaient la possibilité exclusive – l’accord stipulait que seule cette destination pouvait en bénéficier ­– d’y transférer une partie de leurs capitaux. (3) Un « capitaliste » – terme utilisé dans l’accord – qui voulait s’installer en Palestine était autorisé à conclure un contrat avec un exportateur allemand pour l’expédition de marchandises dans ce pays. Les marchandises concernées étaient notamment du bois d’œuvre, des pompes et des machines agricoles. L’exportateur allemand était payé sur le compte bloqué du Juif émigrant qui après son arrivée – souvent 2 ou 3 ans plus tard – recevait de l’Agence Juive la contrepartie en livres palestiniennes. L’accord concernait uniquement les Juifs qui disposaient de capitaux importants. (4) On notera qu’il s’agissait de clearing commercial et nullement d’échanger des Juifs contre des marchandises palestiniennes.

Des opérations de troc des mêmes marchandises allemandes contre des produits de Palestine se sont ajoutées aux opérations de clearing commercial. Toutes ces opérations se sont poursuivies, même après les Nuits de cristal du 8 au 10 novembre 1938, jusqu’à la Déclaration de Guerre en septembre 1939 selon Raul Hilberg (5) et jusqu’au milieu de la Guerre 1939-1945 selon Tom Segev. (6)

L’accord Haavara s’inscrit dans un important projet d’irrigation agricole en Palestine. Lévi Eshkol (à l’époque Lévi Shkolnik) a sans doute été le principal promoteur de l’accord. Il était un des fondateurs de la Histadrout – Fédération générale du travail – où il était le responsable de la promotion de l’agriculture coopérative. Au moment de la négociation et de la signature de l’accord, il était le représentant à Berlin d’une firme, Yachin (7), associée à la Histadrout. Selon la notice biographique diffusée par le Ministère des Affaires étrangères israélien : « En 1937, Levi Eshkol a joué un rôle central dans la création de la Compagnie des Eaux Mekorot et, dans ce rôle, il a contribué de façon décisive à convaincre le gouvernement allemand de permettre aux Juifs qui émigraient en Palestine d’emporter une partie de leurs fonds – principalement sous forme d’équipements fabriqués en Allemagne. Directeur général de Mekorot jusqu’en 1951, il a introduit un système national de gestion de l’eau qui a rendu possible une agriculture irriguée intensive. » (8) La compagnie Mekorot était associée à la Histadrout.

Il est évidemment significatif que le principal promoteur de l’accord Haavara soit un des plus hauts responsables de la communauté juive implantée en Palestine mandataire puis dans l’État d’Israël. Lévi Eshkol faisait partie du Haut Commandement de la Hagana, l’armée clandestine juive sous le Mandat britannique et, en 1950-1951, il est le directeur général du Ministère de la Défense. De 1949 à 1963, il est le chef du département de la colonisation de l’Agence juive. (9) En 1951, il devient Ministre de l’Agriculture et du Développement. Il est Ministre des Finances de 1952 à 1963. En 1963, il succède à David Ben Gourion à la fois comme Premier ministre et comme ministre de la Défense.

L’accord Haavara a suscité de vives oppositions parmi les Juifs de l’époque. Cet accord qui bénéficiait du soutien des plus hautes autorités nazies (10) et des plus hautes autorités sionistes (11), traduisait les intérêts complémentaires des nazis, qui voulaient que les Juifs quittent l’Allemagne, et des sionistes, qui voulaient qu’ils émigrent en Palestine. Or la plupart des Juifs allemands auraient préféré rester dans leur pays. L’idée d’un boycott économique et diplomatique international naquit aux États-Unis avec le soutien du Congrès juif américain. Il avait pour but d’essayer de forcer les nazis à mettre fin aux persécutions afin que les Juifs puissent continuer à vivre en Allemagne. (12)

Le débat entre l’incitation à l’émigration en Palestine et l’appel au boycott de l’Allemagne nazie s’inscrit dans l’opposition qui existait de longue date entre sionisme et assimilation, entre d’une part, la volonté de certains Juifs – une petite minorité – d’émigrer en Terre d’Israël et d’autre part, la volonté d’autres Juifs – une écrasante majorité – de rester dans leur pays ou d’émigrer ailleurs qu’en Israël, ce qui impliquait évidemment le désir que leurs droits humains soient respectés partout – notamment en Allemagne – et donc de combattre l’antisémitisme.

Selon Ben Gourion, « les assimilationnistes ont toujours déclaré la guerre à l’antisémitisme. Aujourd’hui, cette guerre s’exprime par un boycott contre Hitler. Le sionisme, lui, a toujours plaidé pour l’indépendance du peuple juif dans sa patrie. Aujourd’hui, certains sionistes ont rejoint le chœur des assimilationnistes : « guerre » à l’antisémitisme. Mais nous devons donner une réponse sioniste à la catastrophe que subissent les Juifs allemands – transformer ce désastre en une occasion de développer notre pays, et sauver les vies et la propriété des Juifs d’Allemagne pour le bien de Sion. C’est ce sauvetage qui a priorité sur tout le reste. » Et Ben Gourion de conclure que se focaliser sur le boycott constituerait un « échec moral » d’une envergure sans précédent. (13)

À l’évidence, « sauver les Juifs » n’était pas la priorité de celui qui, 10 ans plus tard, sera le père fondateur de l’État d’Israël. Le 7 décembre 1938, un mois à peine après les Nuits de cristal, Ben Gourion déclare : « Si j’avais su qu’il était possible de sauver tous les enfants d’Allemagne en les transportant en Angleterre, mais seulement la moitié en les transportant en Palestine, j’aurais choisi la seconde solution – parce que nous ne devons pas seulement faire le compte de ces enfants, mais nous devons faire le compte de l’histoire du peuple juif. » (14) Il s’agit tout simplement d’ultranationalisme, de la primauté absolue du bien de Sion sur tout le reste, y compris la vie des Juifs.

Les opérations de clearing commercial de l’accord Haavara permettaient exclusivement le départ des Juifs fortunés. Or les nazis voulaient aussi et bien plus encore se débarrasser de tous les autres. Reinhardt Heydrich, chef de la police de sécurité du Reich, déclare le 12 novembre 1938, soit 2 jours après les Nuits de cristal : « Le problème n’était pas de faire partir les Juifs riches mais de se débarrasser de la racaille juive. » Ce féroce antisémite a même mis sur pied – en soutirant des fonds à des Juifs fortunés – diverses formes d’aide pour que des Juifs pauvres puissent se payer le voyage en Palestine. (15)

J’ai noté que, dans le cadre de l’accord Haavara, le troc entre marchandises allemandes – matériaux de construction, pompes et machines agricoles – et palestiniennes s’était ajouté aux opérations de clearing commercial. Il semble clair que les autorités sionistes n’ont jamais envisagé de troquer des Juifs sans fortune contre des produits de Palestine. En d’autres termes, les plus hautes autorités du mouvement sioniste – notamment celles de la communauté juive implantée en Palestine – ont préféré se procurer des instruments de colonisation plutôt que de permettre à des Juifs d’échapper au massacre nazi. Ce qui est parfaitement conforme au sionisme réel : la priorité absolue à la colonisation de la Terre d’Israël.

Les quelque 20 000 Juifs fortunés qui ont bénéficié de l’accord Haavava lui doivent plus que probablement la vie (16) puisque les 200 000 Juifs d’Allemagne et d’Autriche qui n’ont pas réussi à fuir parce qu’ils ne disposaient pas des capitaux nécessaires, ont pratiquement tous été assassinés.

En 1953, ces Juifs assassinés ont quand même pu contribuer au « bien de Sion » puisqu’ils ont permis à l’État d’Israël d’obtenir des « réparations » un peu plus plantureuses. En effet, le nombre des victimes juives du génocide a servi de base au calcul du montant des « réparations » allemandes. Au moment où elles négociaient ce montant, les autorités de l’État d’Israël – celles-là mêmes qui avaient négocié l’accord Haavara – ont envisagé, sans doute par gratitude, d’accorder la citoyenneté israélienne à titre posthume aux victimes du génocide. (17)

L’accord Haavara montre clairement qu’en pleine terreur antisémite, le but des autorités sionistes n’était pas de combattre l’antisémitisme – « sauver les Juifs » – mais de l’exploiter afin de coloniser la Palestine, Terre d’Israël. « La veille des pogroms de la Nuit de Cristal, Ben Gourion déclarait que la « conscience humaine » pourrait amener différents pays à ouvrir leurs portes aux Juifs réfugiés d’Allemagne. Il y voyait une menace et tira un signal d’alarme : « Le sionisme est en danger ! » (18)

Aujourd’hui, la machine de propagande israélienne – avec ses puissantes officines à l’étranger, telles l’AIPAC aux États-Unis, l’EIPA (Europe-Israel Press Association) et l’AJC Transatlantic Institute auprès des institutions européennes, le CRIF en France, le CCOJB en Belgique, ... – perpétue l‘exploitation de l’antisémitisme au service de l’État d‘Israël. La tâche est toutefois plus ardue qu’au temps des nazis car de nos jours, la haine meurtrière des Juifs est tout fait marginale. Dès lors, cette machine de propagande – avec l’efficacité que lui confère une odieuse invocation du génocide – ressasse que l’antisémitisme meurtrier est omniprésent, particulièrement chez les Palestiniens et parmi les immigrations musulmanes, et que les condamnations de la politique officielle de l’État d’Israël envers les Palestiniens n’expriment pas une révulsion face à des crimes contre l’humanité et à des crimes de guerre mais la volonté antisémite immémoriale de détruire les Juifs. De plus, cette machine de propagande proclame sans cesse que pratiquement tous les Juifs s’identifient à l’État d’Israël et soutiennent sa politique criminelle, ce qui constitue une incitation à l’antisémitisme bien plus efficace que les ignobles mensonges largement discrédités des négationnistes.

Jacques Bude

»» http://www.association-belgo-palest...

Notes :

(1) « Des rapports – incomplets – (des autorités nazies) donnaient les chiffres suivants : 815 magasins détruits ; 171 maisons incendiées ; 191 synagogues brûlées ; 14 chapelles de cimetière, salles de réunion communautaires et bâtiments du même genre démolis. Vingt mille Juifs furent arrêtés, trente-six tués, trente-six autres gravement blessés. » Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Folio, 1999, p.44.

(2) Selon la Déclaration d’Indépendance d’Israël du 14 mai 1948 : « La Shoah, qui anéantit des millions de Juifs en Europe, démontra à nouveau l’urgence de remédier à l’absence d’une patrie juive par le rétablissement de l’État juif dans le pays qui ouvrirait ses portes à tous les Juifs. »

(3) Voir Raul Hilberg, La destruction ..., notamment p.125.

(4) « Tout Juif qui émigrait en Palestine (était autorisé) à emporter mille livres sterling en devises étrangères et à envoyer par bateau une quantité de marchandises d’une valeur de 20000 marks et même davantage. ... La somme de mille livres sterling était nécessaire pour obtenir l’autorisation de la Grande-Bretagne de s’installer en Palestine en tant que Capitaliste – on appelait ainsi cette catégorie d’immigrants. C’était une somme importante ; une famille de quatre personnes pouvait vivre dans un confort bourgeois avec moins de 300 livres sterling par an. » Tom Segev, Le septième million, Éd. Liana Levi, 2010, p.27.

(5) Raul Hilberg, La destruction ..., p.125

(6) Tom Segev, Le septième ..., p.30. Dans ce cas, le système Haavara enfreignait le blocus de l’Allemagne imposé par les Alliés au moment de la Déclaration de guerre en septembre 1939.

7 Il s’agit probablement d’une entreprise de commercialisation de produits agricoles, sans doute des agrumes. Il existe aujourd’hui en Israël une Yachin-Hakal Company Ltd. qui dans le passé était associée à la Histadrout et qui en 2013 est qualifiée de “Israel’s largest citrus fruit grower“ (Le plus important producteur d’agrumes en Israël)

8 www.mfa.gov.il/MFA/Facts%20About%20Israel/State/Levi%20Eshkol (traduction de l’anglais).

9 « Head of the settlement division of the Jewish Agency » (settlement signifie colonie, implantation).

10 L’Accord a été signé au Ministère des Finances du Reich. Voir Tom Segev, Le septième ..., p.27.

11 Levi Eshkol n’a pas été le seul futur Premier ministre israélien à soutenir l’accord. « D’autres futurs Premiers ministres avaient été également engagés à différents stades de la Haavara. David Ben Gourion et Moshé Shertok (plus tard Sharett) se battirent pour l’accord de la Haavara lors de congrès sionistes et au sein de l’exécutif de l’Agence juive. Golda Meyerson (plus tard Meïr) le défendit à New York. » Tom Segev, Le septième ..., p.29.

12 « Les nazis ... ne prirent pas à la légère la capacité des Juifs à leur causer du tort ; ils menacèrent la classe dirigeante juive en Amérique, ils organisèrent un boycott d’une journée contre les magasins juifs en Allemagne et donnèrent un coup d’accélérateur aux négociations de l’accord de la Haavara. L’un de leurs buts était de diviser le monde juif entre les partisans de la Haavara et les partisans du boycott. Et la division eut effectivement lieu. » Tom Segev, Le septième ..., p.35.

13 Tom Segev, Le septième ..., p.37.

14 Déclaration faite au Comité central de son parti, le Mapai (socialiste). Voir Tom Segev, Le septième ..., p.38.

15 Raul Hilberg, La destruction ..., p.127.

16 Ils perdirent 35 % de leur capital et furent forcés d’attendre longtemps leur argent, parfois pendant deux ou trois années, mais ils survécurent. Voir Tom Segev, Le septième ..., p.30.

17 « Le projet de loi sur la commémoration de la Shoah et des Héros (Yad Vashem, 1953) ... comportait une clause prévoyant l’attribution à titre commémoratif de la citoyenneté israélienne à tous ceux qui étaient morts pendant la Shoah. » Idith Zertal, La nation et la mort, Paris, La Découverte, 2008, p.85.

18 Tom Segev, Le septième ..., p.38-39.


URL de cet article 27819
   
Même Thème
Israël/Palestine - Du refus d’être complice à l’engagement
Pierre STAMBUL
Entre Mer Méditerranée et Jourdain, Palestiniens et Israéliens sont en nombre sensiblement égal. Mais les Israéliens possèdent tout : les richesses, la terre, l’eau, les droits politiques. La Palestine est volontairement étranglée et sa société est détruite. L’inégalité est flagrante et institutionnelle. Il faut dire les mots pour décrire ce qui est à l’oeuvre : occupation, colonisation, apartheid, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, racisme. La majorité des Israéliens espèrent (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« La démocratie et les droits de l’homme ne nous intéressent que très peu. Nous utilisons simplement ces mots pour cacher nos véritables motifs. Si la démocratie et les droits de l’homme nous importaient, nos ennemis seraient l’Indonésie, la Turquie, le Pérou ou la Colombie, par exemple. Parce que la situation à Cuba, comparée à celle de ces pays-là et de la plupart des pays du monde, est paradisiaque »

Wayne Smith, ancien chef de la Section des Intérêts Américains à La Havane (SINA) sous l’administration Reagan

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.