Saul Landau : Avez-vous parlé aux procureurs ?
Gerardo Hernández : Non, tout se passe à travers des avocats. Au début, j’ai eu une conversation avec l’avocat (avocat d’office). Il nous a exposé la possibilité de coopérer avec l’enquête, de coopérer avec le gouvernement. Je ne sais pas s’il me transmettait une proposition du Ministère public. Je lui ai dit que s’il avait l’intention de continuer à être mon avocat, c’était un sujet que nous ne devions plus jamais aborder et il ne m’en a plus reparlé. Mais plus tard oui, il y a eu les dénommés "plea agreements" (*) qui nous ont été proposés pour que nous nous déclarions coupables et que nous coopérions. De notre part, tout a été rejeté. Mais nous n’avons pas eu de contact direct avec le Ministère public.
Landau : et vous n’avez jamais pensé à trahir pour échapper au cauchemar que vous nous racontez ?
Hernández : Regardez, voilà déjà plus de 10 ans que nous sommes en prison. Beaucoup de personnes qui connaissent l’affaire me disent : « Cuba a dû te donner beaucoup d’argent pour que tu fasses cela ? » Chaque fois, je ris et je dis : « Si je l’avais fait pour de l’ argent, je ne serais pas ici. » Parce que quand on travaille pour de l’argent, on le fait pour celui qui paie le plus. Et Cuba n’aurait jamais pu payer ce que peut payer ce pays. Si j’avais accepté leur offre, j’aurais évité 10 ans de ma vie dans une prison sans voir mon épouse. Beaucoup ne comprennent pas cela, des personnes qui ont été élevées avec l’idée que l’argent est tout dans la vie. L’idée de trahir ne m’est jamais passé par l’esprit. C’est si évident que cela m’est difficile de l’expliquer. Mais ce serait non seulement me trahir moi-même en tant que personne, en tant que révolutionnaire, mais aussi ce serait trahir tout un pays, ma famille. Ce serait trahir tous les Cubains, qui en plus de cent ans de révolution, depuis 1868, sont morts, ont donné leur vie pour que ce pays soit libre, soit indépendant et conserve sa souveraineté. J’étais certain depuis le premier instant que ce que je faisais n’était pas mal fait. Je déplore d’avoir violé certaines lois, mais c’était pour obtenir un plus grand bien et par nécessité absolue. Donc, je n’ai rien à regretter.
Landau : L’une des accusations contre vous est celle de conspiration pour commettre des actes d’espionnage. Quelle preuve le gouvernement nord-américain avait-il contre vous ?
Hernández : Aucune. Ils m’accusent d’avoir supervisé d’autres personnes qui avaient quelque chose à voir avec cela (des opérations pour rassembler des renseignements). Par exemple, c’est le cas d’Antonio [Guerrero, un des 5]. Antonio est allé chercher du travail dans un agence (d’emploi) à Cayo Hueso, où il habitait. Dans ce bureau, la jeune fille lui a offert un travail de plombier sur la base navale de Cayo Hueso. Et il a accepté. Il n’est pas allé chercher ce travail. C’est la jeune fille qui le lui a proposé. Nous avons cité à la barre cette employée (comme témoin). Et elle a confirmé qu’elle a dû insister pour qu’il accepte ce travail. Quand il a commencé à travailler là -bas, nous avons informé Cuba. Cuba a dit : « Nous savons que quand les États-Unis sont sur le point d’envahir un autre pays (c’est arrivé avec Haïti, cela s’est passé auparavant), il peut y avoir une augmentation des moyens militaires sur cette base. » Par exemple : « Normalement sur cette base, il doit y avoir, disons 12 avions. Si un jour tu vois qu’il y en a 25, envoie-nous cette information, parce qu’il y a quelque chose de suspect. » C’était une simple mesure défensive. Cuba voulait savoir s’il y avait un mouvement particulier sur ce lieu. Rappelez-vous que c’est la base la plus proche de Miami, où ces gens (les exilés extrémistes) ont tellement d’influence. Ils rêvent que l’armée nord-américaine nettoie Cuba des révolutionnaires pour y revenir. C’est pourquoi Cuba a toujours eu cette préoccupation. De temps en temps Antonio disait : « La situation sur la base n’est pas normale, il y a tant d’avions, tant sont arrivés, tant sont partis. » Evidemment, c’est une information militaire. Mais selon les lois de ce pays, ce n’est pas de l’espionnage parce que quiconque roule sur l’US-1 (une route au Sud de la Floride) peut voir le nombre d’avions. C’est une information publique. Et il y a de nombreux précédents dans la jurisprudence de ce pays qui dit que ce n’est pas de l’espionnage. Le Ministère public a dit : « Vous avez raison, ce n’est pas de l’espionnage. C’est une conspiration pour commettre de l’espionnage. » Parce qu’il se peut qu’un jour Antonio veuille une autorisation, ou une autre responsabilité concernant des informations secrètes. Tout au long de ces années [1993-1998] ce n’est jamais arrivé. Mais ils considèrent que cela aurait pu arriver. Alors ils ont manipulé cette accusation et ils l’ont déclaré coupable. C’est certainement le seul cas aux États-Unis où quelqu’un est déclaré coupable de conspiration pour commettre de l’espionnage sans qu’aucune information secrète n’existe.
Landau : Et cette affirmation que vous étiez au courant qu’Hermanos al Rescate allaient voler ce jour-là ? Saviez-vous que la Force aérienne cubaine allait les attaquer, et qu’elle allait les attaquer dans les eaux internationales ?
Hernández : Ca, c’est l’autre accusation. Au début, quand on demandait aux procureurs : « Qu’est-ce qu’il a fait (Gerardo) pour que cela puisse se produire ? » Ils répondaient : « il a envoyé le plan de vol. » Ensuite il a été démontré que je n’ai pas envoyé le plan de vol ; celui-ci a été envoyé par la FAA (Administration Fédérale d’Aviation). Mais de plus, quel plan de vol ? Basulto lui-même avait donné une conférence de presse en disant qu’ils allaient voler le 24 février. Même nos propres avocats se sont trompés et ont dit, « Quand tu as envoyé des informations concernant le vol … » Non, pas du tout. Il n’y a absolument aucune preuve que j’ai envoyé des informations concernant le vol. Ils en parlent ainsi, négligemment, parce que même si cela avait été, cela n’aurait rien à voir. Le fait est que cela n’a pas eu lieu. Maintenant, la folle théorie du Ministère public est que, non seulement je savais que (Cuba) allait les abattre - chose que, bien entendu, je ne savais pas - mais que je savais que cela allait se passer dans les eaux internationales, que Cuba avait l’intention, non seulement d’abattre les avions dans l’espace aérien cubain, mais aussi dans les eaux internationales. C’est la chose la plus absurde qui puisse venir à l’esprit de quelqu’un. Mais le procès s’est tenu à Miami, et quelle que soit l’accusation contre moi là -bas, on allait me déclarer coupable.
Landau : Qui contrôle l’attaque à Cuba, les pilotes des MIG, ou les gens à terre ?
Hernández : Je suppose que c’est la Défense antiaérienne cubaine avec le ministère des Forces armées, qui comprend aussi bien les radars sur terre que la Force aérienne. Je crois que Fidel Castro, et si je me souviens bien Raúl aussi, a expliqué avec précision à la télévision cubaine comment les ordres ont été donnés. Je n’ai pas beaucoup de détails, parce que c’est arrivé quand j’étais ici. Je suppose que cela fonctionne comme un mécanisme bien huilé ; aussi bien les radars, que la Force aérienne, que le haut commandement des Forces Armées.
Landau : Avec l’élection du président Obama, attendez-vous quelques mesures positives envers Cuba et envers votre affaire ?
Hernández : Oui. Pendant sa campagne, Obama a eu le courage de dire qu’il était disposé à converser avec Cuba sans conditions préalables. A Miami, à une autre époque, c’était pratiquement un suicide politique. Celui qui aurait fait cela pouvait oublier le vote des Cubains en Floride. Mais il l’a fait, et je pense que toute déclaration d’un homme politique nord-américain est bien calculée. Il savait les risques qu’il prenait. Il a gagné les élections sans le vote majoritaire des Cubains. Il ne leur doit rien. C’est une personne intelligente qui sait que 50 ans de cette politique erronée n’ont conduit à rien. Et, j’espère, sans beaucoup d’espoirs ni fausses illusions, qu’il prendra des mesures plus raisonnables, plus rationnelles en ce qui concerne Cuba. Ce pays avance vers une relation plus respectueuse avec Cuba - pour le bien des deux pays. En ce qui me concerne, je n’attends rien. Ma politique a toujours été d’attendre le pire, et si quelque chose de meilleur arrive , que cela soit bienvenu ! Mais dans notre situation - celle des 5 - on ne peut pas vivre d’illusions et de faux espoirs. J’ai deux condamnations à perpétuité, et j’y suis préparé. Si quelque chose changeait, que cela soit bienvenu, mais je ne peux pas rien envisager, ni me faire d’illusions. Psychologiquement , tu dois être préparé à ce qui va se passer et ne pas vivre d’espoirs.
Landau : comment survivez-vous au quotidien ?
Hernández : Je passe le plus clair de la journée à écrire et à lire. J’ai une importante et agréable tragédie avec la correspondance. Certains jours, il m’arrive 60 ou 80 lettres - le record a été de 119 lettres. Vous pouvez vous imaginer la difficulté non seulement de lire, mais de répondre à toutes ces lettres. Les jours passent à une vitesse incroyable. Cela m’aide à distraire mon esprit. J’essaie de lire tout ce qui se publie concernant Cuba, et de me maintenir à jour dans ma spécialité, les relations internationales. Parfois les gens ici me disent : « Comment peux-tu passer ton temps à lire ? » J’y prends du plaisir. Malheureusement, je ne peux pas répondre à toutes les lettres, et il y a même des gens qui se fâchent. Mais c’est impossible, parce que les lettres sont très nombreuses et le temps ne suffit pas.
Landau : As-tu un message pour Washington ?
Hernández : Si je pouvais, je leur dirais : « La seule chose dont nous sommes coupables c’est d’avoir fait ce que font en ce moment certains patriotes nord-américains qui parcourent les montagnes de Tora Bora à la recherche de renseignements sur Al Qaida, pour que les événements du 11 Septembre ne se reproduisent pas. » Je suis sûr qu’ici ces personnes sont considérées comme des patriotes. Et c’est exactement ce que nous faisions : rassembler des renseignements en Floride pour empêcher les actes terroristes à Cuba. Quand on parle de terrorisme contre Cuba, on ne le fait pas de manière abstraite. Il y a des noms et des prénoms de personnes qui sont mortes à cause de ces actes, des actes qui ont été planifiés en toute impunité, ici, sur le territoire nord-américain. Notre seul crime a été de faire ce que font aujourd’hui ces jeunes nord-américains qui vont recevoir des médailles pour cela. Alors c’est complètement contradictoire : un pays qui fait une guerre contre le terrorisme abrite (en Floride) des terroristes et protège des personnes (Luàs Posada et Orlando Bosch) qui ont mis des bombes dans des avions, qui ont tué des dizaines de personnes ; et qui se glorifient de l’avoir fait. J’aimerais aussi que les État Unis comprennent que Cuba est un pays libre et souverain. Il a le droit de choisir son propre chemin, de construire son propre destin, son propre système. Que cela plaise ou non, c’est à nous les Cubains de décider ce que nous améliorons, ce que nous changeons, ce que nous faisons différemment et comment nous voulons construire notre société. Si nous avions la paix dont nous avons besoin pour construire notre système social comme nous l’avons rêvé, les choses seraient différentes aujourd’hui. Nous aurions avancé beaucoup plus. Malheureusement, nous n’avons pas eu la paix pour le faire. J’espère que le jour viendra où les États-Unis se rendront compte que cette petite île à 90 milles a le droit de choisir son propre destin. Je pense que le jour viendra, le jour viendra où le peuple nord-américain et le peuple cubain se sentiront plus étroitement liés, toujours sur la base du respect mutuel.
lire la 1ère partie
lire la 2ème partie
lire la 3ème & 4ème partie
lire la 5ème & dernière partie
Saul Landau réalise (avec Jack Willis), un film sur les cinq Cubains. Ses autres films sont disponibles en DVD à roundworldproductions@gmail.com
Saul Landau est membre de l’Instituto para Estudios de Polàtica. (Institut des hautes études politiques.)
Traduction Gloria Gonzalez Justo