24 décembre 2007, Quito, Équateur.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Au beau milieu d’une entrevue d’une heure avec le président de l’Équateur, je lui ai demandé de me parler de son père.
Je ne suis pourtant pas Barbara Walters. Ce n’est pas le genre de question que je pose normalement.
Il a hésité. Puis il a dit : « Mon père était sans emploi. »
Il a fait une pause. Puis il a ajouté : « Il a introduit une petite quantité de drogue aux États-Unis… C’est ce qu’on appelle une mula (mule) en espagnol. Il a passé quatre ans aux États-Unis, dans une prison. »
Il a continué. « Je n’avais jamais parlé de mon père avant. » De toute évidence c’était vrai : les membres de son personnel étaient silencieux comme des pierres, les yeux écarquillés.
Le père de Correa a pris ce terrible risque dans les années 60, une époque où sa famille, comme presque toutes les familles d’Équateur, était dans l’indigence. L’Équateur était la république de bananes originelle, et le prix des bananes avait atteint un plancher. Un million d’Équatoriens désespérés, probablement un dixième de toute la population adulte, sont partis vers les États-Unis par tous les moyens.
« Ma mère nous a dit qu’il travaillait aux États-Unis. »
Son père, libéré de prison, fut déporté en Équateur. Humilié, pauvre, brisé, son père, je l’ai appris plus tard, s’est suicidé.
Une note étrange
A la fin de l’entrevue officielle, par une porte encadrée des portraits des pâles ploutocrates qui auparavant ont dirigé cette terre difficile, il m’a fait passer dans son Bureau Ovale à lui. Je l’ai questionné à propos d’une étrange note qui était accrochée au mur. Elle venait, m’a-t-il dit, de sa fille et de sa classe à l’école primaire pour le temps des Fêtes. Il me l’a traduite.
« Nous vous écrivons pour vous rappeler qu’en Équateur il y a de nombreux enfants très pauvres dans les rues et nous vous demandons, s’il vous plaît, d’aider ces enfants qui ont froid presque toutes les nuits. »
Ca m’a paru un peu bébête et à la fois mignon. Un geste habile de la part d’un politicien. Mais peut-être était-ce plus que cela.
Le président dont le père était une mule
Correa est un des premiers hommes à la peau foncée à gagner une élection dans cette nation peuplée de Quechuas et de Métis. Certainement un des premiers issus de la rue. Il a remporté une victoire surprise sur l’homme le plus riche d’Équateur, le propriétaire de la plus grande plantation de bananes.
Le docteur Correa, devrais-je dire, avec un Ph.D en économie obtenu en Europe.
Professeur Correa, comme on l’appelle officiellement, qui, jusqu’à tout récemment, enseignait à l’Université d’Illinois.
Et le professeur docteur Correa est un personnage solide. Il a dit à George Bush de démanteler les bases militaires étatsuniennes et de se les mettre là où le soleil d’Équateur ne brille pas.
Il a dit au FMI et à la Banque Mondiale, qui tenaient les finances de l’Équateur à la gorge, d’aller au diable.
Il a déchiré les « accords » que ses prédécesseurs avaient signés à la pointe du fusil financier.
Il a dit aux créanciers vautours de Miami qui exigeaient de l’Équateur des taux d’intérêt usuraires, de manger les titres qu’ils détenaient.
Il a dit : « Nous n’allons pas payer cette dette avec la faim de notre peuple. » La nourriture d’abord, les intérêts plus tard. Beaucoup plus tard. Et il le pensait vraiment. C’était une performance impressionnante.
Si nous payons, nous sommes morts
Deux ans auparavant j’avais rencontré son prédécesseur, le président Alfredo Palacio, un homme au bon coeur, qui m’avait dit, en regardant les accords secrets du FMI que je lui montrais : « Nous ne pouvons pas payer une dette de cette ampleur. Si nous le faisons, nous sommes MORTS. Et si nous sommes morts, comment pouvons-nous payer ? »
Palacio m’a dit qu’il allait expliquer cela à George Bush et Condoleezza Rice et à la Banque Mondiale, alors dirigée par Paul Wolfowitz. Il était certain qu’ils allaient comprendre. Ils n’ont pas compris. Ils ont coupé les jambes de l’Équateur.
Mais l’Équateur n’est pas tombé au tapis. Correa, alors ministre de l’Économie, est secrètement allé rencontrer Hugo Chavez, le président du Venezuela, et a obtenu de lui un financement d’urgence. L’Équateur a survécu. Et s’est relevé. Mais Correa n’en avait pas terminé.
Élu président, une de ses premières actions fut la mise sur pied d’un fonds pour les réfugiés équatoriens aux États-Unis, pour leur octroyer des prêts leur permettant de revenir en Équateur avec un peu d’argent et beaucoup de dignité. Et il y avait d’autres dragons à abattre. Lui et Palacio ont expulsé le géant pétrolier étatsunien Occidental Petroleum hors du pays.
Mais Correa n’en avait pas ENCORE terminé.
De l’eau contaminée par le pétrole
Je revenais d’une très humide visite en canot dans la forêt pluviale, dans un village Cofan, des indiens vivant en Amazonie, où il y avait une épidémie de cancers chez les enfants.
Les autochtones reliaient cette épidémie aux centaines de puits de boue contaminés par du pétrole que leur avait laissés la Texaco Oil, faisant maintenant partie de Chevron, et ses partenaires.
J’ai rencontré le chef Cofan. Son fils de trois ans s’était baigné dans ce qui semblait être de l’eau contaminée. Il en était sorti en vomissant du sang et était mort peu de temps après.
Correa aussi était allé dans ce village de la forêt pluviale, mais probablement dans une embarcation plus solide qu’un canot. Et le président Correa a annoncé que la compagnie qui avait laissé ces puits contaminés allait payer pour les nettoyer.
Mais ce n’est pas la moindre des compagnies qu’il défiait. Le plus gros pétrolier de Chevron a été nommé en l’honneur d’une des membres de son conseil d’administration aux nombreuses années de service, le Condoleezza, la secrétaire d’État des États-Unis
Les Cofans ont intenté une poursuite contre la firme de Condoleezza, demandant que la compagnie nettoie le gâchis qu’elle a laissé dans la jungle. Le coût serait d’environ 12 milliards $.
Correa ne commente pas directement la poursuite car il s’agit d’une poursuite privée. Mais si le verdict est favorable aux citoyens équatoriens, Correa m’a dit qu’il va s’assurer que Chevron paie la note.
Est-il sérieux ? Personne n’a jamais réussi à faire payer une compagnie pétrolière pour un déversement. Même aux États-Unis, le cas Exxon Valdez traîne en longueur pour une 18e année. Mais ça ne dissuade pas Correa.
Il m’a dit que s’il le fallait, il créerait un tribunal international pour les faire payer. En guise de représailles, il retiendrait les paiements aux entreprises étatsuniennes qui poursuivent l’Équateur dans des tribunaux aux États-Unis.
Ca, c’est extrêmement intrépide. Personne, PERSONNE, n’a fait pareille menace à Bush et aux géants du pétrole et vécu assez longtemps pour la mettre à exécution. Et dans une tour à bureaux surplombant Quito, les avocats de Chevron n’étaient pas contents. Je les ai rencontrés.
Les avocats de Chevron
« Et c’est le seul cas de cancer dans le monde ? Combien de cas de cancer chez des enfants y a-t-il aux Etats-Unis ? » Rodrigo Perez, le chef avocat de Texaco en Équateur ricanait en évoquant les difficultés juridiques auxquelles se buteraient les autochtones en tentant de faire la preuve que Chevron-Texaco était responsable de la mort de leurs enfants.
« Si quelqu’un là -bas a un cancer, ils (les parents Cofans) doivent prouver que les décès ont été causés par le brut ou par l’industrie pétrolière. Et, deuxièmement, ils devront prouver que c’est NOTRE brut, ce qui est absolument impossible. » Puis il a ri de nouveau.
Il fallait le voir pour le croire.
L’avocat de la pétrolière a ajouté : « Personne n’a jamais prouvé scientifiquement le lien entre le cancer et le pétrole brut. »
Vraiment ? Vous pourriez vous baigner dedans et vous vous porteriez très bien.
Les Cofans avaient déjà entendu cette chanson. Quand les gens de Texaco étaient venus sur leurs terres, les hommes du pétrole leur avaient dit qu’ils pouvaient frotter leurs bras avec du pétrole brut et que ça guérirait leurs maux.
Et maintenant les hommes de Condoleezza venaient de me dire que le pétrole brut ne cause pas le cancer. Mais peut-être avaient-ils raison, je ne suis pas un expert. Alors j’en ai appelé un.
Robert F. Kennedy Jr., professeur en droit de l’Environnement à la Pace University, m’a dit que les éléments de la production du pétrole brut, le benzène, le toluène et le xylène, « sont des carcinogènes reconnus. »
Kennedy m’a dit qu’il avait vu les sales puits à ciel ouvert de Chevron-Texaco en Amazonie et que de tels déversements toxiques aux États-Unis mèneraient en prison.
Mais ce n’était pas tellement ce que les avocats de Chevron-Texaco avaient dit qui m’avait ébranlé. C’était la façon qu’ils l’avaient dit. Parler d’enfants cancéreux en ricanant.
L’avocat de Chevron, un homme très riche, Jaime Varela, avec une coiffure blonde bouffante, portant un genre de pantalon jaune comme on en verrait sur un terrain de golf privé, jubilait en évoquant les impossibles obstacles légaux que les Cofans rencontreraient.
En particulier celui-ci : Chevron avait retiré tous ses actifs d’Équateur. Les Indiens pouvaient gagner, mais ils n’auraient pas un sou. « Et les chaises dans ce bureau ? », Ai-je demandé. Les Cofans ne pourraient-ils pas au moins avoir ça ? « Non », ont-ils répondu en riant. Les chaises étaient au nom de la firme d’avocats.
Chavez, Correa, Morales.
Correa contre Bush
Mais maintenant ils ne riront peut-être pas. La menace de Correa d’utiliser le pouvoir de sa présidence pour protéger les Indiens, s’ils gagnaient leur cause, est un choc. Personne n’aurait pu s’attendre à cela.
Et Correa, qui n’est pas un idiot, sait que confronter Chevron signifie confronter la toute puissance de l’administration Bush. Mais pour ce président, il s’agit de justice, d’équité. « Vous (Étatsuniens) ne feriez pas ça à votre propre peuple », m’a-t-il dit. Oh oui nous le ferions, ai-je pensé, me rappelant les autochtones d’Alaska.
Correa n’est pas unique. Il est le dernier en date d’une nouvelle lignée en Amérique latine. Lula, président du Brésil, Evo Morales, le premier Indien à être élu président de Bolivie, Hugo Chavez du Venezuela.
Tous « gauchistes », comme nous le dit la presse. Mais ils ont tous autre chose en commun : ce sont des enfants de la classe ouvrière, ou pauvres, à la peau foncée, qui se retrouvent à la tête de nations à la peau foncée qui ont, depuis toujours, été dirigées par des blonds à coiffures bouffantes.
Quand j’étais au Venezuela, les leaders de l’ancienne garde aimaient parler du « singe » lorsqu’ils faisaient référence à Chavez. Chavez m’a dit fièrement : « je suis Negro e Indio », Noir et Indien, comme la plupart des Vénézuéliens.
Chavez, en tant que jeune évoluant dans les rangs d’une armée contrôlée par des blonds, s’est sans aucun doute souvent fait traiter de singe. Aujourd’hui, un peu partout en Amérique latine, les « singes » sont au pouvoir. Et ils déverrouillent les cages économiques.
Peut-être la tendance se déplacera-t-elle vers le nord. Loin au-dessus de l’Équateur, une nation est dirigée par un blond, administrateur d’une compagnie de pétrole. Il n’a jamais beaucoup gagné dans le pétrole, mais chaque fois qu’il perdait son argent, ou l’argent de ses actionnaires, son papa, un autre homme du pétrole, lui donnait un nouveau puit.
Et, alors qu’il était un jeune homme sorti de la Philips Andover Academy, quand ce jeune rebelle sniffait une ligne dans un bar, papa s’occupait de ça aussi. Peut-être le jeune George s’était-il procuré sa poudre d’un quelconque type venu d’Équateur.
Je sais que c’est une histoire incroyablement simple. Des Indiens à chapeaux blancs avec leurs enfants morts, et des millionnaires du pétrole, à chapeaux noirs, se riant du cancer des enfants et jouant à la chaise musicale avec leurs actifs pétroliers.
Le Bien et le Mal
Mais peut-être est-ce aussi simple que ça. Peut-être y a-t-il vraiment dans ce monde le Bien et le Mal.
Peut-être le Père Noël démêlera tout ça pour nous et nous dira qui a été bon et qui a été méchant. Peut-être l’Avocat-pantalons-jaunes se réveillera-t-il, la veille de Noël, les yeux rivés sur le spectre de Noël-à -Venir, et promettra-t-il de retirer les boues de pétrole de l’eau potable des Cofans.
Ou peut-être devrons-nous éclaircir ça nous-mêmes. Quand j’ai rencontré le Chef Emergildo, je me suis souvenu d’une soirée d’il y a plusieurs années alors que j’étais au beau milieu de nulle part, dans la baie Prince William en Alaska, à Chenega, le village des indiens Chugach.
J’enquêtais sur les dégâts causés par le pétrole de Exxon. Les plages de Chenega étaient couvertes de boues de pétrole. C’était en mars 91 et j’étais dans la maison de l’aîné du village, Paul Kompkoff, située sur les berges de l’île, et nous regardions CNN. Nous fixions l’écran en silence, les bombes « intelligentes » explosant sur Bagdad ou Bassora.
Puis Paul m’a dit, avec cette façon lente et tranquille qu’il avait de parler : « Eh bien, j’imagine que nous sommes tous des Autochtones maintenant. »
Peut-être en sommes-nous. Mais nous n’avons pas à en être, n’est-ce pas ?
Peut-être pouvons-nous prendre exemple sur cette toute petite nation au centre de la terre. J’ai réécouté ma conversation avec le président Correa. Je peux assurer sa fille qu’elle n’a pas à s’inquiéter du fait que son père oublie « les pauvres enfants qui ont froid » dans les rues de Quito.
Parce que le Professeur Docteur est toujours l’un d’entre eux.
Greg Palast
Greg Palast est journaliste pour la BBC, The Observer et d’autres publications.
– Traduit de l’anglais par Louis Bourgea
– Source : L’ Aut’Journal www.lautjournal.info
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