Parfois, dans la vie, on joue en même temps de chance et de malchance.
Un samedi, vers 16 heures 30, je me trouvais sur la RN 20, à 10 kms au nord de Limoges. On connaît bien le scandale de cette route nationale, la seule route française à deux voies reliant deux capitales régionales, alors qu’un peu plus au sud, une autoroute gratuite nous fait traverser rapidement les magnifiques paysages de Corrèze.
Soudain, le câble de l’embrayage de ma voiture cassa net. Par bonheur, je roulais lentement en prévision du franchissement d’un rond-point. J’étais à plus de 300 kilomètres de chez moi, la veille d’un long pont férié, il pleuvait à seau. Heureusement, le dieu des automobilistes m’avait fait tomber en panne à cent mètres d’un garage où tout le monde se mit en quatre pour me dépanner.
Sous les trombes d’eau, nous poussâmes, un des employés et moi, le véhicule jusqu’au garage (le long d’une petite route légèrement montante, tout de même). Ce même employé téléphona promptement au concessionnaire de la marque de Limoges. Autre miracle : il restait au magasinier, non pas cinq, non pas deux, mais UN câble d’embrayage pour ce type de véhicule.
La réparation dura quelque temps : je me demandais quand on finirait par construire des voitures dont les pièces des moteurs seraient facilement accessibles aux mécaniciens.
J’eus le loisir de discuter tranquillement avec Jacques, mon réparateur providentiel, et son collègue, à la bouille et au nom pas très limousins : Guenadi.
Jacques m’expliqua qu’avant d’être recruté par ce garage comme mécano, il avait possédé sa propre concession automobile, mais qu’il avait été ruiné en deux temps trois mouvements par de très mauvais payeurs. Escroqué d’environ 60000 euros, il avait tout perdu : son affaire, sa maison, et sa femme qui avait craqué après deux ans de tracasseries juridiques et administratives. à‚gé de quarante-trois ans, Jacques savait bien que la reconstruction de sa vie serait beaucoup plus longue que la démolition.
Guenadi, quant à lui, était moldave (j’avais enfin trouvé un plombier polonais). Mécanicien auto de formation, il avait quitté son pays après la chute du Mur et s’était d’abord fixé en Allemagne. Il avait quitté ce pays et ses bons salaires pour la France car « le social », chez nous, était plus avantageux qu’outre-Rhin, même si Sarkozy était en train de lui « tordre le cou ». Il m’expliqua qu’avant la chute du communisme, la Moldavie comptait quatre millions et demi d’habitants, mais qu’il n’en restait plus que deux aujourd’hui. Tous ceux qui en avaient eu la possibilité avaient fui un pays mis en coupe réglée par les anciens dirigeants qui s’étaient convertis du jour au lendemain aux bienfaits du capitalisme le plus débridé en fermant les usines, en vendant les machines, en licenciant à tour de bras (rappelez-moi le nom de cette grande slavisante, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française, qui nous expliquait il y a vingt ans que, pour les pays de l’Est, le capitalisme, la libre entreprise, c’était le Salut) . Bref, la nouvelle classe dirigeante moldave donnait corps à une prédiction d’une veille roumaine juste après l’exécution des Ceaucescu : « les fils de nos maîtres seront bientôt les maîtres de nos fils. »
Dans l’histoire, je n’avais perdu que deux petites heures (et cent vingt euros), mais ces deux hommes m’avaient beaucoup appris sur la vie et sur le monde comme ils vont.