Après des décennies de stagnation, de corruption et de dépendance meurtrière aux États-Unis, Andres Manuel Lopez Obrador apparaît à beaucoup de gens ordinaires et d’intellectuels comme la dernière chance du Mexique.
Toute l’Amérique du Nord vient d’apprendre deux choses importantes : Le président américain Donald Trump n’assistera pas à l’investiture du président mexicain de gauche Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO). Et, oui, malgré toutes les tensions et les désaccords, le nouvel accord qui doit remplacer l’ALENA a été conclu. Il s’appelle l’USMCA - l’Accord États-Unis-Mexique - Canada.
Paradoxalement, si Obrador devait remplir ne serait-ce que la moitié de ses promesses électorales, il y aurait inévitablement un affrontement entre le Mexique d’une part et les États-Unis et le Canada de l’autre. Les États-Unis absorbent environ 80 % des exportations mexicaines. Un bon nombre d’intellectuels mexicains pensent que leur pays n’était, jusqu’à présent, rien de plus qu’une colonie de leur ’grand frère’ du Nord. Les sociétés minières canadiennes exploitent sans ménagement les ressources naturelles du Mexique et, avec l’aide de politiciens et paramilitaires locaux, elles martyrisent les peuples autochtones qui sont presque sans défense.
Après des décennies d’inertie et de déclin, le Mexique est prêt pour un changement profond et vital, un changement qui, pense-t-on, ne se fera pas cette fois-ci sous des bannières rouges, en chantant des chants révolutionnaires, mais avec la précision des coups soigneusement calculés d’un joueur d’échecs.
Seul un leader génial peut briser l’étreinte mortelle des États-Unis sans faire trop de dégâts. Et beaucoup croient que le nouveau président Obrador est en un.
’Pas un joueur de poker, mais un joueur d’échecs’
Le Mexique est de ’mauvaise humeur’, malgré la victoire d’un leader de gauche. Des décennies de stagnation, de corruption et de dépendance mortelle aux Etats-Unis ont eu un impact extrêmement négatif sur la nation.
John Ackerman, l’universitaire légendaire de l’UNAM (Universidad Nacional Autonoma de Mexico), né aux Etats-Unis et naturalisé mexicain, m’a expliqué lors de notre rencontre à Coyoacan :
’Ça a mis du temps à arriver. Dans toute l’Amérique latine, il y a eu de grandes transformations, mais pas au Mexique. Le Mexique n’a pas changé depuis 1946, depuis la création du PRI... L’éducation, la santé, le système social, l’infrastructure, il a promis d’améliorer tout cela... Pour ce qui est de la population ouvrière, il montre un grand intérêt pour la démocratie syndicale, qui pourrait être un véritable vecteur de révolution... Les syndicats pourraient être utilisés pour lancer la participation démocratique dans le pays.’
Nous pensons tous les deux qu’Obrador n’est pas Fidel, ni Chavez. Il est pragmatique et il sait à quel point la proximité des États-Unis est dangereuse pour le Mexique. Des gouvernements sont renversés depuis le Nord et des systèmes socialistes entiers sont attaqués et/ou liquidés.
Pour le professeur Ackerman : ’Obrador n’est pas un joueur de poker, comme Trump ; Obrador est un joueur d’échecs.’
Ackerman est extrêmement bien informé, tout comme son épouse, une universitaire mexicaine reconnue qui vient d’une importante famille de gauche, Irma Sandoval-Ballesteros. Elle sera bientôt ministre de l’Administration publique dans l’administration Obrador, ce qui signifie qu’elle luttera contre la corruption endémique au Mexique. Ce sera, sans aucun doute, l’un des jobs les plus difficiles du pays.
Le Mexique est le deuxième des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour ce qui est de l’écart économique entre les très pauvres et les très riches. Selon le gouvernement, environ 53,4 millions des 122 millions d’habitants du Mexique étaient pauvres en 2016.
Le crime est hors de contrôle, tout comme la corruption. Selon Seguridad Justicia y Paz, une ONG mexicaine, cinq des dix villes où le taux d’homicides est le plus élevé au monde se trouvent au Mexique : Los Cabos (1), Acapulco (3), Tijuana (5), La Paz (6) et Ciudad Victoria (8).
Environ 460 000 enfants ont été recrutés par les réseaux de trafiquants de drogue au Mexique, selon le nouveau ministre de la Sécurité publique du gouvernement Obrador. Alors que les cadavres s’accumulent et que l’insécurité augmente (récemment, au moins 100 cadavres ont été retrouvés dans l’État de Jalisco), la police mexicaine continue à se distinguer par sa corruption et son inefficacité.
La misère règne partout
Tout est élégant et stylé dans cette ancienne hacienda, perdue au milieu du temps et de la jungle, dans l’état du Yucatan. Il y a une vingtaine d’années, je m’étais installé tout près pour travailler à mon roman, dans une sorte d’exil auto-imposé. Même alors, le Yucatan était pauvre, conservateur et traditionnel. Mais il y avait de la fierté et de la dignité jusque dans les villages les plus pauvres.
Les choses ont changé radicalement, et pas en mieux. Maintenant, une grande misère règne partout. A seulement deux kilomètres de la hacienda, à Temozon, les toits des maisons rurales traditionnelles sont troués, et de nombreuses habitations sont abandonnées. Les gens ne meurent pas de faim, pas encore, mais c’est uniquement parce qu’au Yucatan, il y a encore un grand sens de la communauté et de la solidarité.
Don Alfredo Lopez Cham vit dans un village près de Sihunchen. La moitié du toit de sa maison a disparu. Il ne voit que d’un œil. Il est dans une misère noire. Je lui ai demandé comment ça allait depuis mon départ. Il a hoché la tête, désespéré :
’Vous venez de voir ma maison, là... Vous pouvez imaginer comment c’est... je n’ai pas les moyens de réparer. Pendant toutes ces années, je n’ai pas trouvé de travail. Et maintenant je suis vieux.’
La señora Consuelo Rodriguez, sa voisine, se joint à la conversation. C’est une matrone, franche et directe, un peu rude mais au cœur d’or. Elle est toujours entourée d’un troupeau de poulets :
’Regarde, il n’a vraiment plus rien ! Ici, nous essayons d’aider ceux qui sont dans le besoin, mais nous n’avons plus rien. Il y a quelques années, le gouvernement a envoyé, une fois, des gens pour nous aider à réparer nos maisons, mais on ne les a jamais revus.’
En théorie, les Mexicains bénéficient de la gratuité de l’éducation et des soins de santé, mais en pratique, seuls ceux qui occupent des emplois gouvernementaux ou de bons emplois privés y ont droit. Le président élu AMLO promet de régler ce problème, mais les gens du pays sont sceptiques, même la señora Consuela.
’Quand nous tombons malades, nous devons payer, à moins d’avoir une assurance à notre travail. Et la plupart d’entre nous, ici, n’ont pas d’emploi stable.’
Les gens d’ici ont-ils confiance dans le nouveau gouvernement ? Elle hausse les épaules : ’On attend de voir.’
C’est ce que j’entends partout, d’un océan à l’autre de cet immense pays potentiellement riche, la 15ième économie du monde. Il n’y a pas beaucoup d’enthousiasme, on attend de voir.
Don Rudy Alvarez, qui travaille depuis plus de 20 ans dans l’un des hôtels de luxe du Yucatan, manifeste un optimisme prudent. ’Même nous qui avons des emplois stables dans des entreprises multinationales, nous ne pouvons pas voir très grand. Je réussis à nourrir ma famille et à envoyer un de mes fils étudier le droit à l’université. Mais c’est tout. On ne pourra jamais s’acheter une voiture ni rien de ce genre. Nous espérons qu’Obrador (AMLO) changera la donne. Ici, beaucoup de gens pensent que le Yucatan a été vendu aux touristes comme une sorte de ’Disneyland maya’, sans grand respect pour notre culture.’
Le Mexique est le deuxième pays le plus visité de l’hémisphère occidental, juste après les États-Unis. Mais les revenus du tourisme profitent rarement à la population locale.
La criminalité et les guerres de la drogue sont loin d’être les seuls problèmes du pays. Au centre de la ville indigène et historique d’Oaxaca, les forces armées interdisent l’entrée du Palais du Gouverneur. Pourquoi ? A cause des graffitis contre les disparitions et les exécutions extrajudiciaires et contre les expulsions forcées des populations indigènes par les multinationales, que font les activistes.
En signe de protestation, Lisetta, vit, avec beaucoup de camarades, dans une tente érigée devant le palais. Elle m’explique : ’ Nous n’avons plus de maison depuis 9 ans. Les paramilitaires et les forces gouvernementales sont venus et nous ont chassés de nos habitations, à San Juan Copala. Des gens ont été tués, des femmes violées, beaucoup ont disparu. Nous sommes ici pour demander justice.’ Elle me montre des bleus sur son bras : ’La police est venue, m’a cassé mon portable, et m’a blessée au bras...’
Au Centre de Photographie Manuel Alvarez Bravoin d’Oaxaca, Leo (qui ne m’a donné que son prénom), a confirmé : ’C’est terrible ce qui est arrivé à ces gens. Imaginez que vous êtes chez vous, et soudain des gens armés font irruption et vous mettent dehors ! Mais au Mexique, c’est normal, et pas seulement dans cette région. Les multinationales, en particulier les multinationales canadiennes, contrôlent environ 80 % de l’exploitation minière au pays. Les gens, en particulier les autochtones, sont traités avec une grande brutalité. Le Mexique a terriblement souffert du colonialisme espagnol, mais on a souvent l’impression que ça n’a pas beaucoup changé. Nous ne contrôlons pas notre pays !’
Et la nouvelle administration d’Obrador ? Leo et ses collègues ne sont que modérément optimistes.
’Nous ne sommes pas sûrs qu’il oserait s’attaquer aux plus gros problèmes : la dépendance de notre pays à l’égard de l’Amérique du Nord, et les épouvantables inégalités entre riches et pauvres, entre les descendants des Européens et la majorité constituée par les peuples autochtones. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe partout : Les Occidentaux et leurs entreprises s’installent partout et font tout ce qu’ils veulent, et les autochtones vivent dans la misère.’
Mais j’ai quand même rencontré beaucoup de gens qui gardaient espoir. Le Parti Moreno de gauche d’AMLO gouvernera bientôt en coalition avec le PT (Partido del Trabajo) et le Parti conservateur Social Encounter Party. Il est peu probable que le Mexique prenne le chemin de Cuba ou du Venezuela, il s’inspirera plutôt du modèle bolivien. Il pourrait s’agir d’une révolution silencieuse, d’un changement basé sur la constitution du pays, une constitution extrêmement progressiste et véritablement socialiste, qui remonte remarquablement à 1916.
Un universitaire mexicain, le Dr Ignacio Castuera, qui enseigne à l’Université Claremont en Californie, m’explique : ’Je pense qu’Obrador doit réunir plusieurs factions pour mettre en œuvre une partie de son programme. Personne ne peut résoudre seul les problèmes d’une nation. J’espère que beaucoup de gens se rallieront à lui ; si cela se produit, il pourra opérer des changements importants. L’immense ombre portée de la politique et des entreprises américaines continuera à exercer une influence majeure.’
A Tijuana, je suis encore confronté à la misère noire avec les maquiladoras multinationales qui ne paient leurs travailleurs que 48 Euros par semaine ; je parviens à me rendre au cœur des territoires du crime organisé, et je vois le mur consternant que les Etats-Unis construisent entre les deux pays.
Je passe des heures à écouter les histoires la señora Leticia, qui vit à un mètre du mur.
’Ils passent à travers nos terres, et cela affecte beaucoup de créatures qui vivent ici. Le mur empêche aussi l’eau de circuler librement.
’Tout ça, c’était le Mexique. Les Nord-Américains nous avaient déjà volé plusieurs États. Maintenant, ils construisent ce mur. Je suis allée plusieurs fois dans leur pays. Et franchement, malgré tous nos problèmes, je préfère encore vivre de ce côté-ci !’
Plus tard dans la nuit, j’écoute un homme qui connaît son pays de fond en comble, du nord au sud et d’est en ouest. Nous sommes dans un petit café ; les sirènes hurlent à proximité, un autre meurtre vient d’avoir lieu. Assis en face de moi, il parle lentement :
’Le Mexique a le dos au mur. Cette situation ne peut plus durer. Andrés Manuel López Obrador est notre dernière chance. Nous nous rallierons à lui, nous l’aiderons. S’il tient ses promesses, alors le Mexique changera et prospérera. Sinon, je crains que notre peuple n’ait pas d’autre choix que de prendre les armes.’
Andre Vltchek
Traduction : Dominique Muselet
Note : Lecture complémentaire : Amexica, War Along the Border Line, 2010), Albin Michel, 2013.