Inondations à Jakarta : Les pauvres meurent pour rendre les riches encore plus riches (Counterpunch)

Kampung Melayu sous les eaux

Et c’est reparti pour un tour ! Nous sommes en janvier 2014 mais on se croirait en janvier 2013*, ou en janvier de l’année d’avant, ou même il y a 10 ans. Jakarta est sous les eaux ; les gens essayent de sauver tout ce qu’ils peuvent mais leur maison est foutue...Des hommes, des femmes et des enfants meurent....des dizaines de milliers sont malades, souffrant de typhoïde et de diarrhée.

Alors que je m’enfonce dans les zones inondées, mon ami, un expert médical m’envoie un sms : « s’il te plaît, fais attention à Jakarta.....à la leptospirose, la typhoïde et aux autres maladies infectieuses... » Il y a déjà des douzaines de morts juste dans la capitale ou tout du moins c’est ce qui a été rapporté dans les médias locaux. Comme toujours, nous ne connaîtrons jamais les vrais chiffres. Comme toujours, ils sont beaucoup plus élevés que les chiffres officiels.

Cette année, ils ont installé beaucoup plus de Posko’s qu’en 2013. En principe, un posko est un poste de sauvetage, mis en place durant les désastres naturels, en théorie pour fournir de l’aide, distribuer de l’eau et de la nourriture ou offrir un abri. Tout autour de Kampung Melayu, il y a des douzaines de posko’s : même les forces spéciales Koppasus réputées pour leur brutalité s’y sont mis, de même que la police qui en gère un autre, juste à côté suivie d’une organisation islamique qui en fait de même. Chaque poste fait sa propre publicité. Mais à l’intérieur, c’est vide ; policiers et soldats se divertissent à des jeux, mangent ou dorment. Dans l’abri, il y a seulement une poignée de femmes et d’enfants. Les bateaux en caoutchouc sont au sec ; en train d’être gonflés et dégonflés tandis que d’autres bateaux de sauvetage sont adossés contre le mur. Grues, ambulances, bateaux ; beaucoup sont totalement à l’arrêt.

« Cette année, les inondations sont pires que celles de l’an dernier », m’explique un officier de police, s’appelant Nurasid. Dans l’abri, la fille d’un chef de quartier me dit qu’elle est ici depuis déjà six jours : « Cette fois l’eau est montée jusqu’à deux mètres, je l’ai mesurée dans notre maison. Je ne sais pas pourquoi. » Bonne question, parce que cette administration a effectivement été élue principalement pour ses promesses de réduire les problèmes de circulation qui paralysent presque toute la ville et pour empêcher les inondations dévastatrices.

A quelques minutes de voiture, sous un échangeur, des douzaines de personnes vivent dehors au milieu de ballots de vêtements, avec leurs enfants et même plusieurs animaux domestiques. L’une des personnes déplacées, Mr Ilyas me raconte : « Nous sommes allés à la mosquée Tahiriyah mais elle était surchargée. Nous n’avons pas pu entrer dans d’autres mosquées -Ils ont refusé de nous accueillir prétextant que si nous entrions, cela serait considéré comme najis et kotor, ce qui signifie impur et crasseux. Nous n’avions aucune idée pourquoi ils pensaient à ça...Nous sommes environ deux cents maintenant sous ce pont. Il y a une cantine tenue par la police à proximité mais ils cuisinent pour eux, et non pour nous. »

La rivière est déchaînée et les maisons le long de ses rives sont clairement coupées du reste du monde. Les habitants, ceux qui sont au sec, passent la journée avec leurs enfants, à regarder ceux qui ne sont pas aussi chanceux.

L’ennui dans les villes indonésiennes est légendaire. Et chaque malheur ou désastre draine une large foule de curieux. Il n’y a même pas la moindre tentative de fournir un peu de secours de la part du gouvernement ou du voisinage. En tout cas, pas en ce moment alors que je suis ici. C’était la même chose l’an dernier...Je sais que des gens obtiennent un peu d’aide. Mais c’est sporadique, insuffisant et sans aucune coordination.

L’eau monte et descend. Des gens meurent. Des milliers d’entre eux n’ont plus de toit, des centaines de milliers, parfois des millions, voient leur habitation endommagée. Le système capitaliste indonésien ne se sent pas concerné. Il méprise tout ce qui est public. Seules des entreprises rentables sont prises au sérieux et mises en oeuvre. En clair : seules des activités qui pouvant enrichir des individus déjà riches, sont sérieusement prises en considération.

La police tente de diriger le trafic les pieds dans l’eau

Alors que Jakarta est sous les eaux, le reste de l’Indonésie a son lot de dévastations : les flots ont submergé au moins 22 villages de Java centre et des glissements de terrain ont fait des victimes à Malang Java-est. 90 personnes ont été emportées par les inondations et glissements de terrain à Manado et ses environs, sur l’île de Sulawesi. Il y a quelques années, l’Onu a désigné l’Indonésie comme « la nation sur terre qui subit le plus de catastrophes ».

Il est vrai que le pays est assis sur la ceinture de feu. Il est vrai que le pays est périodiquement secoué par des tremblements de terre, ravagé par des tsunamis et même par des nuées ardentes de volcans en éruption. Certaines calamités sont imprévisibles et inéluctables. Mais la plupart des vies perdues sont dues sans l’ombre d’un doute à des désastres non naturels déclenchés eux mêmes par des éléments totalement artificiels -l’étrange fondamentalisme du marché. L’Indonésie est gouvernée par des voyous, par une clique de voleurs impitoyables qui ont survécu en tant qu’espèces depuis le coup d’état de 1965 soutenu par les Usa dans lequel des citoyens indonésiens de premier plan furent massacrés, emprisonnés ou exilés.
Le pays est paralysé par un mélange violent de féodalisme/capitalisme, fondamentalisme religieux (non seulement islamique, mais aussi chrétien et hindou), ajouté à une désinformation ainsi qu’un piètre niveau d’éducation.

Les infrastructures du pays sont en voie d’implosion. Prêtres corrompus, propriétaires d’usine, lobbies d’affaires : tous n’ont pas de temps à consacrer aux choses qu’ils voient comme futiles ou même insensées : les travaux publics, le développement des transports en commun, de meilleures écoles et hôpitaux ou des choses simples telle la prévention des tsunamis, un système de drainage, la gestion des déchets ou la distribution d’eau potable.

Sous l’échangeur

Le système du pays est basé essentiellement sur l’optimisation des profits, sur le pillage de tout ce qui est encore dans le sol et en surface. Ensuite pour faire bonne figure, quelques miettes de charité sont lancées aux pauvres qui représentent la majorité. Comme un membre de l’Académie des Sciences en Indonésie me le disait il y a quelques années, Jakarta et toutes les grandes villes du pays ont un accès à l’eau potable pire que les villes indiennes et même que celles du Bangladesh. La gestion des déchets est considérée comme une dépense inutile et de ce fait, les rivières et canaux des grandes villes sont encombrés de détritus.

Le système de drainage est inadapté et vieillissant, datant souvent de l’époque coloniale hollandaise lorsque Jakarta alors nommée Batavia était une petite ville de quelques centaines de milliers d’âmes et non le monstre actuel de 12 millions d’habitants. Comme les urbanistes ont englouti quasiment tous les parcs, il subsiste quelques rares espaces verts en ville. Et dans les montagnes, l’érosion des sols, la surexploitation minière et du ’développement’ encore et encore, ont causé de telles destructions environnementales que lors de la saison des pluies, l’eau s’écoule des hauteurs de manière imprévisible et incontrôlable.

Bien sûr, la nature reprend ses droits ; elle punit ceux qui défigurent et détruisent les paysages. Malheureusement, dans ce pays, les véritables responsables de ce projet national désastreux- l’Indonésie- sont planqués derrière de hauts murs dans des zones confortables et relativement sûres. Les pauvres, privés de tout et sans protection, sont secoués par des glissements de terrain, subissant les inondations et perdant tous leurs biens. Une logique implacable.

Dans une tente installée par la police pour secourir les victimes des inondations

« A Jakarta », comme me le disait un homme d’affaires important qui vit désormais à l’étranger : « Ils ne construiront jamais de système de transports en commun décent à cause du lobby automobile. Et ils se fichent pas mal que les grandes villes subissent de graves paralysies liées aux embouteillages et une pollution terrible. » La même chose peut être affirmée concernant l’industrie du bâtiment. Comme me l’avait expliqué Madame Sofya, une victime des dernières inondations qui a littéralement emporté sa maison située au nord de Jakarta : « pourquoi les entreprises devraient t-elles se soucier des projets gouvernementaux ? Une fois terminés, les projets ne reviennent plus. Si aucun système d’évacuation n’est installé et que les inondations ne cessent de revenir chaque année, des centaines de milliers de maisons continueront d’être détruites....C’est fantastique n’est ce pas ! Pour le business, en effet c’est excellent ! Cela signifie des profits juteux pour ceux qui réparent et reconstruisent maisons et bâtiments. »

Le professeur Muslim Muin du prestigieux Institut de Technologie de Bandung (ITB) n’a aucun doute où le problème réside : « Ne blâmons pas les océans. Le niveau de la mer est normal cette année. Le problème se situe dans les rivières et canaux de Jakarta qui ne peuvent pas absorber toute cette quantité d’eau. Avant la saison des pluies, le gouvernement devrait effectuer une simulation hydrodynamique et ainsi il saurait de quelles sortes de pompes il aurait besoin et quel type de système d’évacuation pourrait être utilisé. »

Mais le gouvernement n’a pratiquement jamais effectué ce genre de test. Ainsi, chaque année, les inondations arrivent comme ’une surprise’. Des gens perdent leur maison. Ceux qui sont au pouvoir réalisent d’énormes profits. Et les religions, d’une manière ou d’une autre, donnent un sens à tout cela. Ainsi les riches restent riches. Rien ne change. Et l’année prochaine, la nation tombera encore une fois des nues devant la catastrophe annoncée.

Andre Vltchek

source http://www.counterpunch.org/2014/01/24/the-poor-are-dying-to-make-the-rich-richer/

Traduit par Eric Colonna

Andre Vltchek est un romancier, réalisateur et journaliste d’investigation. Il couvre des guerres et conflits dans des douzaines de pays. Auteur de Point of No Return , roman politique acclamé par la critique, réédité et de nouveau disponible (traduit en français), auteur d’un livre très critique sur l’Indonésie post-suharto et son modèle de libéralisme sauvageIndonesia – The Archipelago of Fear(non traduit en français). Après avoir vécu de longues années en Amérique du sud et en Océanie, Vltchek habite et travaille entre l’Asie du sud-est et l’Afrique. On peut le contacter sur son website ou Twitter.

Notes du traducteur

*Voir l’article de Vltchek du 25/01/13 Jakarta’s killer floods and the Elites

D’autres photos
http://www.flickr.com/photos/mekong69/8327526461/in/set-72157629011604465
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4743062409/in/set-72157624254451345
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4478663873/in/set-72157624254451345
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4479289462/in/set-72157624254451345

Print Friendly and PDF

COMMENTAIRES  

07/02/2014 17:37 par le fou d'ubu

Voila ce que donne le capitalisme lorsque aucunes forces ne vient le contrecarrer. Cela fait froid dans le dos, car dans la description de cet article, nous ne sommes pas loin de " Soleil vert ", tout du moins l’Indonésie y est presque ... Alors, science fiction où anticipation ? ... J’ai cru entendre que 1984 avait été reclassé d’une catégorie à l’autre ... déjà ...
Croire que ce qui dirige le capitalisme est l’avidité est peut être une erreur. Comme déjà dit, ce " système social " nourrit convenablement 500 millions d’âmes pas plus, pour les autres c’est une lutte sans merci quand ce n’est pas une guerre ... L’histoire nous enseigne que toutes crises économiques ainsi que toutes guerres jusqu’à celles d’aujourd’hui, sont in fine " instiguées " par un groupe de banquiers privés internationaux qui contrôlent l’industrie militaire, énergétique,et alimentaire à travers d’innombrables filiales ... Ces même banquiers ont véritablement tissé une toile d’araignée gigantesque autour du monde, plaçant ça et là quelques paradis fiscaux bien " utiles " au financement de leur opérations secrètes. Pour eux, voyez comme tout circule vite et bien et seul l’argent peut avoir son paradis... Les "services secrets " sont " leurs " services secrets ... Cela semble fou je sais, mais où bien, vous qui me lisez, vous ne lisez pas les articles de ce forum, où bien vous êtes dans un déni le plus total, et ça je n’y crois pas vu le niveau des articles proposés ...Alors, FAITS (et non vérité) où THEORIE ... De plus, si vous faites quelques recherches généalogiques pas très poussées, (ils ont le même nom depuis), vous vous apercevrez que ces quelques "familles" détiennent les "cordons" des finances des pays depuis plusieurs siècles en tant que droit régalien, alors essayez d’estimer leur accumulation patrimoniale depuis ... Bon, tout ça pour vous dire que le but secret du capitalisme n’est pas l’avidité. L’avidité est l’un de ses " moyens " de se maintenir en tant que système (qui est sa finalité) ...
J’espère ne pas trop vous avoir pris le "choux", mais si j’insiste tant, c’est parce que nous sommes tous en grand danger. Et quand je dis nous, je veux parler de ceux qui ne seront pas dans les 500 millions de survivants au désastre qui nous attends si rien n’est fait ... Je n’ai pas à vous convaincre ni rien à vendre, pour cela si ça vous chante, relisez certaines archives du LGS et assemblez le puzzle ... Il n’y a pas de complot parce qu’ils ont déjà le pouvoir depuis longtemps, leur "éducation" jésuite faisant le reste ... C’est à nous de comploter pour reprendre le contrôle du "moyen" du bien être des peuples (j’ai nommé la création monétaire) ...
Puis, quelque soit le système social mis en place, il faudra créer de vrais gardes fous en parallèle pour éviter toutes dérives mégalomaniaques et entropiques ...Mais avant cela ...

07/02/2014 17:39 par gérard

« ...des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne. »
« Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l’indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. »
Céline (voyage au bout de la nuit)
...que dire de plus ?

07/02/2014 20:37 par le fou d'ubu

@ Gérard,
J’ ai lu ce chef d’oeuvre traitant de tous les cons ...pourtant écrit par le plus grand des cons après bhl ... Un peu comme quand Heston jouait Moîse sous les projecteurs de C B de mille. Acteur qui comme vous le savez, présidera ensuite le lobbyng des armes à feu aux states ... Allez comprendre quelque chose à tout cela ...La schizophrénie c’est quand vous avez "égaré" votre libre arbitre ...

12/02/2014 01:34 par Dominique

Le problème de notre société est bien plus grand que le seul capitalisme, il s’appelle civilisation. Lors de l’antiquité, les plus vils d’entre nous ont pris le pouvoir et il ne l’ont plus lâché. L’histoire des religions nous apprend que les noms des premiers dieux de le Grèce antique furent choisis parmi les noms des ancêtres des premières familles patriciennes. À cette époque, il y avait peu de richesses et le butin de guerre n’était pas des champs de pétrole ou des gisements de minerais mais avant tout des esclaves, et ce que nous appelons la première démocratie de l’histoire, le modèle de la Démocratie, comptait 10 esclaves pour chaque citoyen libre, étant ainsi de fait la première oligarchie esclavagiste de ce que nous appelons l’histoire et qui n’est que l’histoire de cette oligarchie esclavagiste nommée Civilisation.

Certains prétendent que c’est mieux aujourd’hui, ceci évidemment sans jamais dire ce qui est mieux. Ils nous parlent du progrès sans jamais nous dire que pour eux le progrès n’est jamais que le moyen idéal pour remplacer l’humain par la machine. La machine ne revendique pas, elle ne se plaint pas quand on la met à la casse ! 0,1 % des gens aujourd’hui contrôlent autant de richesses que le 99.9% restant : voilà ce qui est mieux aujourd’hui, la planète entière est devenue une gigantesque oligarchie esclavagiste et le rapport exploités / exploiteurs n’est plus de 1 à 10 comme dans la Grèce antique mais de 1 à 1000.

Nous n’avons jamais que les héros que nous méritons. Les religions modernes n’ont rien inventé, et de Thor à Indra en passant par le Christ vengeur de l’apocalypse, toutes leurs idoles ne sont jamais que les prototypes parfaits de Superman. Avec les technologies convergentes, les maîtres du monde et les scientifiques qui sont à leur botte s’apprêtent à faire de nous des machines. En fait c’est même déjà fait, du coureur de sprint handicapé qui court plus vite que les athlètes dit normaux grâce à ces jambes en fibre de carbone au pilote de drone, c’est la même réalité augmentée dont le but n’est pas le bonheur de la race humaine et des non humains qui peuplent encore cette planète, mais d’assurer le contrôle sur les ressources restantes de notre planète par l’infime minorité qui les contrôle,

L’apocalypse promise à déjà commencé, mais elle n’a rien de divine. Elle s’appelle transformation systématique de toutes les ressources naturelles en sources de pollution et destruction systématique des biotopes. Ce qui se passe à Jakarta n’est qu’un avant gout de ce qui nous attend tous car déjà aujourd’hui, les espèces animales et végétales sur terre comme dans les mers et les océans disparaissent déjà à un rythme supérieur à celui de toutes les extinctions massives d’espèces précédentes. Dans leur folie mégalomaniaque, les maîtres du monde espèrent pouvoir échapper à ce désastre dont ils sont les premiers responsables, et ils savent que Marx a tord sur un point : l’impérialisme n’est pas le stade suprême du capitalisme, c’est le stade suprême de la civilisation, et ceci depuis la naissance de la première civilisation.

(Commentaires désactivés)
 Twitter        
« Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »
© CopyLeft : Diffusion du contenu autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
 Contact |   Faire un don