Ces remarques s’attardent sur quelques aspects du traitement de la guerre d’Ukraine par les médias dominants (c’est-à-dire, pour ce qui me concerne, par les chaînes de télévision de France 2 et France 3 et par Radio France (France Inter et France Info).
1. Les journalistes évoquent cette guerre comme si la France était officiellement belligérante aux côtés de l’Ukraine, contre la Russie. Cela est d’autant plus étonnant que la France n’est nullement en guerre avec la Russie ! Elle n’a pas rompu ses relations diplomatiques avec ce pays : il y a toujours un ambassadeur de Russie à Paris et un ambassadeur de France à Moscou (comme, d’ailleurs, en ont tous les pays de l’OTAN). Et il y a toujours, à Paris, un consulat de Russie et des journalistes russes en France. Mais le ton général des commentaires journalistiques est celui d’une nette hostilité envers la Russie.
2. Ce ton est surprenant envers un pays avec qui la France n’a plus été en guerre depuis 1856 (et encore étions-nous aller chercher les Russes chez eux, en Crimée, pour des buts de guerre du Royaume-Uni), et qui a apporté une contribution importante à la victoire en 1914-1918, et décisive en 1941-1945. Mais le souvenir des deux guerres mondiales et du compagnonnage d’armes semble avoir été estompé par la guerre froide. Les journalistes ont appris, au cours de leurs études, que l’URSS a soutenu le Vietminh durant la guerre d’Indochine, le FLN durant la guerre d’Algérie, et qu’en 1956, elle a stoppé, par un ultimatum, l’expédition de Suez menée conjointement avec le Royaume-Uni (et Israël). Ils ont également appris l’URSS est le pays qui a écrasé les révoltes de Berlin-Est (en 1953) de Budapest (en 1956), le Printemps de Prague (en 1968), qui était derrière les diverses répressions des révoltes polonaises (en 1956, en 1970, en 1981), la construction du Mur de Berlin, en 1961, et le pays qui a eu Staline comme dirigeant et qui a instauré le Goulag.
2.1. Ces événements ont beaucoup marqué les Français et, en 1991, à la disparition de l’URSS, il en est resté un sentiment inassouvi de revanche, de réparation, comme une espèce de "procès de Nuremberg du communisme" non instruit, que la presse de droite – et pas seulement d’extrême-droite – réclame régulièrement. Alors, faute d’intenter un procès posthume aux mânes de Georges Marchais, charge-t-on la Russie des péchés antécédents de l’URSS. Et, à cet égard, un lapsus est révélateur : plusieurs fois, au lieu de l’adjectif "russe", j’ai écouté les journalistes employer l’adjectif "soviétique", dont la première fois le 24 février, jour même de l’attaque russe.
2.2. On se demande s’il n’y a pas eu, chez certains journalistes, un sentiment de frustration à l’idée que le pays s’affaisse de l’intérieur, comme une montgolfière qui se dégonfle, plutôt qu’il ne s’écroule, dans la honte et l’opprobre, au milieu des flammes et des gravats, comme l’Allemagne nazie, en 1945. Peut-être aussi les militaires de l’OTAN, qui avaient monté des "Kriegespiele" (jeux de guerre sur cartes, avec figurines) durant des décennies, en imaginant des chevauchées de chars dans les plaines de Basse-Saxe ont-ils été également frustrés de ne pouvoir se mesurer à leurs homologues soviétiques. Cette guerre d’Ukraine ne leur en fournirait-elle pas l’occasion rêvée ?
3. On peut arguer que les journalistes ont pris parti (spontanément ? inconsciemment ?) pour un pays "faible" attaqué (sans déclaration de guerre et en violation du droit international), par un pays "fort", de surcroît dirigé par un dirigeant totalitaire (ou dictateur ou tyran) qui, à l’intérieur de son pays, mène de surcroît une politique réactionnaire, en s’appuyant sur l’Église orthodoxe.
3.1. Mais ces journalistes n’ont pas eu le même tropisme pour les Yéménites, en guerre depuis huit ans, et écrasés par les Saoudiens, Saoudiens auxquels la France livre les mêmes canons Caesar qu’elle a généreusement promis aux Ukrainiens. Et en manière de totalitarisme, le roi d’Arabie et le régent "MBS" rendent des points à Vladmir Poutine : interdiction de toute religion autre que l’Islam, statut inférieur de la femme, criminalisation de l’homosexualité, peine du fouet, assassinats extra-territoriaux (le journaliste Jamal Khashoggi tué et dépecé dans le consulat saoudien d’Istanbul). En ce qui concerne la "faiblesse" de l’Ukraine, on peut se demander s’il n’en va pas, de ce pays, comme il en va d’Israël : c’est-à-dire d’une sorte d’iceberg, dont la partie émergée (1/10e) est lestée, sous la ligne de flottaison, par la masse colossale (les 9/10e) des États-Unis et de leurs supplétifs.
4. A cet égard, cette guerre d’Ukraine n’est pas sans rappeler un précédent : celui de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, fin décembre 1979. On sait que cette guerre a contribué à affaiblir l’URSS, financièrement et moralement, et, dans une certaine mesure, qu’elle a précipité sa fin. Plus tard, Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Carter, s’est vanté d’avoir “ attiré l’URSS dans le piège afghan ”, afin de lui rendre “ la monnaie de sa pièce ” pour la guerre du Vietnam. Il se peut que Brzezinski n’ait rien prémédité du tout et qu’il n’ait fait qu’exploiter les circonstances, mais tout s’est passé comme si, pour l’Armée rouge, l’Afghanistan avait effectivement été un piège. Et tout se passe comme si, 43 ans plus tard (l’intervalle qui sépare la guerre franco-allemande de 1870-71 de la Première mondiale...) les Étasuniens réitéraient la même opération. Et comme si les Russes retombaient dans le même panneau...
4.1. Cette guerre “ couverte ” (par contraste avec une guerre “ ouverte ”), où l’on combat un pays par pays tiers interposé a été courant tout au long de l’Histoire, en ce qu’elle permet, à moindre coût, d’affaiblir un pays ennemi. Elle s’est pratiquée, de part et d’autre, durant la guerre froide. Les EU ont armé les "Contras" du Nicaragua et les Britanniques ont soutenu les royalistes yéménites contre les républicains yéménites (eux-mêmes aidés par Nasser) au cours de la guerre civile yéménite de 1962-1970. Des "conseillers" étasuniens de haut rang ont participé à l’opération Tempête d’août 1995, à l’issue de laquelle les Croates ont refoulé les Serbes. Et, plus loin dans le temps, au cours de la guerre de Trente ans, la France a mené pendant des années une guerre “ couverte ” contre l’Empereur du Saint-Empire Ferdinand II, en finançant ses adversaires (divers pays protestants, dont la Suède), avant d’entrer en guerre en 1635 (en théorie contre la seule Espagne, alliée de l’Empereur).
5. Plus haut, j’ai employé l’adverbe “ officiellement ” car, dans les faits, à peu près tous les pays de l’OTAN (dont la France) ont déclaré qu’ils livraient des armes aux Ukrainiens, et pas seulement des armes individuelles (fusils, pistolets-mitrailleurs, grenades...), mais aussi – et surtout – des armes lourdes, comme des chars d’assaut, des chasseurs-bombardiers, des canons de gros calibre, des missiles, éventuellement susceptibles de frapper le sol russe, etc.). La France a même dit qu’elle livrerait des canons Caesar (canons tractés de 155 mm, très mobiles, dont les obus portent à 50 km). Or, ces canons nécessitent un long entraînement pour être servis efficacement : pour qu’ils soient opérationnels tout de suite (et l’urgence s’impose, vu l’offensive des Russes), il faut qu’ils soient servis par des militaires français.
6. De fait, donc, les pays de l’OTAN sont en guerre avec la Russie, car leurs militaires y participent effectivement et sur place. Il y a quelques jours, à Northampton, j’ai vu, dans le Times, que des SAS étaient en Ukraine pour y entraîner des soldats ukrainiens. Les SAS sont des commandos britanniques hautement entraînés, chargés de la reconnaissance derrière les lignes ennemies, du sabotage et du repérage. De même, a-t-il été dit que le le croiseur russe Moskva, qui naviguait en mer Noire, avait été repéré par un avion-espion étasunien parti de la base de Sigonella, en Sicile. Que ce même avion aurait communiqué les coordonnées du Moskva aux servants des missiles et qu’il aurait aidé à diriger ces missiles.
7. Ce qui est curieux est que les journalistes n’évoquent guère cette belligérance à peine camouflée et n’aient guère l’air de s’en inquiéter alors qu’au début du conflit, ils ont présenté, de façon dramatisée, Vladimir Poutine agitant, avec ses généraux, la menace d’une guerre nucléaire avec l’OTAN en cas d’intervention de cette alliance dans la guerre. Ne croient-ils plus à cette menace, et pourquoi ? Ou n’y ont-ils pas cru dès les origines ? Plaideraient-ils avec la même ardeur pour que des soldats français, parmi lesquels leurs enfants, risquent leur vie en Ukraine ? Ou savent-ils que leurs enfants ne risquent rien, puisque l’armée française est désormais composée de professionnels ?
8. Autre chose étrange : on sait peu de choses du déroulement des opérations militaires. Alors que, dans d’autres conflits (les guerres arabo-israéliennes de 1967, 1973 et 1982), la guerre des Malouines de 1982, les deux guerres du Golfe (en 1991 et 2003) etc., les mouvements des unités étaient suivis presque heure par heure sur une carte, ici, c’est le flou, l’imprécision. On ne sait où en est l’offensive russe dans le Donbass ou contre Odessa. Ce dont il est question, ce sont des frappes (par avion ou par missile), sur tel ou tel point du territoire ukrainien, sans mention d’une direction stratégique. On ne sait à quel endroit de la mer Noire le Koursk a été touché et à quel autre endroit (puisqu’il semble avoir été remorqué) il a coulé.
9. Il est à souhaiter que cette guerre, qui est un énorme gâchis et a déjà occasionné des dégâts considérables (physiques et psychologiques), y compris parmi les soldats russes appelés, et qui ne savent pas pourquoi ils sont là – qui va nécessiter des années de reconstruction en Ukraine et susciter une animosité durable entre les deux peuples (d’autant plus regrettable que ce sont deux peuples proches, comme les Serbes et les Croates ou les Tchèques et les Slovaques) se termine le plus vite possible et que l’Ukraine recouvre son intégrité territoriale. Il ne faudrait pas que les Occidentaux (et notamment les Français) découvrent que leurs politiques et leurs journalistes les ont menés en bateau, comme lors des deux guerres du Golfe ou lors des guerres de Yougoslavie, notamment lors de la guerre du Kosovo.