1. Docteur Harba, vous dites que l’invasion de l’Irak par les hordes « daechistes » [de l’EIIL] est une conséquence de la résistance de la Syrie durant trois années ; Daech ayant échoué en Syrie, il s’est déplacé en Irak. De son côté, Daech a clairement annoncé que ce à quoi nous assistons aujourd’hui est le point de départ de l’édification effective de l’« État Islamique en Irak et au Levant ». Si jamais ils y arrivent, jusque quand l’Irak pourra-t-il éviter la partition du pays et/ou une guerre confessionnelle ? Dans ce cas, ne peut-on craindre que cela ne se répercute sur la Syrie ? Et, partagez-vous l’analyse de ceux qui pensent que c’est un coup porté, avant tout, contre l’Iran ?
Ceux qui soutiennent le terrorisme en Syrie sont ceux-là mêmes qui le soutiennent en Irak, et par les mêmes moyens. Mais avant de répondre à vos questions, je dirai que nous sommes favorables à tout effort international qui déciderait de briser le terrorisme non seulement en Syrie et en Irak, mais partout dans le monde.
Ceci étant dit, cela fait trois années que le terrorisme, quel que soit le nom qu’il se donne, tue des Syriens. Cependant, il n’a pas réussi à réaliser les objectifs de tout ce qui a pu être planifié par les Services de renseignement et les chambres opératoires américano-sionistes, ou autres ; alors que trois jours lui ont suffi pour réussir en Irak. Et, je pense qu’il lui faudrait trois heures seulement pour réussir en Jordanie !
Maintenant, croire que cette offensive de Daech a été menée sur l’Irak sans que les Etats-Unis ne le sachent, alors que leurs réseaux d’espionnage et de satellites sont constamment braqués sur notre région, est d’une extrême naïveté. D’autant plus, que ces hordes sauvages ont traversé des espaces désertiques avec armes, véhicules, et matériels... D’ailleurs, j’ai pu lire aujourd’hui que l’Ambassade US était au courant [1].
Certes, il est désormais plus que probable que les daechistes ont bénéficié de complicités internes [2], notamment celle du gouverneur de la province de Ninawa, Assir al-Noujaïfi ; lequel, et c’est un fait, avait rendu visite au gouvernement d’Erdogan et avait rencontré le chef des services secrets turcs, Hakan Fidan, une semaine avant l’attaque. Nous savons aussi qu’il y avait trois contingents sur place, deux contingents de militaires et un de la police nationale ; autrement dit, près de 30000 combattants étaient présents dans cette province [3] quand le gouverneur Assir al-Noujaïfi a appelé le peuple irakien à ne pas affronter Daech. Par conséquent, un environnement politique favorable préexistait en Irak, Daech n’étant qu’une des façades du terrorisme qui le frappe.
2. Environnement favorable signifie, ici, confessionnalisme. Non ?
C’est vite dit, car ce sont les États-Unis qui dirigent maintenant cette agression et ceci dans plusieurs dimensions.
• La première dimension est d’ordre politique. Elle vise, surtout depuis les résultats des élections législatives qui ont confirmé le bloc de M. Al-Maliki, le rôle de l’Irak dans la région et notamment ses prises de position en faveur de la Syrie et de la Palestine... Les États-Unis cherchent à prouver que l’Irak est désormais un « état défaillant », ce qui les obligerait à traiter le problème par une intervention militaire, directe ou indirecte, pour l’arracher au « Front du refus » [Iran-Syrie-Liban] et le ramener dans le giron de l’Arabie saoudite et des Pays du Golfe.
En l’occurrence, je considère le plan en cours d’application, que je qualifie de « Plan Balfour 2 », comme encore plus dangereux que le Plan Balfour 1 [4]. Car, si le plan 1 [de 1917] a été l’une des premières étapes de l’installation de l’entité sioniste en Palestine, celui-ci est la première étape de la création d’une « entité sioniste-wahhabiste-takfiriste » dans cette région de la plus haute importance géostratégique.
• La deuxième dimension est d’ordre économique. D’abord en raison des ressources pétro-gazières de l’Irak, notamment dans la région de Ninawa, de Dyala, d’Al-Anbar... Le prétendu état islamique [EIIL] devrait ainsi son existence à cette immense richesse énergétique et, partant de là, pourquoi ne s’étendrait-il pas jusqu’en Jordanie, en Arabie saoudite et même, comme ils en ont la prétention, à Al-Raqqa et Deir ez-zor en Syrie, puis... en Turquie !?
Ceci, sans oublier la possibilité de concrétiser enfin le projet d’acheminement du gaz et du pétrole d’Arabie saoudite et du Qatar vers la Turquie [5], pour empêcher l’aboutissement du projet qui permettrait de transporter le gaz iranien vers la Méditerranée via l’Irak et la Syrie [6] ; et, du même coup, menacer les gazoducs transitant par l’Ukraine en direction de l’Europe... sujet d’actualité [7].
• La troisième dimension est d’ordre militaire. En réalité, nous pouvons dire que l’administration américaine est toujours aussi déterminée et poursuit sa coopération avec le terrorisme international où qu’il sévisse, ce qui explique ce que d’aucuns qualifient d’« attentisme des États-Unis » [8] face à l’offensive de Daech en Irak. Ils ne sont pas intervenus « immédiatement », comme annoncé [9][10], pour sauver le gouvernement central irakien ainsi que l’armée qu’ils ont recomposée, et ils n’interviendront pas de sitôt.
D’où le danger, au sens qu’il pourrait s’agir d’un piège tendu à l’Iran. Car s’il devait intervenir en Irak, cela pourrait servir de prétexte pour que les États-Unis, et leurs alliés, prétendent qu’il ne le fait que pour protéger les chiites irakiens ; ce qui renforcerait l’idée d’une « guerre sunnite-chiite » expliquant tous les maux de la région.
Dès lors, les zones de combat se déplacerait vers les frontières iraniennes, le pays étant pris entre les deux branches d’une tenaille ; à l’est, par les Talibans ; à l’ouest, par les daechistes.
Par ailleurs, il ne faudra pas s’étonner si, prochainement, on commence à nous expliquer qu’une fraction de ces terroristes n’est nullement affiliée à Daech, autrement dit à Al-Qaïda, mais fait partie d’une « opposition armée modérée », exactement comme ils ne cessent de le laisser croire pour la Syrie.
Pour rester bref, je pense que les États-Unis sont en train de poursuivre plusieurs buts à la fois. Ils pensent piéger l’Iran d’une façon ou d’une autre, et abandonnent le terrain syrien à ceux qu’ils font passer pour des « opposants modérés » ; lesquels prétendus opposants ne sont que le deuxième assortiment d’Al-Qaïda.
D’ailleurs, les États-Unis sont en train de travailler à « vider » le terrain dans l’intérêt de Daech et du leur. Je m’explique en rappelant un fait marquant survenu lorsque Al-Zawahiri [successeur de Ben Laden et chef d’Al-Qaïda] a dépêché six de ses délégués pour sommer Abou Bakr Al-Baghdadi [dirigeant de Daech] et Abou Mohammad Al-Joulani [dirigeant de Jabhat Al-Nosra] de quitter la Syrie pour s’occuper des malheureux frères irakiens [11]. Nous savons tous qu’Al-Baghdadi s’est ravisé et a répondu à l’appel d’Al-Zawahiri en quittant la Syrie pour se replier sur l’Irak sans, pour autant, cesser d’assurer le transport d’armes et de combattants vers la Syrie jusqu’à cet instant précis, les véhicules blindés US en provenance d’Irak sont d’ores et déjà parfaitement visibles autour de Hassaka, de Deir ez-Zor , et d’Al-Qamichli ; tandis qu’Al-Joulani a refusé.de lui prêter allégeance.
Nous pouvons en déduire qu’il nous faudra attendre quelques jours pour commencer à entendre parler de divisions au sein d’Al-Nosra ; une partie acceptant de rejoindre Daech, et donc Al-Qaîda ; l’autre partie s’y refusant pour rester du côté d’Al-Joulani qui s’alliera avec le « Front islamiste » [dernier né des groupes terroristes à l’usage exclusif de la Syrie][12]. Ce sera alors l’occasion que saisiront les États-Unis pour nous présenter Al-Joulani et Cie, comme la « nouvelle opposition modérée syrienne », puisqu’ils pourront dire qu’elle est composée d’éléments ayant refusé de prêter allégeance à Al-Qaïda !
D’ailleurs, les daechistes sont déjà les « méchants », puisqu’ils ont très vite crié qu’ils avaient l’intention de détruire les lieux sacrés que ce soit à Samarra, à Najaf, ou à Karbala...
En fin de compte, c’est toujours l’administration américaine qui chapeaute toutes ces organisations terroristes-takfiristes-wahhabistes, et il ne faut jamais oublier que ce sont les États-Unis qui ont créé Al-Qaïda pour les besoins de leurs « causes » en Afghanistan [13]. Et les revoilà qui persistent et recommencent, alors que leur propre peuple souffre encore de la terrible amertume d’un certain 11 Septembre. Mais telles sont les mœurs de ses dirigeants : ils sont prêts à s’allier avec le diable pour réaliser leurs propres intérêts.
Malgré cela, il nous faut distinguer entre le rêve et la réalité. Ils ne pourront atteindre leurs objectifs, ni en Syrie, ni en Irak, ni dans la région...
3. Mais comment faire pour que cela s’arrête ?
Ce ne sont pas les États-Unis qui arrêteront, mais c’est à la société internationale d’assumer ses responsabilités et de faire en sorte qu’on arrête de soutenir le terrorisme qui tue des Syriens et des Irakiens... Quant à nous, nous nous battrons jusqu’à ce qu’il disparaisse, et il disparaîtra parce qu’il doit disparaître !
4. Vous parlez d’une résolution internationale de lutte contre le terrorisme ?
Je dis que ce terrorisme doit être éradiqué car il menace toute humanité et toute l’humanité ! Sinon et si les États-Unis, en particulier, continuent à le soutenir, plus de Syriens et d’Iraquiens, mais aussi plus d’Européens et d’Américains perdront leur vie. Car je crois que le mot de la fin revient toujours aux États-Unis, bien qu’un chef de Daech, nommé Mazen Abou Mohammad, ait été ostensiblement hospitalisé il y a quelques jours dans un hôpital public turc, et qu’un journal autrichien ait publié il y a très récemment un article détaillant l’implication de l’Arabie saoudite dans le soutien de Daech en Irak, etc, etc... Oui, je crois que le mot d’ordre qui arrêterait ce terrorisme sanguinaire et destructeur appartient en premier lieu aux États-Unis.
Salim Harba
Source : TV syrienne / Al-Ikhbariya [dernier quart d’heure d’une émission consacrée à la libération de Kassab et de ses environs], le Dr Harba est interrogé par Mme Alissar Moala.
Transcription et traduction : Mouna Alno-Nakhal
Le Docteur Salim Harba est chercheur et analyste politique syrien, résidant à Damas.
Mercredi 18 juin 2014