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Méditation sur l’arrivée de la flamme olympique au sommet de l’Everest (à la frontière du Népal et de la Chine dans le Tibet)

Ils ne peuvent pas nous prendre pour exemple

La flamme des Jeux Olympiques de Beijing est arrivée au sommet du mont Qomolangma (mont Everest) à 09H18 (heure de Beijing) jeudi. C’est une femme, Cering Wangmo, qui a hissé la flamme sur le toit du monde. Dois-je dire que je me réjouis de ce fait ? La Chine fut un lieu d’oppression pour les femmes, les petites filles soumises à l’infanticide et on se souvient de cette étrange mutilation des pieds qui confondait beauté et infirmité. Le relais sur le mont Qomolangma a été entamé par une autre femme alpiniste GyiGyi. Une douzaine d’alpinistes mêlant Chinois Han et Tibétains ont fait la fête à 8.844 mètres en tendant le drapeau Chinois, le drapeau des Jeux Olympiques de Beijing et le drapeau olympique formé de cinq anneaux. « Vive Beijing » ont crié les alpinistes. La flamme principale les attend dans la zone méridionale de Canton.

« Propagande » me répondra-t-on ? Peut-être, mais à choisir je préfère cette image d’une femme chinoise à l’assaut du toit du monde dans le vrai Tibet à celle, abominable, de Paris où une autre femme chinoise, une handicapée, subissait les sévices d’une horde de barbares et de crétins inventant un Tibet d’opérette. Car la campagne antichinoise en France est savamment orchestrée par notre système de propagande et elle n’a d’effets que parce que nous sommes manipulés par notre propre stupidité faite d’ignorance et de projection de désirs illusoires. Comme le dit le philosophe Zizek « L’Occident fait du Tibet une entité mythique sur lequel il projette ses fantasmes New Age : ce que l’on veut d’eux c’est qu’ils soient authentiquement spirituels pour nous à notre place, afin que nous puissions continuer notre jeu consumériste effréné ». (1)

Prendre l’autre dans son propre rêve, ne pas lui laisser d’espace pour évoluer, pour agir, pour transformer sa vie, c’est prétendre lui imposer une régression, sa propre régression. Quelque chose de comparable à la mutilation des pieds des chinoises de jadis. Ce rêve là est totalement réactionnaire. Il ne cherche pas à résoudre les problèmes vrais ou supposés, il est l’expression d’un droit patrimonial que l’Occident prétend avoir sur la planète et ses habitants. Et la plupart des causes que nous embrassons désormais sont ainsi le fruit d’un marketing, d’un spectacle qui coûte très cher avec effets spéciaux destinés à provoquer des sentiments primaires comme à Guignol. Nos propres politiciens ne réagissent qu’à partir de ce qu’ils pensent être le degré zéro de politique auquel nous sommes réduits. Delanoë, le maire de Paris, fait citoyen d’honneur le Dalaï Lama pour se positionner face à l’actuel président et face à sa rivale, Ségolène Royal. Sur le fond, tout le monde se moque parfaitement de ce qui arrive aux Tibétains.

Que savons-nous de cette immense Chine ? Rien qui nous permette en tout cas de manifester !

Je ne sais pas ce qu’il adviendra de la Chine, de son choix de société, mais je sais que tout un peuple a accompli un effort phénoménal vers la sortie du sous-développement et qu’ils l’ont fait en redistribuant autour d’eux le fruit de leurs efforts, de leur croissance, sans songer à envahir, à piller comme les Européens et leur rejeton sanglant, les Etats-Unis, n’ont cessé de le faire. Le parti communiste chinois a conduit cet effort d’une nation et a acquis de ce fait une autorité morale. Il a pris en pays en proie à la guerre civile, épuisé, humilié par l’ouverture forcé à l’étranger et il a refondé une nation.

Qui se souvient de l’atrocité de la guerre de l’opium ? Et même plus proche de nous, qui sait qu’il a fallu attendre 1971 pour que presque un milliard d’êtres humains soit reconnus par les institutions internationales, qu’il a été organisé autour d’eux un blocus, qu’ils se sont débattus pour vaincre cet ostracisme, erreurs, grand et petits bonds en avant ? Il y a eu la querelle sino-soviétique mais pendant plus de 20 ans l’URSS a été leur seul poumon. Alors quand je vois cette femme au sommet de l’Everest, les larmes me viennent en pensant au peuple chinois, à cette escalade dans un air raréfié. Ceux qui ont vanté les pires moments de cette marche parce qu’elle était l’occasion d’attaquer l’URSS sont la plupart du temps (pas tous) en train de cracher sur cet héroïsme. Il faut prendre la Chine dans la projection de leur désir, dans leur ignorance, dans leur goût des révolutions par procuration.

Sur un forum, celui du Nouvel Observateur, un doctorant en sociologie (il se présentait ainsi ce jeune cuistre) se moquait des Chinois en expliquant que leur grande référence, l’empire Qin (l’empereur avec la tombe pleine de soldats de terre cuite), avait duré 15 ans. Comme les Chinois étaient stupides, rendez-vous compte, leur idéal avait duré 15 ans et c’était un empire monstrueux d’autorité.

Je lui ai fait remarquer que cette référence avait un parallèle dans la tradition grecque (le berceau de la démocratie) avec la naissance du politique, de l’Etat. Il s’agissait de Dracon au VIIe siècle avant J.C. Dracon - dont nous avons hérité du mot draconien - est d’un point de vue mythique l’inventeur de la loi de la cité, un peu comme l’empire Qin est l’inventeur de la Chine et de l’administration impériale. Dracon produit une législation d’une dureté extrême, nécessaire pour s’imposer à la vendetta, aux luttes continuelles de familles nobles, à l’arbitraire sur le peuple. C’est le monopole de la violence légitime dirait Max Weber. Les Chinois ne cessent de méditer là -dessus comme nous méditons sur le prince de Machiavel. Comment fonde-t-on un collectif politique capable de résister à l’envahisseur ? Dans quelle force un peuple puise-t-il sa résistance, sa manière d’assurer sa propre survie ? Mon interlocuteur m’a accusé de suivre Jullien, le sinologue, et de défendre l’irréductible altérité, en me demandant pourquoi alors j’étais contre le nazisme en tant qu’altérité culturelle si je demandais du temps pour la démocratie chinoise ?

Même si j’accepte l’absurdité évidente de comparer la Chine au nazisme (sans doute selon le concept creux de totalitarisme qui mêle deux contraires communisme et fascisme), même si j’acceptais cette ignoble identification, il resterait le fond de la différence : les Chinois tentent leur propre marche en avant, lui ai-je répondu. Est-il si difficile de percevoir cette évidence : ce qui a toujours caractérisé le colonialisme, l’impérialisme sous toutes ses formes, c’est sa propension à imposer aux autres ses diktats ? Comparons simplement l’attitude des Etats-Unis et la notre, à nous Français, avec celle des Chinois et nous avons la réponse. Qu’il s’agisse du pillage colonial ou du devoir d’ingérence, nous sommes toujours devant la même attitude : celle de l’hypothèse sans cesse démentie par les faits de la suprématie de notre être, de notre civilisation sur toutes les autres.

Le temps où nous étions le centre du monde est révolu et nous semblons l’ignorer.

François Jullien, le sinologue, nous aide effectivement à comprendre la Chine. Il ne pose pas l’altérité à priori, il ne donne jamais dans le « relativisme culturel ». Il construit cette altérité, celle de la Chine et, ce faisant, il nous révèle notre altérité à nous mêmes. Il tente de traduire ce que dit le chinois et pour ce faire il s’interroge : comment des civilisations qui se sont construites à l’écart les unes des autres, puis se sont rencontrées dans la violence, peuvent-elles avoir des points de capiton dans ce qui est dit par l’une et l’autre ? Si les termes sont différents, il y a au départ des questions communes. Par exemple, pour comprendre l’importance de l’empire Qin autoritaire, d’une durée courte, et le rôle jouée, il faut comprendre la nécessité de la violence légitime de l’Etat, du politique pour en finir avec l’arbitraire de la société civile, la bête sauvage disait Hegel, déchirée, affaiblie par les intérêts particuliers. Quand un immense pays encore sous développé comme la Chine doit nourrir un milliards trois cents millions d’individus, comment doit s’exercer le pouvoir, l’organisation ? Je l’ignore. Je sais qu’en ce moment la Chine est tout entière tendue vers l’autosuffisance céréalière, qu’elle constitue des réserves, déplace du nord au sud des quantités de nourriture, qu’elle envoie des ingénieurs agronomes, des aides aux pays dont l’agriculture a été détruite par les produits subventionnés du nord. Je sais que notre ministre Kouchner voue aux gémonies la Birmanie et en appelle à « une intervention », son fameux devoir d’ingérence, fait des effets de manche contre la junte alors qu’en d’autre temps il se fit payer grassement un rapport par le trust pétrolier TOTAL qui blanchissait la junte et le pétrolier d’utiliser des esclaves. Pendant que le même Kouchner dénonce la Birmanie, la Chine apporte du secours efficace. La Chine est devenue pratiquement un des pays dont l’aide humanitaire est la plus élevée, la plus effective. Quel type de pouvoir peut accomplir cela dans un pays lui-même encore sous développé ?

Machiavel, à propos du prince dont il rêve qu’il fasse l’unité italienne, parle de la nécessité d’un pouvoir « cruel ». La crainte qu’il inspire est la garantie qu’il s’imposera aux nobles, aux princes querelleurs comme à la papauté (le principal facteur de division italienne selon lui). Ce n’est pas la démocratie, et pourtant c’est la fondation de l’Etat non religieux dont le soubassement est la revendication du droit à l’insurrection populaire qu’il partage avec Spinoza, parce que le fondement n’est plus Dieu mais le peuple et sa révolte contre l’arbitraire. Il y a donc cette question commune de la fondation d’une République mais il y a peut-être un plus dont il faudra bien tenir compte, c’est qu’il n’y a pas évolution vers nous, que nous ne sommes pas un exemple.

Et si la Chine, comme le reste de ce qu’on appelle le tiers-monde, ou encore pays émergents, avait besoin de temps pour ne pas recopier le modèle occidental ? Ce modèle occidental a montré ce dont il était porteur et aujourd’hui a sans doute atteint ses limites. Un modèle occidental en lutte contre son propre déclin et qui en tout cas s’avère incapable désormais d’assurer un développement à l’immense majorité des habitants de la planète parce que sa croissance est poussive, destructrice, meurtrière, basée sur le développement militaire, inégalitaire, et ne peut donc qu’aller vers un conservatisme fascisant et basé sur la seule puissance de l’argent. Un modèle dont il suffit de voir qu’il engendre des George W. Bush, des Sarkozy et autres Berlusconi.

Un modèle qui n’est plus attractif, mais répulsif. Le philosophe Slavoj Zizek, dans le même article, note la défiance croissante dans les pays postcommunistes d’Europe de l’Est à l’égard de la démocratie, la protection sociale et la sécurité socialiste, limitées mais réelles, devant être démantelées. Il faudrait encore ajouter l’humiliation qu’a été pour l’ex-URSS l’ouverture sur un Occident qui l’a dépecée avec l’assentiment d’un ivrogne, un véritable ilote que les Etats-Unis et les puissances occidentales encourageaient à se montrer toujours plus pitre, toujours plus servile. Le spectacle de l’effondrement de l’ex-URSS a donné au monde un exemple saisissant de ce que l’Occident avait à proposer aux peuples se ralliant de gré ou de force à sa « démocratie ». L’Irak a été un autre exemple, comme l’ex-Yougoslavie, des dirigeants assassinés comme le fut en son temps Allende. Le monde était devenu une gigantesque Amérique latine, l’arrière cour du monstre. Le temps du monde unipolaire sous toute puissance étasunienne a été relativement court, une quinzaine d’années, il fut sinistre, chaotique… L’endiguement a commencé.

Les peuples tentent de s’unir pour se protéger de cette étreinte « démocratique », et il n’y a pas que la Chine. Les peuples veulent inventer leurs solutions, ils ne veulent plus de modèles ni de notre charité. Regardez l’Inde qui refuse, au moment du Tsunami, l’aide de l’Occident. Ou encore aujourd’hui la même Inde qui choisit de refuser que les aliments entrent désormais dans la spéculation boursière.

Ne pas chercher de modèle mais confronter des expériences.

Peut-être faut-il réfléchir tous ensemble, sans chercher de modèle mais en se posant les bonnes questions, en tenant compte des expériences diverses aux grandes tâches qui sont devant nous, nous c’est-à -dire l’humanité. (…) C’est ce que nous avons fait à propos de Cuba dans notre livre (2), pour réfléchir sur une des expériences du socialisme, ses difficultés, ses erreurs, ses rectifications. Rarement une société a approché de plus près ce que peut être une société juste et pourtant elle a été accablée, elle n’a reçu aucune aide, enfin pas à la mesure de l’immense générosité déployée par cette île.

Il se passe d’autres expériences de par le monde (3), elles sont en gestation. Souvenez-vous de ce texte de Fidel Castro que nous citons en couverture de notre livre : « le socialisme est tout à fait nouveau, à peine sorti de l’oeuf. Les bases et l’essence du capitalisme remontent à des milliers d’années. Par exemple, la propriété privée. Sauf que durant des milliers d’années, ce n’étaient pas seulement les choses, mais aussi les personnes qui étaient l’objet de propriété. Dans ce sens, Athènes ne s’avère trop symbolique que comme expérience historique ou du fait d’une juste admiration de l’art qu’elle a été capable de développer, parce que c’était une société esclavagiste. Quatre pelés et un tondus se réunissaient sur une place et affirmaient : « Voilà la démocratie ». Le reste des citoyens n’avait pas de droits et l’immense majorité était des esclaves… Même les philosophes, qui étaient des sages et se croyaient justes, avaient un tas d’esclaves. Nous ne pouvons pas prendre pour exemple ce genre de démocratie. Le capitalisme vient de l’époque d’Homère, voire d’avant Homère, ses bases remontent à des milliers d’années. Le socialisme remonte à peine à des dizaines d’années, il est encore dans les langes. Le socialisme pourrait-on dire, en est à cette étape qu’on appelle périnatale, dans les maternités, les six ou sept premiers jours de la vie de l’enfant qui sont les plus dangereux, et il faut donner des soins spéciaux… Il est donc logique que le socialisme, la plus juste de toutes les idées, traverse des périodes difficiles. » (26 juillet 1991)

Danielle Bleitrach

(1) Slavoj Zizek, le Tibet pris dans le rêve de l’autre, Le Monde Diplomatique, mai 2008, p.32

(2) Cuba, Fidel et le Che ou l’aventure du socialisme, Danielle Bleitrach et Jacques-François Bonaldi, avec la collaboration de Nicole Amphoux (Le Temps des Cerises, 2008). A ce propos, je tiens à vous signaler une note de lecture dans le Monde Diplomatique du mois de mai 2008. La compagnie est bonne puisque sur la même page, sous le chapitre Amérique latine, on trouve deux livres excellents : Bush versus Chavez d’Eva Golinger et Colombie, derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat de Hernando Calvo Ospina, également au Temps des Cerises.

(3) A lire Alvaro Garcia Linera, Pour une politique de l’égalité, communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine (les Prairies Ordinaires, 2008). Pouvez-vous m’expliquer pourquoi, sinon parce que l’impérialisme, sa presse, ses valets y mettent le paquet, on pousse les Français à pleurnicher sur des tibétains théocratiques et féodaux et dans le même temps on fait le silence sur cette expérience étonnante de la reconquête du droit politique avec son apport spécifique de l’Indien , cette articulation entre nationalisations pour reprendre les ressources aux multinationales et pouvoirs communautaires pour dépasser l’aliénation, une dynamique contradictoire, hasardeuse ?

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