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Mao Zedong (Mao Tsé-toung) et Ernesto « Che » Guevara

La rencontre de deux révolutionnaires

photo : Ernesto « Che » Guevara et Mao Zedong (Mao Tsé-toung) le 19 novembre 1960

Il y a 60 ans, le 19 novembre 1960, ces deux leaders révolutionnaires se rencontrent pour la première fois à Pékin. Ernesto « Che » Guevara a 32 ans, Mao Zedong plus que le double. Le commandant Guevara admire le président Mao Zedong et Mao a une grande estime pour le Che et ses écrits.

Les deux hommes sont issus d’une famille aisée mais se sont battu toute leur vie contre les injustices sociales et pour garantir une vie digne à l’ensemble de la population qu’ils dirigeaient. Le Che avait passé plus de deux ans dans la Sierra Maestra, Mao avait fait sa longue marche de plus d’une année 25 ans plus tôt. La révolution cubaine a à peine deux ans depuis la prise de pouvoir. L’impérialisme nord-américain bât son plein en Amérique latine et le jeune gouvernement révolutionnaire avait profité du manque d’attention à son égard pour procéder à la nationalisation et à la confiscation des entreprises et des propriétés américaines. La menace d’une agression impérialiste à Cuba plane sur le pays et le Che en est conscient. Elle a effectivement eu lieu l’année suivante.

Avec beaucoup de respect, Mao se renseigne sur les réalités du continent américain et ils échangent leurs expériences, leurs stratégies, leurs erreurs et partagent leurs apprentissages. Les deux révolutionnaires ont eu chacun de son coté, un tyran à affronter à la solde de l’impérialisme nord-américain ce qui leur a servi comme formation permanente.

La réforme agraire, les nationalisations, l’importance du monde rural seront abordés plusieurs fois et Mao explique au jeune Che la différence entre une bourgeoisie comprador - une bourgeoise qui tire sa richesse de sa position d’intermédiaire dans le commerce avec les impérialistes - et une bourgeoisie nationale qui a des intérêts avec le développement de l’économie nationale. Mao lui conseille de chercher la collaboration avec cette dernière. De son coté, Mao se renseigne sur les valeurs et l’idéologie de la révolutionnaire cubaine.

Ce précieux témoignage historique vient d’être traduit en italien que 60 ans plus tard et n’a pas encore été traduit en français (à moins que Google ait brouillé les chemins d’accès). C’est chose faite maintenant.

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Suivra le rapport complet et quelques photos de l’entretien entre Mao Zedong et Ernesto « Che » Guevara 

Traduit en anglais by Wilson Center Digital Archive

Traduit en espagnol par Jiang Yucmoi (JY)pour ’Critique Marxiste Léniniste’

Traduit en italien par G. Federico Jauch (GFJ)

Traduit en français par Andrea Duffour (AD)

Président Mao : Délégation cubaine, bienvenue.

Guevara : C’est un grand plaisir [pour nous] d’avoir l’occasion de saluer le président Mao [en personne]. Nous avons toujours vénéré le président Mao dans notre lutte. Nous sommes une délégation officielle, représentant Cuba, bien que les membres de notre délégation soient nés dans quatre pays différents.

Président Mao : Tu es argentin.

Guevara : Je suis né en Argentine.

Président Mao : Où sont nés les autres membres de la délégation ?

Guevara : [Ramiro Fernando] Maldonado [secrétaire général du Parti social- révolutionnaire de l’Équateur] est équatorien, [l’économiste Alban] Lataste est chilien, moi je suis né en Argentine, et tous les autres sont nés à Cuba. Bien que certains d’entre nous ne soient pas nés à Cuba, le peuple cubain nous accepte tels quels. Nous défendons tous de tout cœur la révolution cubaine. Fidel [Castro] représente la volonté de tous les Latino-Américains.

Président Mao : Vous êtes des internationalistes.

Guevara : Les internationalistes d’Amérique latine.

Président Mao : Les peuples d’Asie, d’Afrique et l’ensemble du camp socialiste vous soutiennent. L’année dernière, vous avez visité des pays asiatiques, [n’est-ce pas ?]

Guevara : Certains pays, comme l’Inde, le Siam [Thaïlande], l’Indonésie, la Birmanie, le Japon, le Pakistan.

Président Mao : À l’exception de la Chine, [vous] avez visité tous les grands pays d’Asie.

Guevara : C’est pour cela que je suis en Chine maintenant.

Président Mao : Bienvenue.

Guevara : Notre situation interne n’était pas encore stabilisée lorsque j’ai quitté Cuba l’année dernière, donc nous nous comportions avec prudence avec le monde extérieur, contrairement à maintenant. [Maintenant], la situation interne est consolidée et nous pouvons être plus déterminés.

Président Mao : La situation internationale actuelle est meilleure que celle de l’année passée.

Guevara : Toute la nation est unie, mais chaque jour, les impérialistes espèrent pouvoir nous diviser.

Président Mao : En dehors des ouvriers et des paysans, qui d’autre vous a rejoint ?

Guevara : Notre gouvernement représente les travailleurs et les paysans. Notre pays a toujours aussi une petite bourgeoisie qui entretient des relations amicales et coopère avec nous.

Président Mao : N’y a-t-il pas de bourgeoisie nationale ?

Guevara : La bourgeoisie nationale était essentiellement composée d’importateurs. Leurs intérêts étaient étroitement liés à ceux de l’impérialisme et ils étaient contre nous. [C’est pourquoi] nous les avons détruits économiquement et politiquement.

Président Mao : C’était une bourgeoisie comprador. Elle ne [devrait] pas être considérée comme une bourgeoisie nationale.

Guevara : Certains étaient complètement dépendants de l’impérialisme. L’impérialisme leur a donné des capitaux, des technologies, des brevets et des marchés. Bien qu’ils vivent dans leur propre pays, leurs intérêts sont liés à l’impérialisme ; c’est le cas, par exemple, des marchands de sucre.

Président Mao : Les entrepreneurs du sucre.

Guevara : Eux-mêmes. Aujourd’hui, le secteur du sucre a été nationalisé.

Président Mao : Vous avez pratiquement exproprié tous les capitaux américains.

Guevara : Pas pratiquement, mais tous. Peut-être qu’un certain capital a échappé [à l’expropriation]. Mais ce n’est pas que nous ne voulons pas [l’exproprier].

Président Mao : Avez-vous offert une compensation lorsque vous les avez expropriés ?

Guevara : Si [une société sucrière] nous achetait plus de trois millions de tonnes de sucre [avant l’expropriation], nous offrions une compensation entre 5 et 25 % [de la valeur du sucre acheté]. [Les gens] qui ne connaissent pas la situation à Cuba ont du mal à comprendre l’ironie derrière cette politique.

Président Mao : Selon la presse, vous rendiez des capitaux et des bénéfices de 47 cavaleries par an, avec un taux d’intérêt annuel de 1 %.

Guevara : Seules les [entreprises] qui ont acheté plus de 3 millions de tonnes de sucre ont été indemnisées. S’ils n’achetaient pas, il n’y avait pas de compensation.

Il y avait deux banques canadiennes, relativement grandes. Nous ne les avons pas nationalisés, ce qui est conforme à notre politique intérieure et étrangère.

Président Mao : Il est stratégiquement acceptable de tolérer temporairement la présence de certaines entreprises impérialistes. Nous avons également quelques [entreprises impérialistes] ici.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Précisément comme HSBC [Hong Kong and Shanghai Banking Corporation], dont la présence est purement symbolique.

Guevara : Ces banques canadiennes à Cuba sont les mêmes que HSBC ici.

Président Mao : Vous [devriez] unir les ouvriers et les paysans, c’est-à-dire la majorité.

Guevara : Certaines personnes de la bourgeoisie se sont retournées contre nous et ont rejoint le camp ennemi.

Président Mao : Ceux qui se sont opposés à vous sont vos ennemis. Vous avez fait un excellent travail en supprimant les contre-révolutionnaires.

Guevara : Les contre-révolutionnaires ont commis des actes d’agression. [Par exemple] parfois, ils occupaient quelques îles, [auquel cas] nous les anéantissions immédiatement après. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous avons exécuté leur chef en lui tirant dessus quand nous les avons capturés. Leur équipement est venu des États-Unis et a été parachuté.

Président Mao : Vous avez également capturé plusieurs Américains [n’est-ce pas ?].

Guevara : [Ils ont été] immédiatement jugés et fusillés.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Le gouvernement américain a protesté et vous avez répondu.

Président Mao : Vous êtes fermes. Soyez fermes jusqu’au bout, c’est l’espoir [de la révolution], et l’impérialisme sera en grande difficulté. Mais si vous hésitez et faites des compromis, l’impérialisme aura la vie facile [pour traiter avec vous].

Guevara : Dans la première étape de notre révolution, Fidel a proposé un moyen de résoudre le problème de l’attribution publique des maisons, car le gouvernement a la responsabilité de veiller à ce que chacun ait un logement. Nous avons confisqué les biens des grands propriétaires et les avons distribués au peuple. Les propriétaires de petites maisons conservent leurs propriétés comme auparavant.

Président Mao : Et ensuite ?

Guevara : Nous sommes maintenant dans la deuxième phase de la révolution, c’est-à-dire mettre fin au phénomène de l’exploitation de l’homme par l’homme. En lien étroit avec la situation intérieure et internationale, nous travaillons à la consolidation de notre régime : éradication de l’analphabétisme et du chômage (qui est dans un état particulièrement grave), développement du secteur industriel et renforcement de la réforme agraire.

Président Mao : Excellent. Vous avez influencé l’Amérique latine, et même l’Asie et l’Afrique. Ils seront influencés tant que vous ferez les choses correctement.

Guevara : Surtout l’Amérique latine.

Président Mao : La petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale latino-américaines ont peur du socialisme. Pendant un certain temps, vous ne devez pas vous précipiter dans les réformes sociales. Cette méthode vous permettra de gagner la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale d’Amérique latine. Après la victoire, toutes les entreprises de Jiang Jieshi [Chiang Kai-shek] ont été nationalisées et les entreprises qui auparavant appartenaient à l’Allemagne, à l’Italie et au Japon sont par la suite devenues le patrimoine de Jiang, ce qui a permis au capital d’État d’atteindre 80 % de tout le capital industriel. Bien que la bourgeoisie nationale ne possédait que 20 % [de tout le capital industriel], elle employait plus d’un million de travailleurs et contrôlait tout le réseau commercial. Il nous a fallu près de sept ans pour résoudre ce problème. [Nous] leur avons donné des emplois, des droits de vote, une gestion mixte public-privé et des rachats d’entreprises, dans l’espoir de résoudre ce problème. Cette solution [commune] les a satisfaits et a eu un bon effet relatif à l’étranger. Après avoir vu cette solution, même si la bourgeoisie asiatique n’était pas tout à fait satisfaite, elle était d’accord que ceci était une façon acceptable de les rassembler et qu’il était bien de faire appel à la politique d’achat d’actions. Le problème du secteur de l’artisanat urbain et de la petite bourgeoisie a également été affronté par le biais des coopératives.

Guevara : Nous devons apprendre de l’expérience des autres pays, y compris de la Chine et d’autres pays socialistes. Quant à la bourgeoisie, nous leur avons donné du respect, du travail et de l’argent, en espérant qu’elle ne quitterait pas le pays. Nous avons aussi donné des salaires aux techniciens. Traditionnellement, nous n’avons pas d’industrie artisanale, donc nous n’avons pas de problèmes dans ce sens. Nous avons réuni les chômeurs dans les coopératives, qui en retour leur donnent du travail.

Président Mao : Les Etats-Unis ne veulent pas que Cuba ait une bourgeoisie nationale. C’est le même cas du Japon en Corée et dans le nord-est de la Chine [par exemple, la Mandchourie], et le cas de la France au Vietnam. Ils ne permettent pas aux populations locales de construire de grandes usines.

Guevara : C’est similaire à ce qui s’est passé en Amérique latine. Afin de détruire les forces féodales, l’impérialisme a promu la bourgeoisie nationale. La bourgeoisie nationale pourrait également exiger des taxes à l’importation plus élevées. Mais elle ne s’est pas battue pour les intérêts nationaux ; en fait, elle était de connivence avec l’impérialisme.

Président Mao : J’ai une question : l’industrie sidérurgique brésilienne est-elle liée aux États-Unis en termes de capitaux ?

Guevara : Les principales usines métallurgiques du Brésil ont été créées avec des capitaux américains.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Quel est le pourcentage du capital américain ? Le Brésil produit 1,6 million de tonnes d’acier [par an].

Guevara : Le montant total du capital de la plus grande usine du Brésil n’est pas tout à fait clair. Mais sur le plan technologique, il est complètement dépendant des États-Unis. Le Brésil est un grand pays, mais il n’y a pas vraiment de différence substantielle entre lui et les autres pays d’Amérique latine.

Président Mao : J’ai une autre question. Il vous a fallu plus de deux ans entre votre débarquement initial à Cuba et le moment de la victoire finale. Est-il possible qu’un autre pays d’Amérique latine suive ce modèle ?

Guevara : On ne peut pas répondre à cette question d’une seule manière [yigaierlun]. En fait, vous avez plus d’expérience et une analyse plus perspicace [que nous]. À mon avis, Cuba a eu plus de difficultés que les autres pays d’Amérique latine à lancer une révolution. Il n’y avait cependant qu’un seul facteur favorable : nous avons remporté la victoire en profitant de la négligence des impérialistes. Les impérialistes n’ont pas concentré leurs forces s’occuper de nous. Ils pensaient que Fidel allait leur demander des prêts après la victoire et qu’il coopérerait avec eux. [Par contre,] déclencher une révolution dans d’autres pays d’Amérique latine serait confronté au même danger que le Guatemala - les États-Unis interviendraient en envoyant des marines. [1]

Président Mao : Y a-t-il des différences [entre ces pays d’Amérique latine] en termes de situation interne ?

Guevara : Politiquement, il y a [des différences]. Mais en termes sociaux, [tous ces pays] se répartissent en deux ou trois catégories. Trois pays ont une lutte armée [en développement] : le Paraguay, le Nicaragua et le Guatemala.

Président Mao : Les États-Unis ont maintenant dirigé leurs lances [duifu] vers le Guatemala et le Nicaragua.

Guevara : En Colombie et au Pérou, la possibilité d’un grand mouvement révolutionnaire populaire est en train d’émerger.

Président Mao : Comme je l’ai dit, au Pérou, la majorité de la population a besoin de la terre. Egalement en Colombie.

Guevara : Le cas du Pérou est intéressant. Elle a toujours eu la coutume du communisme primitif. Pendant leur règne, les Espagnols ont introduit la féodalité et l’esclavage. Mais le communisme primitif n’a pas disparu pour autant. Au contraire, il survit jusqu’à présent. Le Parti communiste a remporté les élections à Cuzco. Cette lutte [pour une victoire électorale communiste] est en lien avec la lutte raciale. De nombreux Indiens vivent au Pérou, mais seuls les blancs et les métis peuvent posséder des terres et être propriétaires.

Président Mao : La population indigène compte entre 9 et 10 millions d’habitants, alors que la population espagnole n’est estimée qu’à dix mille.

Guevara : Ces chiffres ont peut-être été exagérés. Le Pérou compte 12 millions d’habitants, dont 10 millions d’indigènes et 2 millions de blancs.

Président Mao : [Le Pérou est] semblable à l’Afrique du Sud. L’Afrique du Sud ne compte que 3 millions d’Anglais.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Il y a 3 millions d’Anglais, 1 million de Néerlandais, 1 million de métis, 8 millions de Noirs et un demi-million d’Indiens. Les personnes appartenant à ces deux dernières catégories vivent dans les conditions les plus misérables. Seuls les blancs ont le droit de vote.

Guevara : L’esclavage existe toujours au Pérou. La terre est vendue avec les personnes incluses.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Comme le Tibet dans le passé.

Guevara : Dans ces régions reculées, les gens n’utilisent pas l’argent. Lorsqu’il est vendu, [le vendeur] place les marchandises sur un côté de la balance et les pièces de cuivre sur l’autre côté pour les mesurer. Ils n’utilisent pas de factures là-bas.

Président Mao : La situation en Colombie est quelque peu différente, [n’est-ce pas ?]

Guevara : La Colombie a un féodalisme plus faible mais une présence catholique plus forte. Les propriétaires terriens et l’Église catholique sont de mèche avec les États-Unis. Les indigènes sont pauvres mais pas esclaves. Les forces de la guérilla étaient autrefois présentes en Colombie, mais elles ont maintenant cessé de se battre.

Président Mao : Cuba a-t-elle des relations diplomatiques avec d’autres pays d’Amérique latine ?

Guevara : Plusieurs pays se sont associés et ont durci leurs relations avec Cuba. Ces pays sont Haïti, la République dominicaine et le Guatemala. La Colombie, le Salvador et le Honduras ont déclaré ensemble que l’ambassadeur cubain était persona non grata. Le Brésil a retiré son ambassadeur, mais pour une autre raison.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Il y a sept pays au total.

Président Mao : Dans ce cas, [Cuba] a des relations avec la plupart des pays : 19 [pays d’Amérique latine] moins 7 égale 12.

Guevara : [Cuba] n’a pas de relations avec les 3 premiers [Haïti, République dominicaine et Guatemala]. Dans les quatre derniers pays [Colombie, El Salvador, Honduras et Brésil], il y a des chargés d’affaires cubains, mais pas d’ambassadeur cubain. Pour les Cubains, aller au Brésil, c’est comme aller de l’autre côté du rideau de fer.

Président Mao : Quelle sont les caractéristiques des guerres au Guatemala et au Nicaragua ? S’agit-il de guerres soutenues par les peuples ?

Guevara : Je ne peux pas donner une réponse précise. J’ai l’impression que [la guerre au] Guatemala est [une guerre populaire] alors que [la guerre] au Nicaragua est tout simplement de type conventionnel. [Ils sont] loin [de Cuba]. Je n’ai aucune idée [de la nature de leurs guerres]. Ce n’est qu’une réponse subjective.

Président Mao : Ce qui se passe au Guatemala est-il lié à [Jacobo] Arbenz [Guzman] ?

Guevara : Je n’ai vu que la déclaration d’Arbenz à ce sujet avant mon départ pour la Chine. La révolution [là-bas] est peut-être de nature populaire.

Président Mao : Donc, Arbenz est maintenant à Cuba ?

Guevara : Oui, à Cuba.

Président Mao : Il a été en Chine et en Union soviétique. C’est une personne sympathique.

Guevara : Nous lui faisons confiance. Il a commis quelques erreurs dans le passé, mais il est franc, ferme et digne de confiance

(le président Mao a invité tous les membres de la délégation à un dîner, au cours duquel ils ont continué à discuter).

Guevara : Il y a deux choses presque identiques entre la Chine et Cuba qui m’ont beaucoup impressionné. Lorsque vous faisiez la révolution, l’attaque de Jiang Jieshi contre vous était [appelée] encerclement et annihilation [weijiao], deux mots qui ont également été utilisés par les réactionnaires dans notre cas. Les stratégies [utilisées par eux] étaient les mêmes.

Président Mao : Lorsque des corps étrangers entrent dans le corps, des globules blancs les entourent et les annihilent. Jiang Jieshi nous considérait comme des bactéries et voulait nous détruire. Nous l’avons combattu à intervalles réguliers pendant 22 ans, avec deux collaborations et deux ruptures qui ont naturellement prolongé le délai. Lors de la première collaboration, nous avons fait [l’erreur de suivre] l’opportunisme de droite. Un groupe de droite a émergé au sein du parti. Le résultat a été que Jiang Jieshi a purgé le parti, s’est opposé au communisme et a réprimé par la guerre, et cela s’est produit pendant l’Expédition du Nord. La deuxième période, de 1924 à 1927, n’est qu’une période de guerre. Ils ne nous ont laissé aucune issue, tout comme Batista qui ne vous a laissé aucune issue. Jiang Jieshi nous a appris, ainsi qu’au peuple chinois, tout comme Batista vous a appris, à vous et au peuple cubain : il n’y a pas d’autre issue que de prendre les armes et de se battre. Aucun d’entre nous ne savait comment se battre et nous n’étions pas préparés à nous battre non plus. Le Premier ministre et moi-même sommes des intellectuels ; lui (en référence à Li Xiannian, Vice-Premier ministre) était un travailleur. Mais quel choix avions-nous ? Il [Jiang Jieshi] voulait nous achever.

(Le président Mao lève son verre et propose de porter un toast au succès de la révolution populaire cubaine et à la santé de tous les membres de la délégation)

Président Mao : Une fois que la guerre a éclaté, elle a continué pendant les dix années suivantes. Nous avons construit des zones de base, mais nous avons fait [l’erreur de suivre] l’opportunisme de la droite ; et lorsque la politique a trop penché vers la gauche, nous avons par conséquent perdu des appuis et avons été contraints de battre en retraite dans ce qui était la Grande Marche. Ces erreurs nous ont enseigné- en fait, nous avons fait deux erreurs, une de droite et une de ’gauche’ - et nous avons retenu la leçon. Lorsque le Japon est entré en guerre avec la Chine, nous avons coopéré à nouveau avec Jiang Jieshi, une expérience que vous n’avez pas eue.

Guevara : C’est une chance que nous ne l’avons pas eue [cette expérience, NdT].

Président Mao : Vous n’avez pas eu la possibilité de coopérer avec Batista.

Guevara : Batista n’avait pas de contradictions avec les Américains.

Président Mao : Jiang Jieshi est le chien de garde des Britanniques et des Américains. Lorsque le Japon a envahi [la Chine], Jiang Jieshi a désapprouvé. Dans la troisième période, [qui a duré] 8 ans [1937 - 45], nous avons coopéré avec Jiang Jieshi pour combattre le Japon. La coopération n’était pas bonne, [car] Jiang Jieshi représentait la classe capitaliste comprador, étant l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et de l’Amérique. Dans la quatrième période, après l’expulsion du Japon, Jiang Jieshi nous a attaqués ; nous avons passé un an à nous défendre [contre lui], puis nous avons contre-attaqué, ce qui nous a pris trois ans et demi au total ; en 1949, nous avons remporté la victoire dans tout le pays et Jiang Jieshi s’est enfui à Taiwan. Vous n’avez pas d’île de Taiwan.

Le premier ministre [Zhou Enlai] : vous avez l’île de Binuo [isla de Pinos, île des Pins), aujourd’hui isla de la Juventud, NdT]. Mais avant que Batista n’ait eu la chance de s’enfuir vers cette île, ils l’ont prise.

Président Mao : C’est bien qu’ils l’aient prise.

Guevara : La possibilité que les États-Unis nous attaquent demeure.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Les Américains ont essayé d’attaquer l’île des Pins.

Président Mao : Ainsi, l’impérialisme américain est notre ennemi commun, et il est aussi l’ennemi commun de tous les peuples du monde. Vous avez tous l’air très jeunes.

Guevara : Nous n’étions même pas encore nés quand vous avez commencé la révolution, sauf lui (en désignant le commandant Suñol) qui était déjà né. Il a 35 ans, c’est le plus âgé d’entre nous.

Président Mao : Dans le passé, nous avons fait la guerre. Aujourd’hui [nous] devons nous battre dans la construction.

Suñol : Défendre la révolution.

Guevara : La Chine a aussi quelque chose d’autre en commun avec Cuba. L’évaluation de la situation [faite lors du] congrès du PCC [Parti communiste chinois] en 1945 dit : certains dans les villes méprisaient la campagne ; notre lutte était divisée en deux parties : l’une était la guérilla dans les zones montagneuses et l’autre les grèves dans les villes ; les gens qui ont promu les grèves méprisaient ceux qui combattaient dans la guérilla dans les zones montagneuses. En fin de compte, ceux qui ont encouragé les grèves ont échoué.

Le premier ministre [Zhou Enlai] : Très similaire...

Le président Mao : Se conforter en dilapidant ses forces est de l’aventurisme. [Tant qu’ils seront] incapables de faire preuve d’attention à la campagne, il ne sera pas facile pour les habitants des villes de s’allier aux paysans.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : ...je me suis rendu compte après avoir lu votre article du 5 octobre (il se réfère à la note de Guevara, publiée dans le magazine Verde Olivo, sur l’étude de l’idéologie révolutionnaire cubaine [1] ). J’ai lu le résumé de cet article et les questions qu’il soulève. Vous pouvez être considéré comme un intellectuel.

Guevara : Je n’ai pas encore atteint le stade d’un intellectuel.

Président Mao : [Vous êtes] devenu un auteur. J’ai moi aussi lu un résumé de votre article, et je suis tout à fait d’accord avec vos propos. [L’article] peut probablement avoir une influence en Amérique latine.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Avez-vous apporté le texte complet ?

Guevara : Je vais essayer de le trouver.

Président Mao : Vous avez proposé trois principes dans vos articles. Le peuple peut vaincre les réactionnaires. Il ne faut pas attendre que toutes les conditions soient réunies pour lancer la révolution. Quel est le troisième principe ?

Guevara : Le troisième principe est qu’en Amérique latine, la tâche principale se concentre dans les zones rurales.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Il est très important de lier la révolution aux zones rurales.

Guevara : Nous sommes très attachés à ce point.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Certains amis latino-américains ne prêtent pas attention aux paysans, alors que vous avez fait très attention à ce point et vous avez réussi. Avec la révolution chinoise c’est la même chose : beaucoup de gens n’ont pas prêté attention à la contribution des paysans, alors que le camarade Mao Zedong a porté beaucoup d’attention à ce point.

Président Mao : L’ennemi nous a appris cela, en ne nous permettant pas d’exister dans les villes. Il [Jiang Jieshi] voulait tuer des gens. Que pouvions-nous faire d’autre ?

Guevara : Fidel [Castro] a trouvé un point très important dans les travaux du président Mao, ce que nous n’avions pas réalisé au début. Elle concerne le traitement généreux des prisonniers de guerre : soigner leurs blessures et les renvoyer. Nous avons compris ce point, qui nous a beaucoup aidés [dans notre lutte].

Président Mao : C’est la façon de désintégrer les troupes ennemies.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Votre article aborde également ce point.

Guevara : Ce [point] a été ajouté plus tard. Au début, nous enlevions les chaussures et les vêtements des prisonniers, parce que nos soldats n’en avaient pas. Mais Fidel nous a interdit de le faire.

(Le président Mao lève son verre et propose un toast à la santé de Fidel.)

Guevara : [Les gens] ne mangeaient pas bien pendant la guérilla. Nous étions également à court de nourriture spirituelle. Nous ne pouvions pas lire des publications.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Lorsque le président Mao menait la guérilla, il envoyait souvent des gens chercher des journaux.

Président Mao : Traiter les journaux comme des sources d’information. Les journaux ennemis rapportent souvent les mouvements de l’ennemi, et sont une source d’information. Nous avons commencé la révolution avec plusieurs milliers de personnes ; [la taille des troupes] est ensuite passée à dix mille puis à trois cent mille ; à ce moment-là, nous avons fait l’erreur de ’gauche’. Après la Grande Marche, les trois cent mille ont été réduits à vingt-cinq mille. L’ennemi avait moins peur de nous. Lorsque les Japonais ont envahi [la Chine], nous avons voulu coopérer avec Jiang Jieshi. Il a dit que nous pouvions [coopérer avec lui], parce que comme [nous étions] si peu nombreux, il n’avait pas peur de nous. Le but de Jiang Jieshi était que les Japonais nous anéantissent. Mais il ne s’attendait pas à ce que nous passions de vingt mille à un million et plusieurs centaines de milliers après avoir combattu le Japon. Lorsque, après la reddition des Japonais, les troupes de Jiang Jieshi, au nombre de quatre millions, ont commencé à nous attaquer, nous avions un million de soldats et des bases de soutien avec une population de cent millions d’habitants. En trois ans et demi, nous avons battu Jiang Jieshi. Cette guerre [à cette époque] n’était plus une guérilla, c’était une guerre à grande échelle. Comme vous le mentionnez dans votre article, les avions, les canons, les chars, tout cela n’a pas joué un rôle fondamental. Jiang Jiechi avait tout, alors que nous n’avions rien de tout cela. Ce n’est que plus tard que nous avons capturé quelques canons.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Au cours de la dernière période, nous avons même saisi des chars.

Président Mao : Le principal [type d’armement que nous avons capturé] était l’artillerie. Cela nous a permis de créer des divisions d’artillerie, des brigades d’artillerie et des régiments d’artillerie. C’était du matériel américain.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Après la libération de Pékin, nous avons eu un défilé militaire. C’était du matériel américain. Les Américains n’étaient toujours pas partis. Le consul général américain et l’attaché militaire ont également assisté et observé le défilé.

Guevara : Au début de la guerre, les gens que je commandais dépassaient à peine une compagnie. Une fois, nous avons capturé un char et nous étions tous très heureux. Mais Fidel a voulu nous l’enlever. J’étais triste, et je n’ai obéi qu’après avoir reçu des bazookas en retour.

Président Mao : Même si les avions volent dans le ciel tous les jours, ils ne peuvent guère faire de victimes. [Les gens] peuvent porter des vêtements de camouflage. Les vêtements verts peuvent être utilisés pour changer l’apparence. Vous portez tous un uniforme. Vous êtes tous des soldats.

Guevara : Rodriguez (vice-ministre des affaires étrangères) n’est pas un soldat. A cette époque, il souffrait en prison.

Président Mao : Vous (s’adressant à Rodriguez) avez l’air très jeune.

Rodríguez : 25 ans.

Président Mao : Vous (s’adressant à Mora et Suñol) êtes des soldats.

Guevara : Le père de Mora est mort à la guerre. Suñol a été blessé à trois reprises, en six morceaux. J’ai été blessé deux fois. Rodríguez a été torturé en prison. Au début, nous n’avions que peu d’hommes. Même Fidel s’est battu avec sa propre arme. Nous n’étions que douze.

Président Mao : N’y avait-il pas quelque quatre-vingts personnes ?

Guevara : Le nombre a été progressivement réduit, ne laissant que douze personnes au final.

Président Mao : Ces douze personnes sont les graines. La température dans votre pays est bonne.

Guevara : [Cuba est] 22 degrés nord.

Président Mao : Vos terres sont aussi bonnes.

Guevara : Toutes les terres sont arables. Vous pouvez planter des cocotiers dans les zones sableuses. Mais il est difficile de faire pousser des cultures dans les montagnes.

Président Mao : La population de votre pays pourrait alors atteindre au moins 30 millions d’habitants.

Guevara : L’île de Java, en Indonésie, compte environ 50 millions d’habitants.

Président Mao : Vous devriez remercier [le général Ruben Fulgencio] Batista [y Zaldívar], tout comme nous sommes reconnaissants à Jiang Jieshi. Il nous a donné des leçons en tuant des gens.

[Alberto] Mora [Becerra] : Nous sommes également reconnaissants à Batista parce qu’il a mis plus de gens de notre côté.

Président Mao : Nous avons un autre maître : l’impérialisme. Il est notre éducateur permanent. Le meilleur professeur est l’impérialisme américain. Vous avez également eu deux professeurs : Batista et l’impérialisme américain. [Si je suis bien informé,] Batista est maintenant aux États-Unis. Est-ce qu’il pense à une éventuelle restauration [de son pouvoir (NdT)] ?

Guevara : Les partisans de Batista sont maintenant divisés en cinq fractions, qui ont choisi cinq candidats à la présidence. Ces candidats ont des points de vue différents les uns des autres. Certains s’opposent à Batista, tandis que d’autres se comportent plus ou moins comme lui.

Président Mao : Ils ne sont pas des concurrents pour Batista. Quel âge a Batista ?

Guevara : 60 ans.

Président Mao : Notre Jiang Jieshi a maintenant 74 ans et aspire chaque jour à retourner à Pékin.

Mora : Ces cinq candidats étaient tous des chefs de parti. On connait leurs noms et eux aussi aspirent chaque jour à retourner à Cuba.

Guevara : Ils ont quitté l’Amérique centrale, quatre à cinq jours après notre victoire, et avaient prévu d’arriver à Cuba. Ils ont dit qu’ils venaient pour renverser Batista sans être informés que nous avions déjà obtenu la victoire de la révolution.

Président Mao : Il y a de nombreux pays d’Amérique centrale. À mon avis, la République dominicaine est prometteuse, parce que là-bas tout le monde s’unit contre [Rafael Leonidas] Trujillo [Molina].

Guevara : C’est difficile à dire. Trujillo est le plus ancien dictateur [changshu] d’Amérique latine. Les Américains pensent à s’en débarrasser.

Président Mao : Les Américains ne veulent pas de Trujillo ?

Guevara : Tout le monde est contre lui. C’est pourquoi il doit être remplacé.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : Comme [le leader sud-vietnamien] Ngo Dinh Diem et [le leader sud-coréen] Syngman Rhee.

Président Mao : Ngo Dinh Diem est maintenant le plus pleurnicheur [dafalaosao].

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : La vie d’un « vendu » n’est pas facile.

Président Mao : Maintenant, les Américains ne veulent pas de Jiang Jieshi. Nous nous rattachons à lui. Ceux qui sont 100 % proaméricains sont pires que Jiang Jieshi, qui n’est proaméricain qu’à 99 %. Il veut toujours garder ses racines.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : C’est une question de dialectique.

[Commandant Eddy] Suñol : Je pense que vous vous attendez à ce que Jiang Jieshi revienne.

Président Mao : S’il rompt avec les États-Unis, nous lui ferons une place dans notre gouvernement.

Le Premier ministre [Zhou Enlai] : C’est encore mieux s’il ramène avec lui le Taïwan.

Président Mao : Bien qu’il semble qu’il ne soit pas intéressé à revenir.

* * *

Source : Archives du ministère des Affaires étrangères de Chine, n° 202-00098-01, p. 1-14. Selon la version anglaise du projet historique international sur la guerre froide de Zhang Qian.

Photos :

Le Che Guevara avec le Président Mao à table, novembre 1960

Che Guevara avec Zhou Enlai, 19 novembre 1960

Che Guevara en Chine 1960

L’actrice chinoise Fan Bingbing, (范冰冰) grande admiratrice du Che - Photo 2010

[1] Une allusion claire au renversement de Jacobo Arbenz, soutenu par la CIA, en 1954.

[2] Référence à ’Notas para el estudio de la ideología de la revolución cubana’ d’Ernesto Guevara, Verde Olivo (magazine des forces armées cubaines), 8 octobre 1960.


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Claude Lanzmann. Le Lièvre de Patagonie. Paris : Gallimard, 2009.
Bernard GENSANE
Il n’est pas facile de rendre compte d’un livre considérable, écrit par une personnalité culturelle considérable, auteur d’un film, non seulement considérable, mais unique. Remarquablement bien écrit (les 550 pages ont été dictées face à un écran d’ordinateur), cet ouvrage nous livre les mémoires d’un homme de poids, de fortes convictions qui, malgré son grand âge, ne parvient que très rarement à prendre le recul nécessaire à la hiérarchisation de ses actes, à la mise en perspective de sa (…)
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Ernesto "Che" Guevara

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