"Dans ce monde, moi je suis et serai toujours du côté des pauvres. Je serai toujours du côté de ceux qui n’ont rien et à qui on refuse jusqu’à la tranquillité de ce rien."
Federico Garcia Lorca
« La violence est chose grossière chez les ouvriers (…) mais le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente de gestes désordonnés. Quelques hommes se rassemblent dans l’intimité d’un conseil d’administration et décident. Ainsi tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, se dérobe et s’évanouit dans une sorte d’obscurité. »
Jean Jaurès, 1906
Comme notre fin d’année repeinte en jaune a paru belle à tous ceux qui désespèrent depuis longtemps de l’inexorable avancée du rouleau compresseur de l’économie néo-libérale et de sa production d’inégalités sans cesse plus criantes ! Depuis près de quatre décennies, au gré des alternances factices, nous assistons impuissants à la dégradation de la qualité des services publics et de leur répartition territoriale, au recul de l’intérêt général au profit d’intérêts catégoriels « supérieurs », à la promotion grandissante de la richesse obtenue par la détention du capital au détriment des ressources tirées de l’exploitation de la force de travail, au bradage des entreprises publiques, bien commun de la Nation, aux « acteurs économiques » privés, à l’affaiblissement de la protection sociale solidaire et au renforcement concomitant de l’assurance privée inégalitaire, à la contention trompeuse du niveau du chômage par la progression fulgurante de la précarité de l’emploi, à l’impuissance organisée des pouvoirs publics devant les périls de la crise écologique, au refus systématique de lutter efficacement contre l’évasion fiscale grandissante, etc. La liste est longue des avatars de ce mode particulier du gouvernement de la société qui enrichit toujours plus une minorité de nantis, appauvrit la classe moyenne, délaisse une part croissante de la population du bas de l’échelle sociale. Dans le même temps, c’était aussi le désarroi, si ce n’était le désespoir, qui gagnait du terrain à force de résistances infructueuses face à la toute-puissance de l’économie marchande mondialisée et financiarisée bien servie par des classes politiques successives ayant abandonnées progressivement la volonté de peser vraiment sur le cours des évènements.
Tout ce qui vient d’être énuméré a été depuis longtemps étudié et dénoncé amplement par nombre de sociologues, d’économistes hétérodoxes, de psychanalystes, de cinéastes ou d’écrivains attentifs aux dérives de leur époque. Tous soulignèrent les dramatiques conséquences du délitement progressif de la société en maints endroits du territoire hexagonal. Ils parlèrent de déshumanisation coupable des politiques mises en œuvre au sommet de l’Etat. Les professionnels de la santé et de l’éducation en première ligne des « zones sensibles » ne pouvaient que confirmer le sombre diagnostic. A l’occasion , les gouvernants faisaient mine de s’apitoyer sur le sort des plus humbles qui de temps à autres – finalement peu souvent – sortaient de leur désarroi pour fomenter quelque « émeute de banlieue » bien vite réprimée. Durant près de quarante ans on alimenta donc une marmite de plus en plus bouillonnante sur laquelle on s’efforçait de maintenir fermement un couvercle que l’on pouvait supposer fragile. Dans le même temps l’on se persuadait que la démocratie se portait bien puisque les « institutions » continuaient de fonctionner normalement. On était d’autant plus enclins à penser ainsi que les humbles tellement maltraités votaient de moins en moins. Ils souffraient en silence, évitaient d’étaler au grand jour leur détresse, en avaient honte probablement. Et surtout, ils ne faisaient plus peur aux possédants contrairement à ce que l’on nommait autrefois « les classes dangereuses ». Bref, ils étaient « les invisibles ».
Alors, Macron s’avança ! Surgi d’on ne sait où, il était néanmoins formidablement sûr de lui : si la France ne va toujours pas mieux après tant de réformes et de cures d’austérité passées c’est que ses prédécesseurs avaient été trop timorés – pour ne pas dire inactifs - dans leur entreprise de « modernisation » du pays. Il affichait en même temps la volonté de redonner à la fonction présidentielle le lustre que la vulgarité de Nicolas Sarkozy et la nonchalance de François Holllande avait passablement écorné. Sur une scène politique en débandade, il triompha ! Parvenu à L’Elysée, il se mit aussitôt à la tâche, ne laissa à personne la possibilité de tempérer sa volonté de tout transformer promptement. Fort d’une écrasante majorité au Palais Bourbon, il empila les réformes qui passaient comme lettre à la poste. La plupart étaient marqués du même sceau : favoriser les détenteurs du capital qui forcément investiront davantage dans l’économie du pays et ainsi feront repartir l’emploi. Vieille recette jusque-là infructueuse mais qui cette fois, grâce aux bouchées doubles ou triples, va immanquablement, Français on vous le garantit, réussir … au bout du quinquennat. Rigueur budgétaire européenne oblige, les cadeaux fiscaux généreusement accordés aux possédants furent compensés en ponctionnant les classes moyennes sans améliorer le sort des moins favorisés de nos concitoyens. Pour cacher un peu la grosse ficelle de l’accroissement des inégalités ainsi provoquée le monarque proposa un plan « pauvreté » qui s’avéra cependant bien pauvre. Il ignora que la marmite ainsi bouillonnait de plus belle. Il ne comprit pas qu’un destin funeste lui était promis : c’est lui qui allait faire sauter à son corps défendant le couvercle de cette marmite surchauffée. Oui, c’est bien Jupiter qui faisait fièrement bouillir la marmite !
Brusquement, les « gilets jaunes » entrèrent en scène. Tout le monde politique et médiatique en fut surpris alors que personne n’aurait dû l’être si un minimum de vigilance avait été de mise. Disons-le tout net : nous avons là une insurrection, pas un simple mouvement social. Une insurrection alimentée par trois sources se rejoignant étroitement : injustice fiscale, injustice territoriale, mépris des « élites » pour « ceux qui ne sont rien ». Bien sûr, les tenants du système en place et leurs serviteurs zélés – dont beaucoup tiennent le haut du pavé des médias dominants- préfèrent y voir « le chaos », une manière tout-à-fait consciente de vider le mouvement en cours de son caractère éminemment politique et du même coup de son contenu de revendication sociale. Voir dans ce vaste mouvement uniquement la seule mauvaise humeur de quelques automobilistes ne rime évidemment à rien. Le mouvement n’est pas structurer comme le voudraient ceux qui enragent de ne pouvoir le manipuler aux fins de l’affaiblir et de l’éteindre mais il a commencé de s’organiser en divers points du territoire. Il en va ainsi, par exemple, de l’Appel de Commercy (Meuse) qui plaide en faveur de la constitution d’assemblées populaires locales. Les cahiers de doléances ouverts dans les mairies sont une autre manière de s’appuyer sur le « débat horizontal » pour faire naître les revendications, tout comme le fait de réclamer l’inscription dans la loi du principe du Référendum d’initiative citoyenne. La démarche consistant à refuser le pouvoir descendant du sommet de l’Etat sans que jamais il ne touche vraiment nombre de citoyens subvertit le politique traditionnel. C’est bien en cela qu’elle dérange. Tout comme les principes juridiques fondamentaux sous-tendus par cette démarche.
En effet, ce que soulève le mouvement des gilets jaunes - certes encore un peu confusément – c’est que la démocratie dont nous nous gargarisons à l’envi est très oublieuse de certains de ses principes juridiques fondateurs. Au fil du temps, le pouvoir politique s’est habitué à bafouer les deux principes fondamentaux de la fiscalité tels qu’ils ont été énoncés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le premier principe y exprime une exigence forte de justice : l’article 13 stipule que l’impôt est une « contribution commune qui doit être également répartie entre tous les citoyens, en fonction de leurs facultés ». Emmanuel Macron a débuté son mandat en imposant des mesures fiscales iniques au profit des plus riches, avec la suppression de l’ISF et la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (flat tax) de 30 % pour les revenus du capital, qui ne sont plus soumis à l’impôt progressif. Il est bien là le sentiment aggravé d’injustice fiscale. Cependant, signalons que l’actuel président n’a fait qu’amplifier le caractère inégalitaire du système fiscal français : la TVA rapporte à elle seule plus de 50 % de ces ressources à l’État. Or, les impôts indirects sur la consommation sont régressifs : ils pèsent davantage sur les pauvres que sur les riches car ces derniers consacrent à la consommation une moindre part de leurs revenus. La taxe sur les carburants, à l’origine de la révolte des gilets jaunes, est elle aussi une taxe sur la consommation, donc régressive. Soulignons que la France est l’un des pays où les impôts directs sur les revenus sont les plus faibles, en comparaison de la plupart des pays avancés ; or, les impôts directs sont les impôts les plus redistributifs, donc les moins injustes… Le second principe fiscal de la Déclaration de 1789 est une exigence formelle de démocratie. Il assume les conséquences du fait que l’impôt est un « bien commun », qui doit procéder de la participation directe de tous les citoyens et de leur contrôle. C’est ce que signifie l’article 14 : « Les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. » Ce que demandent justement les gilets jaunes, c’est d’être entendus à ce titre par les pouvoirs publics. Leur méfiance à l’égard du gouvernement comme des élus provient de ce que, dans le système politique actuel, le peuple se considère comme dépossédé de toute forme de contrôle sur les impôts dont il doit obligatoirement s’acquitter. Alors que l’idéologie néolibérale considère l’impôt comme une charge financière à « optimiser » et lui ôte ainsi tout contenu politique, les gilets jaunes, en élargissant leurs revendications à la justice fiscale, à la défense des services publics sur tout le territoire et à la démocratie directe, politisent légitimement l’impôt dans l’esprit des principes révolutionnaires de 1789. On comprend alors la grande inquiétude des « politiciens hors-sol » soucieux de garder intactes leurs confortables prérogatives et des journalistes de BFM attentifs à soigner leur audience dans les beaux quartiers.
Il fallait donc au plus vite reposer le couvercle sur la marmite brûlante. On commença par caricaturer le mouvement insurrectionnel. Sur ce point, la « gauche » modérée ne fut pas en reste. On alla avec minutie chercher dans les marges du mouvement les scories susceptibles de le discréditer aux yeux de « l’opinion » pour mieux lui cacher la réalité profonde de l’évènement. A ce jeu-là, les médias les plus en vue furent à la hauteur de leur habituelle servilité. Si les scories existaient bel et bien sous forme de déclarations xénophobes ou sexistes, de revendications farfelues ou extravagantes, de croyances en la théorie du complot, elles restèrent fort limitées et furent désavouées par le mouvement lui-même à mesure qu’il se développait. Ensuite, on instrumentalisa « les casseurs » pour discréditer le mouvement sans le dire vraiment tout en réprimant les insurgés sans trop de distinction. Ainsi, le pouvoir s’est particulièrement surpassé en affirmant que même les nazis s’étaient montrés plus corrects en ne saccageant pas l’Arc de Triomphe. Seule une grande misère intellectuelle et politique peut autoriser une si ignoble comparaison. Malgré toutes ces manœuvres, le soutien de l’opinion publique aux gilets jaunes ne faiblissait pas. Le Président parla enfin. Il parla mais se tut sur l’essentiel. Il fallait lâcher du lest pour retourner l’opinion mais ne rien céder sur le fond de la politique en cours. On ne touchera pas à la fiscalité, les réformes envisagées seront tranquillement mises en œuvre. La « casse » sociale et le « pillage » de la richesse nationale auront donc de beaux jours devant eux. Le souverain annonça néanmoins un « grand débat » reposant sur cinq points cardinaux - le cinquième « étant « l’immigration » que personne n’attendait à ce moment-là – qui devra « se tenir partout en France ». Un grand débat piloté d’en-haut pour bien montrer que l’on a tout compris ! Le samedi qui suivit la surréaliste allocution l’insurrection sembla marquer le pas. C’est que partout les forces de « l’ordre » étaient plus nombreuses que les gilets jaunes. Le couvercle avait-il commencé de refermer doucement la marmite ?
Dès le lendemain de la décrue apparente du mouvement, Richard Ferrand, homme-lige par excellence du Président, pérorait imprudemment non loin de son perchoir : il ne sera plus permis d’entraver la circulation, il faut maintenant aller à fond dans la démocratie, ne pas être uniquement dans la contestation. Ne rions pas ! L’ancien mutualiste ne s’est pas encore aperçu que sa démocratie est malade. Sur les ronds-points ce genre de discours ne peut évidemment pas être entendu. Il est possible de s’imaginer que l’insurrection est moribonde, la dissimuler sous un débordement de répression qui ne dit pas son nom, de croire que les gilets jaunes sont devenus « raisonnables », qu’ils vont redevenir invisibles. C’est oublier que cette grande effervescence sociale inédite d’une fraction de la population du pays que l’on entendait pas jusque-là à fait naître des aspirations fortes. Par leur luttes inattendue les gilets jaunes ont recréé des solidarités, entre eux d’abord, avec ceux qui les soutiennent ensuite. Ils ont longuement débattus, y compris de la nécessité de combattre la crise climatique, et ont ainsi (re)découvert les joies du partage d’idées et de causes communes. Bref, on ne les bernera pas si facilement. Comme le pouvoir « central » ne veut pas comprendre ce qui se joue là il faudra lui montrer de diverses manières – à inventer probablement – que la détermination des gilets jaunes pour une autre société et une autre démocratie est toujours intacte. Une République en marche c’est d’’abord l’imagination en marche. Maintenant que la police de M . Castaner s’apprête à « libérer » les ronds-points, aux gilets jaunes de faire bouillir une autre marmite, une marmite sans couvercle, à ciel ouvert. A suivre…
Yann Fiévet
17 décembre 2018