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Vénézuéla : Une révolution baillonnée, par Ernesto Cardenal.


Dans l’article qui suit, dont le titre original est "Venezuela : la revolucion silenciada", Ernesto Cardenal témoigne de ce qu’il a vu au Venezuela lors de son dernier séjour, en décembre 2004, notamment dans les quartiers pauvres des collines qui surplombent Caracas.

Un témoignage qui lui semble d’autant plus nécessaire que dans la quasi-totalité du monde les réalisations de la Révolution Bolivarienne sont passées sous silence. En effet, si la Révolution Cubaine est depuis toujours calomniée, de même que la Révolution Nicaraguayenne l’était, la méthode employée contre la Révolution Vénézuélienne est de la réduire au silence, en s’appuyant sur les 9 transnationales qui produisent 90% de l’information mondiale.


Rebelion, 10 janvier 2005


Dans les rues de Caracas, les murs sont encore couverts des graffitis du référendum écoulé, beaucoup disant VOTEZ NON (que Chavez ne s’en aille pas), d’autres VOTEZ OUI (qu’il s’en aille) et beaucoup tout simplement NON ou OUI, en lettres de toutes tailles. Une inscription me plaît particulièrement : DITES NON AU YES. Il y a un graffiti qui attire toute mon attention : BOLIVAR VIT, LA LUTTE SE POURSUIT, parce qu’il m’en rappelle un qui était très en vogue dans la révolution sandiniste, et qui disait : SANDINO VIT, LA LUTTE SE POURSUIT. Sandino avait été assassiné 50 ans auparavant, on avait cherché à l’effacer de la mémoire du peuple, mais la révolution sandiniste l’avait ressuscité et c’était lui qui était à la tête de la lutte. De la même manière ici, on a sorti Bolivar des livres d’histoire, on l’a jeté dans la rue et il s’est mis à marcher. Il me semble qu’il y a maintenant plus de graffitis en faveur de Chavez et moins contre q u’il y a 6 mois lorsque je suis venu pour le festival mondial de poésie.

J’ai répondu cette fois à l’invitation du Congrès des Intellectuels et Artistes en Défense de l’Humanité, parmi 350 participants. Nous avons été divisés en de nombreux groupes pour aller voir dans tout le Venezuela, y compris jusque dans l’Orénoque, les réalisations de la révolution. En ce qui me concerne, j’ai visité les "collines" (cerros) de Caracas, qu’ailleurs on appelle favelas, chabolas, ou villas miseria, qui se trouvent sur les hauteurs dominant toute la ville et qui ont inspiré au vénézuélien Ali Primera sa fameuse chanson "Les maisons de carton". Je les avais toujours vues de loin, lors de mes séjours à Caracas, et j’avais écrit un jour à leur sujet :

Ces lumières sur Caracas
sur les gratte-ciels
les collines comme un ciel étoilé :
ce sont les petites lumières tristes des pauvres.
Leur cordon de misère là dans le ciel.
Ailleurs elles sont cachées, ici non.
On les voit d’où que l’on soit, et en plein ciel.


Dans notre groupe il y avait un professeur universitaire qui, bien que vivant à Caracas, nous a dit qu’il n’était encore jamais allé dans les collines et qu’il éprouvait une sorte de crainte. La pauvreté que nous avons vu est celle, même si on ne la voit pas, que l’on rencontre partout où il y a des quartiers pauvres. Mais ici la surprise a été grande. Au coeur de ce quartier d’1 million d’habitants, qui constitue une des municipalités pauvres de Caracas, se trouve un hôpital ultramoderne comme l’est normalement un hôpital pour riches, mais qui est gratuit pour tous, ainsi que des centres dentaire et optique. Tout prêt, une pharmacie vend les médicaments 85% moins chers (avec gratuité totale pour ceux prescrits à l’hôpital). Plus loin il y a une usine de chaussures et une autre de textile, gérées par des coopératives et faites pour donner du travail aux chômeurs. On a vu une rue où il y avait de chaque côté, sur deux ou trois blocs de maisons, des fresques de belles peintures populaires réalisées par les habitants. Au Centre Communal j’ai demandé à aller aux toilettes et j’ai trouvé des sanitaires resplendissants et luxueux, meilleurs que ceux de l’hôtel Caracas-Hilton où on nous avait logés.

Nous avons appris que l’alimentation était ici gratuite pour 90.000 personnes dans le cadre d’un programme en vigueur dans tout le Venezuela. On a visité une Maison d’Alimentation qui se trouvait dans une maison particulière où une femme préparait chaque jour à manger pour 200 personnes. On a vu un Marché Populaire, comme il y en a partout au Venezuela, où les prix sont réduits de 40%, mais il y a également des Petits Marchés et ce qu’on appelle des Mégas Marchés. On a aussi su que 8 millions de personnes bénéficient de ces aliments à prix réduits ou gratuits, selon le niveau de pauvreté, et que plus d’un demi-million vont dans les Restaurants Populaires. Désormais le peuple peut manger de la viande et du poulet tous les jours, m’a t-on dit dans les collines.

Tout ce qui concerne l’alimentation rentre dans le cadre du programme de santé, qu’ils appellent de "Santé Intégrale" : santé reliée à l’éducation, au sport, à la culture et à l’alimentation. Au Venezuela, le droit à la santé est considéré comme partie du droit à la vie.

Dans un pays de presque 25 millions d’habitants, 17 millions étaient exclus des services de santé. Aujourd’hui 85% de la population a une couverture de santé publique. Les 15% restant ont recours au système privé. Aujourd’hui les services d’urgence sont décongestionnés. Avant les gens n’allaient plus aux consultations se faire soigner, du fait de l’abandon de la santé par les précédents gouvernements. Aujourd’hui dans les quartiers pauvres, forêts, plaines et montagnes il y a des services médicaux pour tous ceux qui en étaient exclus, avec des centres modernes de diagnostic réalisant rayons X, électrocardiogrammes, endoscopies et ultrasons, le tout gratuit pour tous. Il y a 20.000 médecins pour les pauvres, presque tous Cubains, qui soignent en moyenne chacun 250 familles. Ils sont logés par les communautés et vivent comme les autres gens. Les médecins du Venezuela n’ont pas été formés pour cela, ce qui explique qu’il y a peu de Vénézuéliens parmi eux. C’est la différence selon qu’il y a eu révolution ou non. Dans les collines où nous étions, les médecins cubains vivaient dans des maisons du quartier et une femme qui logeait l’un d’entre eux m’a dit : "On me verse une rétribution pour son entretien mais même sans cela je le ferais pour le sacrifice qu’ils font pour nous". Ces médecins soignent le matin à leur clinique et l’après-midi ils visitent les malades à domicile. Je ne peux oublier cette doctoresse cubaine qui irradiait tant d’amour pour tous qu’on aurait dit Mère Teresa jeune.

Ils arrivaient au bout de la mission d’alphabétisation d’un million et demi d’analphabètes que comptait le Venezuela. Auparavant toute éducation était inaccessible aux pauvres, alors qu’aujourd’hui 13 millions de Vénézuéliens sont en train d’étudier. Il y a des classes jusque dans les endroits les plus reculés du pays, et pour les indiens vivant dans la forêt, les enseignements se font dans leurs langues avec des livres imprimés pour eux. Il y a aussi les Ecoles Bolivariennes pour les pauvres, où l’on n’a rien à payer, pas même un droit d’inscription et où on sert un petit déjeuner, un déjeuner, et un goûter chaque jour. Ces écoles, qui sont déjà plus de mille au Venezuela, offrent activités sportives, ordinateurs avec internet, psychologues, soins médicaux et logiquement il y a peu d’élèves qui abandonnent. Beaucoup de familles des classes moyennes et moyennes inférieures ont retiré leurs enfants des collèges privés, m’a t-on assuré, du fait que les bolivari ens sont meilleurs et qui plus est gratuits.

Les universités étaient gratuites avant mais avec un filtre qui empêchait l’admission des pauvres. Les jeunes préfèrent l’Université Bolivarienne à celles de l’Etat et du privé. Cette Université est une mais elle est sur 7 lieux distincts. Il y a en outre dans les Municipalités des "Noyaux Universitaires" pour ceux qui ne peuvent se rendre dans les établissements principaux, c’est ce qu’on appelle la "municipalisation de l’Université". Cuba participe aussi à l’éducation par des conseillers, des vidéos, des brochures. J’ai eu la surprise de voir une collection de livres de poche dont chaque titre (il y en a 20 publiés) est distribué gratuitement à la population à un million d’exemplaires. J’ai en outre appris que 6000 Info-centres allaient ouvrir avec internet et ordinateurs gratuits pour le peuple. Je raconte tout cela parce que je sais que ce n’est pas connu à l’étranger.

Le programme sportif dispose de plusieurs milliers de Professeurs Communautaires de Sport. Dans les quartiers sont répandues des activités qui auparavant étaient réservées à une minorité qui pouvait payer un luxueux gymnase. Il y a non seulement l’éducation physique et sportive dans les écoles, mais aussi la gymnastique de base pour les femmes, la gymnastique aérobic et la "danse-thérapie", des activités physiques pour les obèses, les hypertendus, les femmes enceintes, sans oublier les Clubs de grands-parents (ceux du troisième âge).

On nous a dit que dans ces collines les voisins ne se connaissaient pas, ne se saluaient même pas, alors que maintenant ils ont un grand esprit communautaire. Ils sont en train d’acquérir les titres communautairement, parce qu’il serait impensable que les démarches cadastrales et autres pour les obtenir se fassent individuellement quand des millions en sont dépourvus. On trouve ici un service de transport de taxis collectifs qui sont des Jeeps, car seules les Jeeps peuvent parcourir ce labyrinthe de rues étroites à flanc de collines. Ces transporteurs rendent un service gratuit quand c’est nécessaire, par exemple dans les cas d’urgence. Ils ont joué un rôle dans la délivrance de Chavez quand tous descendirent des collines : "Ils descendirent des vaillantes collines" dit-on, et libérèrent le président, en même temps que se déchaînait tout le Venezuela.

Il fallait voir comme brillaient les yeux des garçons et des filles quand ils parlaient de leurs projets communautaires, ainsi que ceux des hommes et femmes d’âge mur et même des personnes âgées. Il existe des Cercles Bolivariens pour organiser toutes sortes de tâches communautaires, qu’il s’agisse de répondre à des besoins du quartier, de former une coopérative ou encore d’obtenir un prêt. Il suffit d’un coup de téléphone pour constituer un Cercle. Il y en a ainsi dans tout le Venezuela. Certains critiquent l’excès de spontanéité, mais c’est une manière de contourner l’immobilisme bureaucratique de l’Etat. Un Etat parallèle est en train de se créer. On entend dire beaucoup mal du gouvernement, des ministères qui font très peu. Le gouvernement est plein de bureaucrates et d’administrations du passé, mais en vertu des lois en cours ils ne peuvent être déplacés ou destitués. Alors la révolution se fait en dehors, par des canaux populaires. C’est ce que veut Cha vez, la pleine participation populaire. Il y en a qui voient la révolution comme un Etat dans l’Etat, et c’est le cas, car étant donné les circonstances du Venezuela, il ne peut en être autrement.

La révolution vénézuélienne présente une caractéristique rare : c’est une révolution sans parti. Chavez a bien créé un parti de gouvernement, mais il s’avère qu’à la suite des 2 grands partis de gouvernement qui jadis alternaient au pouvoir et sont aujourd’hui liquidés, plus aucun parti n’attire le peuple. Il s’agit d’une révolution qui ne peut se définir d’aucune autre manière que bolivarienne.

C’est une révolution "sans théories", comme nous l’a dit le maire de Caracas, un ancien militaire qui a été chef de la contre-insurrection avant d’être séduit par les insurgés et de les suivre dans la clandestinité. C’est une révolution d’éléments hétérogènes, ainsi avons nous vu Hugo Chavez inaugurer le Congrès pour la Défense de l’Humanité avec à ses côtés le ministre des Relations Extérieures, un ancien guérillero de l’Etat du Falcon (Ali Rodriguez Araque, ndt).

On accuse Chavez d’être un caudillo antidémocratique, alors qu’il n’y a pas un seul inculpé politique, qu’il n’a fermé aucun média, que ce soit de radio, de télévision ou de presse écrite, qu’il détienne le record de 8 victoires électorales successives et que son gouvernement est le seul au monde où le peuple peut destituer ses élus par une loi dont il est le promoteur. S’il faut absolument qualifier ce gouvernement nous devrions retenir qu’il est constitutionnel. Chavez ne cesse de se référer à la Constitution, il montre l’édition miniature qu’il porte toujours sur lui et le peuple, d’ailleurs, en fait de même. "Démocratie avec justice" est la devise que Chavez répète souvent. Il répète aussi que la démocratie doit être représentative, que c’est celle qu’on voit tous les jours au Venezuela, contrairement à l’autre qui consistait uniquement à voter pour un des deux partis.

On accuse le gouvernement de corruption, certes, mais l’Exécutif a déféré aux tribunaux un grand nombre d’affaires pour des enquêtes ou des sanctions, sans suite de la part du Ministère Public et de l’Inspection des Finances, eux-mêmes corrompus. Ce sont les vices d’une bureaucratie héritée qu’il n’a pas été possible d’éradiquer. Du fait de lois toujours en vigueur, les bureaucrates mis en place par les gouvernements précédents n’ont pu être destitués bien qu’ils soient corrompus ou incompétents. Pour cela la révolution va par d’autres voies.

Cette révolution est devenue une véritable alternative au néolibéralisme. Les micro-crédits sont en train de former une nouvelle classe d’entrepreneurs et la croissance économique a été de 12%. Le Venezuela a eu dans le passé des ressources comparables à l’Arabie Saoudite, mais 80% de sa population est restée pauvre. Pour la première fois les revenus du pétrole sont pour le peuple. Chavez n’a signé aucun accord avec le FMI, et il a même proposé aux autres gouvernements dans les Sommets latino-américains de créer un Fonds Monétaire latino-américain pour que nos pays se financent mutuellement. Il n’a pas du tout été suivi, si bien que Chavez trouve que ces Sommets ne servent à rien. Il explique qu’il a dit un jour aux autres présidents : "Nous allons de Sommet en Sommet et nos peuples d’abîme en abîme". Il raconte aussi qu’à son premier Sommet il s’est disputé avec les autres présidents et que Fidel Castro lui a passé un petit mot : "Avant j’étais le seul diable, maintenant nous sommes deux".

Le meilleur allié actuel de Cuba est le Venezuela, et le meilleur allié du Venezuela est Cuba. "Bolivar et Marti sont un seul pays uni", a dit Chavez. Un jour pourtant ils se sont affrontés. Tout le monde connaît la passion de Fidel Castro pour le base-ball. Nul n’ignore que l’ambition initiale de Chavez était d’être un joueur des Grandes Ligues, que c’est d’ailleurs à cette fin qu’il est entré dans l’armée parce que pour un adolescent pauvre c’était le seul moyen d’y parvenir, même si rapidement il a changé d’ambition. Lors d’une visite de Chavez à Cuba, ils décidèrent de faire une partie de base-ball entre le Venezuela et Cuba, avec Chavez, alors âgé de 43 ans à la tête de son équipe et Fidel, 73 ans, à la tête de la sienne,

Chavez jouant comme lanceur. Il était convenu que les joueurs devaient avoir au moins 40 ans, mais Fidel promettait une surprise. Cuba l’emporta mais on découvrit que certains joueurs cubains étaient de célèbres professionnels qui avaient mis des perruques et des barbes pour paraître plus âgés. Chavez a assuré que lui on ne l’avait pas dupé, mais on ne l’a pas cru.

Chavez raconte que Fidel lui a dit un jour qu’il était chrétien mais pour le social. Il lui a répondu que lui était chrétien pour le social mais aussi, quoiqu’un peu moins, pour le religieux. Je pourrais les renvoyer tous les deux à ce qu’a dit le père Mario de Oliveira du Portugal : Dieu ne s’intéresse pas à la religion mais à la politique (et en cela il ne fait que copier les prophètes). Pour ce qui est de la religion, la hiérarchie catholique est contre le processus révolutionnaire à l’unisson avec le patronat et l’oligarchie, en cela elle est aussi mauvaise que celle du Nicaragua et même pire.

Il a été institué un système de "bourses", de 100 dollars par mois, soit à peu près le salaire minimum, dont bénéficient 400.000 personnes sur l’ensemble du Venezuela. Tous les pauvres qui travaillent à des projets communautaires reçoivent cette bourse, ainsi que ceux qui enseignent, étudient, ou suivent une formation, quelle qu’elle soit. J’ai demandé qui payait cela, on m’a répondu que c’était le pétrole. C’est une socialisation de la rente pétrolière. Etudier est devenu une forme d’emploi et on est payé pour apprendre. Les ministères qui interviennent dans les projets sociaux posent des obstacles bureaucratiques. C’est pourquoi l’essentiel du travail est fait par le peuple lui-même au travers d’un nombre infini d’organisations. En réalité Chavez a "nationalisé le pétrole". Une femme m’a dit : "Le pétrole est maintenant aux Vénézuéliens. Nous nagions dans le pétrole mais sans rien savoir des prix, de la production et de l’utilisation. Maintenant nous sommes au courant en permanence des prix du baril de pétrole". Chavez est le seul président avec les pauvres, disent-ils. Une autre femme m’a dit : "L’amour se paye par l’amour, c’est pourquoi nous l’aimons tant".

L’armée du Venezuela a la particularité d’être l’armée de Bolivar, elle s’appelle l’armée du Libertador. C’est une armée marquée par Simon Bolivar dont tous les militaires, quel que soit le rang, savent que pour Bolivar la démocratie est un système destiné à apporter au peuple le maximum de bonheur. Une autre spécificité de cette armée est qu’elle n’est jamais passée par l’Ecole des Amériques. La formation s’est toujours faite au Venezuela, dans un sens humaniste. Les militaires étudient les sciences politiques, sont diplômés des universités et fréquentent des universitaires. La révolution de Chavez n’est pas une révolution improvisée, elle n’est pas que de lui, mais c’est une révolution qui a été en gestation durant des années dans les casernes. Les militaires ont étudié Marx et bien d’autres auteurs, comme Mao Tsé Toung. Ils sont conscients que le but est le bonheur du peuple et que l’armée doit être un agent de changement social. Ceux de la promotion de Ch avez, une fois diplômés, sont devenus à leur tour les instructeurs des nouveaux officiers. Envoyés à combattre les guérillas, ils se trouvèrent confrontés, plus qu’aux guérilleros, qui n’étaient plus nombreux, à la pauvreté de la population. Eux-mêmes étaient pauvres, tout comme Chavez, qui avait été un enfant aux pieds nus vendant des bonbons dans les rues. A la différence d’autres armées latino-américaines, celle du Venezuela n’a jamais été une caste mais une armée du peuple qui a fraternisé avec les ex-guérilleros et c’est de cette conjonction qu’est née la révolution bolivarienne.

Au Venezuela, on entend tout le temps le mot "bolivarien". Ce n’est pas une parole vide, comme dans les discours officiels des précédents gouvernements. Il ne s’agit de rien d’autre que de la reprise du rêve de Bolivar.

L’unification des peuples de l’Amérique latine était le rêve de Bolivar, qui entreprit une croisade pour sa réalisation. Il a été le premier homme de notre continent à prendre conscience du danger que représentaient les Etats-Unis pour nous. Sans un gouvernement américain unifié, disait-il, nos peuples seront emportés dans les guerres civiles et livrés aux bandits ; c’est ce qui est arrivé. Chavez a repris le rêve de Bolivar. Il ne s’est pas contenté, comme tous ses prédécesseurs, de vénérer une figure sans poursuivre son oeuvre historique et politique inachevée, mais il a fait du Libertador, au-delà du mythe, une réalité actuelle. Chavez a bataillé dur à l’Assemblée Nationale, face à une forte opposition, pour changer le nom du pays en République Bolivarienne. Ce n’était ni un caprice ni une extravagance, comme on a pu le dire, et encore moins une banalité. Ce changement portait une intention sous-jacente, il signifiait en langage chiffré que le Venezuela re nouait avec le rêve de l’unification de l’Amérique latine. Ce nom fut effacé durant les quelques heures du coup contre Chavez, ce qui est très révélateur. Le coup ayant échoué, Bolivar a pu continuer à être un projet politique et un programme de gouvernement.

Le Plan Bolivar est un vaste plan d’engagement de l’armée en matière sociale. Les militaires sont allés partout nettoyer les rues, peindre les écoles, réparer les cliniques, construire des logements, réaliser des parcs, installer des toilettes dans les écoles. Le Plan Bolivar a uni les Forces Armées aux pauvres. Il n’y qu’à voir la familiarité entre civils et militaires, alors qu’avant ces derniers étaient obligés d’utiliser des balles en plomb pour réprimer les manifestants. Cette union des civils et des militaires a toujours été un objectif de Chavez.

L’opposition attaque Chavez parce qu’il est un militaire et pour ce qu’ils appellent la "militarisation" du gouvernement. Il faut se souvenir que la révolution péruvienne est venue des militaires, que le général Torrijos était un militaire comme aussi le colonel Jacobo Arbenz au Guatemala, le lieutenant Baez au Nicaragua et le général Seregni en Uruguay [1]. En réalité la révolution du Venezuela repose sur deux piliers : le peuple et l’armée.

En accord avec son extraction populaire, Chavez conserve la foi simple des classes pauvres du Venezuela. Il dit que la Constitution est quasi-sacrée car l’unique livre sacré est la Bible. Il cite beaucoup la Bible dans ses discours, mais avec une certaine liberté, par exemple lorsqu’il prête au Christ : "Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Le Christ n’a pas dit cela mais c’est conforme à son esprit. Ses discours sont longs comme ceux de Fidel, une conférence de presse pouvant durer 2 heures et son programme dominical "Alo Presidente" jusqu’à 6 ou 7 heures. Il captive son auditoire comme Fidel, mais avec un style différent : très bon enfant et cocasse, il raconte des anecdotes et fait des digressions sans perdre le fil, il chante et dit des vers, il cite Bolivar et d’autres Libérateurs, il rie souvent, autant de lui que du public, et quand ce dernier intervient par des cris, tantôt il répond très promptement, tantôt il entame un dialogue avec celui qui l’a interrompu (on m’a dit qu’ "Alo Presidente" peut aussi s’écouter sur internet et à la radio).

Le sourire permanent de Chavez rend rayonnant son visage mi-métis mi-mulâtre auquel les classes populaires s’identifient. Il a aussi dans les yeux une manière très particulière de regarder, fixement, comme quelqu’un qui regarde quelque chose de spécial. Pourtant la révolution vénézuélienne n’est pas qu’un leader charismatique, c’est un peuple derrière. Les ennemis ont fait la caricature d’un charisme qui semble comique et dénoncé une popularité comme un totalitarisme. Une chose est sûre : au Venezuela, pour un très grand nombre, la vie est en train de changer.

En Chine en 1999, Chavez a déclaré devant la tombe de Mao que le Venezuela s’était levé comme l’avait fait la Chine 50 ans avant avec Mao Tse Toung. C’est le cas, ce que feignent d’ignorer les médias, tant au Venezuela qu’à l’étranger. La révolution cubaine a été calomniée tout le temps, comme l’a été celle du Nicaragua. Pour celle du Venezuela, la tactique est de la passer sous silence. En Espagne une enseignante m’a demandé comment il se pouvait qu’en tant que professeur universitaire, elle ne soit pas au courant de la révolution au Venezuela. Je lui ai dit que c’était à cause des sources d’information qu’elle avait, avec 9 transnationales qui produisent, dans un sens conforme à leurs intérêts, 90% de l’information mondiale. La révolution au Venezuela n’est tout simplement pas dans leur intérêt.

Quand dans ces collines on m’a demandé ce qui se disait à l’étranger sur ce qu’ils faisaient, cela m’a fait de la peine de leur dire qu’on ne disait rien. Les révolutionnaires vénézuéliens ignorent que leur révolution est ignorée. "La jolie révolution", comme l’appelle Chavez, est une révolution réduite au silence. Malgré tout, Bolivar est vivant, la lutte continue, et nous sommes même certains qu’elle va continuer, "grâce à Dieu et à mon Commandant Jésus Christ", comme l’a dit Chavez.

Ernesto Cardenal


 Source : www.rebelion.org/noticia

 Traduction : Gérard Jugant pour Révolution Bolivarienne N°8 ( à paraître )


 Du même auteur :

- Vénézuéla : Une nouvelle révolution en Amérique latine".


-Et puis, à propos d’ un édito du Monde sur le Vénézuéla et Chavez, LIRE : Le journal Le Monde fait la leçon à Chavez, par Pierre Broué.


Qui est Ernesto Cardenal ?


Ernesto naît dans une famille riche de Granada, en 1925. Il fait ses études secondaires et supérieures au Mexique et à New York. Sa thèse de doctorat en philosophie porte comme titre : la "poésie moderne au Nicaragua". Il écrit lui-même de la poésie. Ses poèmes sont d’une grande et rayonnante beauté. Ils dénoncent la souffrance des peuples colonisés et de l’homme humilié. Ils sont traduits en français, allemand, italien, roumain, polonais, portugais, etc. De retour au Nicaragua, Cardenal exerce le métier d’avocat. Révolté par la misère des travailleurs, l’arrogance, la corruption de la dictature, il rejoint un groupe d’intellectuels résistants qui impriment des tracts et font de l’alphabétisation dans les quartiers pauvres de Granada. Il est arrêté, incarcéré puis libéré. L’angoisse, les humiliations vécues dans les prisons de Somoza, où il entend, de nuit, hurler les tortures, provoquent en lui un choc profond. Un magnifique poème de Cardenal, Mon Dieu, m on dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Psaume n°21) témoigne du temps de la persécution.

1956 : Cardenal abandonne tout. Métier, famille, activités politiques clandestines. Il rejoint la trappe de Gethsémanie au Kentucky (Etats-Unis). Il se fait moine [...].

Après son noviciat de trappiste, Cardenal quitte les Etats-Unis pour Cuernavaca (Mexique). IL y fait ses études supérieures de théologie. Puis il va à Medellin, en Colombie.

En 1965, il revient au Nicaragua. Il y est ordonné prêtre. Il se retire sur une île isolée au milieu du Grand Lac (Lac Nicaragua). Là , Cardenal fonde avec quelques mais de sa génération et quelques étudiants, ouvriers, paysans de la nouvelle génération une communauté de base du nom de "Solentiname". La communauté crée un dispensaire pour les habitants de l’île et une école pour les enfants et les adultes. Cardenal est aussi un sculpteur de grand talent [...]. Dans toute l’Amérique centrale, son influence croît d’année en année.

En 1977, Ernesto Cardenal, Gaspar Lavania, d’autres prêtres, proclament publiquement leur adhésion au Front sandiniste de libération nationale...

Durant les deux dernières années de la guerre de libération nationale, Ernesto et son frère Fernando parcourent l’Europe : ils font d’innombrables conférences, ils gardent le contact avec le réseau des comités de soutien ; ils achètent des armes. Dès la libération, Ernesto devient ministre de la Culture, son frère chef de la campagne d’alphabétisation [...].

En 1980, la haute hiérarchie catholique ordonne aux moines et prêtres de se retirer du gouvernement. Les moines et prêtres refusent [...]. En décembre 1982, c’est le pape Jean-Paul II qui exige leur démission. En vain...


(La présentation ci-dessus est extraite du livre de Jean Ziegler : Contre l’ ordre mondial, les rebelles, Seuil, Paris, 1983).


Depuis, Ernesto Cardenal est demeuré fidèle à ses engagements révolutionnaires.

Dans les années 90, il a rompu avec le FSLN en se déclarant toujours révolutionnaire et sandiniste.

Lorsqu’en décembre 2003 à La Havane il reçoit l’Ordre de José Marti, la plus haute distinction décernée à Cuba, il indique qu’il remettra cette distinction au peuple nicaraguayen.

Dans un livre récemment publié "La Revolucion perdida" (La Révolution perdue), qui porte sur le processus révolutionnaire des sandinistes, il exprime sa conviction qu’au Nicaragua il s’agit d’une "Révolution que nous avons perdue mais qui reviendra à nouveau".

A la Rencontre Internationale des Intellectuels et Artistes en Défense de l’Humanité, qui s’est tenue à Caracas dans les premiers jours de décembre 2004, Ernesto Cardenal a assuré que le rêve de Bolivar de faire de l’Amérique latine une seule nation, du Mexique à la Patagonie en passant par les Caraïbes, allait se concrétiser bientôt, et que ce serait pour le monde un événement de première grandeur.

* * *

Pour bien juger des révolutions et des révolutionnaires, il faut les observer de très près et les juger de très loin. (Simon Bolivar).


Le Vénézuéla avance à grands pas : la misère recule, par Romain Migus.

[1Ndt : Les militaires évoqués par Ernesto Cardenal sont, pour les situer très succinctement :

Pérou. Le général Juan Velasco Alvarado renversa le régime civil et dirigea le Pérou de 1968 à 1975. Le régime militaire réalisa un certain nombre de nationalisations et une réforme agraire. Velasco sera renversé en décembre 1975 par son compagnon le général Morales Bermudez.

Panama. Le général Omar Torrijos (1929-1981) s’empara du pouvoir à Panama en 1968 et proclama sa volonté de mettre fin à la concession des EU sur le canal (cf. RISAL du 11/05/2004 "Panama de Torrijos à Torrijos" http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=958).

Guatemala. Le colonel Jacobo Arbenz, président élu du Guatemala, est renversé en 1954 par un coup fomenté par la CIA, à partir d’une armée de mercenaires. Que reprochaient les Etat-Unis à Arbenz ? : d’avoir autorisé le parti communiste et promulgué une réforme agraire pourtant prudente. Il est important de préciser que le coup est précédé d’une conférence de l’OEA à Caracas en mars 1954, qui vote une résolution condamnant le communisme comme une "ingérence inadmissible dans les affaires américaines". Che Guevara, qui est alors au Guatemala, va en tirer quelques conclusions ("La trahison est toujours le patrimoine de l’armée"...).

Nicaragua. Le lieutenant Adolfo Baez Bone est un des héros et martyrs, avec son frère Luis, du soulèvement du 4 avril 1954 contre la dictature de Somoza.

Uruguay. Le général Seregni (1916-2004) est le fondateur du Frente Amplio uruguayen. Il est décédé le 31 juillet 2004, à la veille du triomphe électoral du FA.


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