Nous connaissions dans ses grandes lignes le programme mondial de torture et de kidnapping états-unien depuis quelques années, néanmoins, le résumé pourtant fortement censuré du rapport sur la torture du Sénat états-unien nous soulève le cœur par la litanie des actes criminels barbares que la CIA a perpétrés sur des ennemis réels ou imaginaires des Etats-Unis.
Les comptes-rendus antérieurs de la brutalité états-unienne à Abu Ghraib et Guantánamo font pâle figure à côté de l’exposé pourtant aseptisé "d’injections" rectales forcées et de prolapsus, de "quasi-noyades" répétées et de convulsions, de la mort par hypothermie d’un homme enchaîné, capturé suite à une erreur d’identité, de tabassages de personnes cagoulées et de pendaison par les poignets, de simulacre d’exécution, et de privation de sommeil pendant des périodes pouvant aller jusque 180 heures.
Ce qui a été publié n’est en fait qu’une mince part d’un ensemble bien plus grand, comprenant un nombre estimé à une centaine, voire plus de prisonniers détenus par les Etats-Unis torturés à mort. En plus de la pratique répandue du mensonge, du camouflage et de l’impunité, c’est une histoire que les chantres de "l’exception" américaine vont avoir beaucoup de mal à vendre à travers le monde. Par ailleurs, ceci n’est guère dérogatoire au bilan de la CIA : coups d’état, escadrons de la mort, écoles de torture et guerre secrète remontant à quelques décennies, dont une partie a été révélée par un rapport antérieur du Sénat dans les années 1970.
Il n’y a bien sûr rien d’exceptionnel dans le fait que des états qui prônent les droits de l’homme et la démocratie fassent absolument le contraire lorsque ça les arrange. Malgré les modifications apportées obligeamment par le Sénat, la Grande Bretagne est mouillée jusqu’au cou dans la perpétration d’actes de barbarie par la CIA, participant au kidnapping et à la torture de Bagram à Guantanamo, tandis qu’elle perpétrait elle-même ses propres brutalités en Irak et en Afghanistan.
Aussi on penserait que ce rappel des atrocités commises au nom de la guerre contre le terrorisme ne soit guère le bon moment pour la Grande Bretagne d’annoncer l’installation au Moyen-Orient de sa première base militaire permanente depuis quatre décennies. Après tout, la présence de troupes occidentales et le soutien aux régimes arabes dictatoriaux furent les raisons premières invoquées par Al-Qaïda pour justifier son djihad contre l’Occident.
Les campagnes de bombardement, d’occupation et d’invasion ultérieures menées par les Etats-Unis, la Grande Bretagne et d’autres pays ont été sans cesse évoquées par ceux qui y ont opposé une résistance dans le monde arabe et musulman, ou qui ont lancé des attaques terroristes en Occident. Mais la semaine dernière, le ministre des affaires étrangères Phillip Hammond a fièrement déclaré que la Grande Bretagne allait revenir sur son retrait de la région à "l’est de Suez", de la fin des années 1960 et ouvrir une base navale pour le "long terme" à Bahrein, autocratie du Golfe.
Dans le discours officiel, il s’agit de protéger les "intérêts durables" de la Grande Bretagne et de préserver la stabilité de la région. Mais pour ceux qui se battent pour le droit à l’auto-détermination, le message ne pourrait être plus clair. La Grande Bretagne, ancienne puissance coloniale, et les Etats- Unis, dont la 5ième flotte est déjà basée à Bahrein, apportent leur appui aux dirigeants non élus de l’ile. Il n’est guère étonnant qu’il y ait déjà eu des protestations contre cette base.
Les Bahreïnis qui font campagne pour la démocratie et les droits civiques, dans un état où la majorité est chiite et les dirigeants sunnites, participèrent aux soulèvements arabes de 2011. Avec le soutien des Etats-Unis et de la Grande Bretagne, l’Arabie Saoudite et les EAU ont écrasé les protestations. Arrestations de masse, répression et torture suivirent.
Trois ans plus tard, la situation des droits de l’homme à Bahreïn s’est aggravée, et même le gouvernement états-unien exprime des inquiétudes. Mais les ministres britanniques, quant à eux, ronronnent sur l’état d’avancement des "réformes" introduites par la monarchie, louant des élections bidon à un parlement dénué de pouvoir, boycottées par les principaux partis d’opposition. La semaine dernière la militante bahreïnie Zainab al-Khawaja fut condamnée à trois ans d’emprisonnement pour avoir déchiré la photo du roi. Son père purge déjà une peine de prison à perpétuité pour avoir encouragé une manifestation pacifique.
En réalité, le rôle principal de la base britannique ne sera pas de soutenir à bout de bras le régime bahreïni, mais de contribuer à protéger l’ensemble du réseau de gouvernements dictatoriaux du Golfe assis sur ses immenses réserves de pétrole et de gaz – et de fournir un tremplin aux interventions futures dans l’ensemble du Moyen Orient. Les troupes britanniques n’ont jamais réellement quitté la région et ont pris part aux interventions successives.
Les Etats-Unis eux-mêmes contrôlent tout un archipel de bases militaires partout dans le Golfe : au Koweït, au Qatar, à Oman et dans les EAU, ainsi qu’à Bahreïn. Et malgré le virage tant annoncé de Barack Obama vers l’Asie, il est clair qu’ils sont dans le Golfe pour longtemps. Après que les Etats-Unis ont accepté le renversement du dictateur égyptien Moubarak il y a trois ans, les autocrates du Golfe cherchent une sécurité renforcée, que la Grande Bretagne et la France sont tout disposés à apporter. Pour l’élite londonienne, le Golfe ce n’est plus seulement le pétrole et le gaz, mais également les ventes d’armes et la finance – et un réseau de contacts politiques, commerciaux, et dans le domaine du renseignement qui sont d’une importance primordiale pour l’establishment britannique.
Ainsi les forces armées britanniques cherchent aussi à renforcer leur présence dans les EAU, à Oman, au Qatar et au Koweït. Il est crucial que ces états, créations coloniales demeurent sous le joug de leur famille régnante et que la démocratisation soit remise à plus tard. C’est la seule garantie pour cette relation corrosive de perdurer – au dépens de populations privées de leurs droits civiques et d’armées de travailleurs migrants outrageusement exploités.
A plus grande échelle, le retour de la dictature en Egypte soutenue par l’Occident, pays le plus important du monde arabe, a contribué à rétablir les conditions qui ont initialement mené à la guerre contre le terrorisme. Obama a échangé le programme de kidnapping et de torture de la CIA de l’ère Bush pour un déploiement accru de forces spéciales, et des assassinats exécutés par des drones de la CIA de personnes ciblées le plus souvent en raison de leur "signature" – telle que homme en âge de combattre. Et les forces britanniques ont cette semaine été accusées d’entraîner des escadrons de la mort kenyans qui ciblent de présumés militants islamistes, et de leur fournir des renseignements.
L’impact de tout ceci – les révélations de l’orgie de torture commise par la CIA, la domination militaire croissante de l’Occident, les perspectives de changement démocratique qui s’amenuisent – sur le monde arabe et musulman devrait maintenant être évident, ainsi que les répercussions sociales dans des pays comme la Grande Bretagne.
Mais étant donné son nouvel engagement de stationner des troupes à Bahreïn, il ne subsiste aucun doute quant à la position du gouvernement britannique : derrière l’autocratie et les "intérêts durables". De la même façon que le refus de demander des comptes aux gouvernements états-uniens précédents pour leur pratique de la terreur et de la torture a préparé le terrain pour ce qui s’est produit après le 11 septembre, le fait que le Parlement ne discute même pas la décision d’installer des garnisons dans le Golfe est un sinistre présage. La nouvelle base militaire de la Grande Bretagne n’est pas dans l’intérêt du peuple britannique, ni de Bahreïn, ni même du Moyen-Orient dans son ensemble – c’est un danger pour nous tous, ainsi qu’une insulte.
Seumas Milne
The Guardian, mercredi 10 décembre 2014
Traduit de l’anglais par Micheline Borceux