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La révolution bolivarienne est en marche, par Anne Cauwel.


Mai 2005


Au Venezuela on ne se satisfait pas de la définition de la politique comme « l’art du possible », qui ne serait qu’une excuse pour les lâches, voire une tromperie utilisée par les traîtres et les conservateurs. On lui préfère l’Alternative bolivarienne : « La politique, c’est l’art de rendre possible demain ce qui semble impossible aujourd’hui ».


« Estamos creciendo ! Nous sommes en train de grandir »

Des histoires comme celle des alphabétisés du « veintitres », il faudrait en raconter pendant des heures pour rendre compte de ce qui se passe en ce moment au Venezuela. L’histoire des quelque quatre mille personnes qui ont retrouvé la vue grâce à une opération chirurgicale dans le cadre de la Mission Milagro (miracle). L’histoire des enfants des rues qui ont retrouvé le chemin de l’école. L’histoire des familles qui peuvent enfin travailler une terre agricole (un million et demi d’hectares ont déjà été remis), de celles qui sont enfin devenues propriétaires du terrain sur lequel elles avaient édifié leur baraque de fortune (à Caracas, le terrain leur est vendu pour la somme symbolique d’un bolivar le mètre carré, un euro équivalant à 3000 bolivars).

Et puis il faudrait voir le visage radieux de Carmen, mère de famille habitante d’un « cerro » [1], quand elle pénètre dans le Théâtre Teresa Careno, autrefois réservé à l’élite, pour un concert offert à l’occasion du deuxième anniversaire de la Mission Barrio Adentro [2] : quelque chose comme la mère de Cosette entrant gratuitement à la Comédie Française pour un spectacle conçu pour elle et ses pareilles...

Il faudrait écouter ces maîtresses d’école retracer l’histoire récente : « Ce que nous avons vécu depuis le 11 avril 2002 nous a amenés à nous réveiller. C’est à ce moment-là que le peuple s’est vraiment rendu compte de ce qui se passait. Les médias nous désinformaient...C’est là que tout le monde a dit : nous ne nous laisserons plus manipuler. Nous sommes là avec la constitution et nous savons nous défendre. Avant, c’était recevoir, recevoir et se taire...Mais maintenant, on se bat, on s’appuie sur la constitution et on argumente ! Et on lit beaucoup ! Il y a eu un processus d’éveil ; comme tout processus social, il a été lent, mais récemment il s’est accéléré. » Elisabeth revient sur le « caracazo » de 1989, émeute de la faim sauvagement réprimée par le gouvernement d’alors, évènement douloureux mais qui permit une prise de conscience ; sur le soulèvement de février 1992 qui échoua mais où le peuple distingua que Chavez, qui assuma la responsabilité de cet échec, était la personne qui allait faire le pas en avant qui manquait.

Une jeune collègue enchaîne : « le Vénézuélien a grandi, socialement, humainement, en réflexion. L’histoire a fait que le citoyen se sent partie du Venezuela. Avant ce n’était pas ainsi ; on pensait : qu’un tel gouverne, je le laisse gouverner et il doit tout me donner...Maintenant, non, maintenant : c’est à moi de m’y mettre pour obtenir ce que je veux ».
Elisabeth reprend : « Les communautés s’organisent, à travers toutes les formes possibles : les comités de santé, les comités des terres, les coopératives...La lutte ne fait que commencer. Peu à peu, le peuple s’organise et comprend que c’est comme cela qu’il doit exiger ses droits : à travers l’organisation. »

La plus jeune intervient avec fougue : « Va venir un moment où peu importera qui gouvernera. Le peuple ne va pas laisser défaire ce qu’il a obtenu jusqu’à présent. Nous défendrons par tous les moyens ce que nous avons et peu importera qui sera en haut. Celui qui sera président comprendra que nous sommes passés par un processus et ce processus nous le défendrons. »

Il faut entendre Simon, la soixantaine, prisonnier politique dans sa jeunesse, qui vend des arepas sur un boulevard au milieu du tumulte de la circulation et dit avec un large sourire et une totale simplicité : « j’ai lutté depuis tant d’années, ce que nous avons gagné je l’ai rêvé toute ma vie, je ne suis pas disposé à le perdre, je suis prêt à donner ma vie pour cette révolution ».


Vers le socialisme du XXIème siècle

Ce qui est à l’oeuvre au Venezuela en effet ce n’est pas seulement une politique permettant à la population d’accéder à l’exercice de tous les droits fondamentaux : droit à la nourriture, à l’éducation, à la santé, au logement, au travail, à la terre, à la culture. Ce n’est pas seulement la traduction, dans tous les domaines de la vie quotidienne, de l’option préférentielle pour les pauvres qu’ont incarnée en Amérique latine tous les Théologiens de la Libération.

C’est l’instauration progressive d’un pouvoir populaire : c’est le peuple qui a fait échouer le coup d’Etat du 11 avril 2002 et a rétabli Hugo Chavez au pouvoir. Il a ainsi pris conscience de sa force. Les coopératives agricoles, la cogestion ouvrière d’entreprises nationalisées [3], les Missions comme forme alternative de rapport entre l’exécutif et la population ont ouvert la brèche de cette appropriation par le peuple de son propre destin. L’originalité du processus vénézuélien tient en partie au fait que le gouvernement, pour contourner une administration gangrenée par la bureaucratie et la corruption et majoritairement tenue par des opposants prompts à saboter toute initiative lancée par le président, s’est appuyé directement sur les organisations populaires.

Renforcé par ce rapport inédit, le peuple s’est organisé dans un cadre légal qu’il entend aujourd’hui dépasser et élargir. La création des Cercles Bolivariens puis des Unités de Bataille Electorale (UBE) a eu pour conséquence de renforcer cette appropriation de l’espace public. Hors des partis politiques traditionnels, cette organisation a permis de mettre en échec les offensives médiatiques et politiques de l’opposition.

Jusqu’au referendum du 15 août dernier, priorité absolue était donnée à l’unité dans la défense du gouvernement : « o nos unimos o nos hundimos » (ou nous sommes unis ou nous sombrons). Après la ratification présidentielle et le succès des élections régionales et municipales du 31 octobre 2004, c’est dans les rangs mêmes du chavisme que se comptent les éléments les plus critiques. Ils sont encouragés par le président lui-même, qui a appelé à un contrôle permanent des élus par le peuple, une « contraloria » qui doit s’exercer en permanence afin que les acquis de la révolution ne soient pas confisqués par ceux qui s’accommoderaient au pouvoir ou cèderaient à la tentative de la corruption, voire simplement ne rempliraient pas le mandat pour lequel ils ont été élus. On n’est pas éloignés d’une conception rousseauiste de l’exercice du pouvoir ; pas éloignés non plus, même s’il n’est pas fait mention de cette référence, du « mandar obedeciendo » (commander en obéissant) que les Zapatistes ont popularisé dans le monde entier et que persistent à pratiquer, loin des projecteurs de l’actualité, les communautés indigènes du Chiapas fidèles à leurs principes.

Il est certain que l’expérience de ces dernières années engage le processus bolivarien dans la direction d’une rupture avec le système capitaliste. Le président Chavez lui-même a reconnu à plusieurs reprises, devant des publics aussi variés que celui du Forum social de Porto Alegre ou celui de la Troisième rencontre mondiale de solidarité avec la révolution bolivarienne qui s’est tenue en avril, que son projet initial, celui de l’établissement d’un capitalisme à visage humain, était purement et simplement irréalisable et que le Venezuela s’engageait dans la voie du socialisme du XXIème siècle. Un socialisme nouveau, bolivarien, qui diffèrera des modèles cubain, vietnamien, chinois...Pas de définition plus précise pour l’instant et c’est tant mieux : « caminante no hay camino, se hace camino al andar » Les paroles du poète espagnol Machado n’ont rien perdu de leur fraîcheur : il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant.

Dans un pays où le peuple a toujours été réduit au silence et à l’invisibilité sociale, l’immense espoir suscité par les avancées réelles et tangibles du gouvernement bolivarien a généré son pendant : l’impatience à voir cette révolution réaliser totalement ce qu’elle encourage : le pouvoir au peuple. C’est pourquoi on est porté à penser que la conquête par le peuple des espaces de pouvoir et la pleine réalisation de la démocratie participative est la forme que peut prendre ce socialisme du XXIème siècle.

Ce qui frappe aujourd’hui au Venezuela, dans la majorité de la population, c’est la conscience de la dignité retrouvée (le mot le plus souvent prononcé est celui d’ « auto-estime ») et la joie de vivre. Le désir aussi d’apprendre et de comprendre. Les distributions de livres sont particulièrement prisées par un peuple longtemps privé de tout accès à la culture. En avril, un million d’exemplaires du Quichotte de Cervantès ont commencé à être distribués gratuitement au cours d’un samedi qui fut une grande journée de fête sur les places Bolivar du pays. C’est dans ces termes que le président avait annoncé cet évènement : « Nous allons tous lire Don Quichotte pour nous nourrir encore plus de l’esprit d’un lutteur qui cherchait à redresser les torts et à arranger le monde. Jusqu’à un certain point, nous sommes des adeptes de Don Quichotte ».


Anne Cauwel, pour la revue Volcans.

 Source : Cercle Bolivarien de Paris
cbparis@ml.free.fr.


Chavez et la pétro-diplomatie bolivarienne, par Pascale Bonnefoy.


Vénézuéla : Le festin du savoir, par Romain Migus.

Vénézuéla : Une révolution baillonnée, par Ernesto Cardenal.

Interview avec Philip Agee, ancien agent de la CIA : La nature de l’intervention de la CIA au Venezuela.

Discours d’ Hugo Chavez à Porto Alegre le 30 janvier 2005.

Le journal Le Monde fait la leçon à Chavez, par Pierre Broué.

Petite explication de texte à l’usage de ceux qui liraient encore Libération, par Johana Levy.


[1les « cerros » sont les collines qui entourent Caracas : équivalent des « favelas » du Brésil.

[2la Mission Barrio Adentro a mis en place un système de soins médicaux gratuits dans les quartiers où les professionnels vénézueliens n’ont jamais voulu s’aventurer : voir l’article de François Badaire intitulé « les médecins cubains réaniment les quartiers pauvres de Caracas » dans le numéro 55 de Volcans.

[3c’est le cas de la VENEPAL, la principale fabrique de papier du pays, passée sous le contrôle des travailleurs.


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