Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de mettre en cause le témoignage des privations qu’a endurées en Ukraine dans les années trente le père de Catherine Koleda, dont cette dernière a fait un livre (3). Il ne s’agit pas non plus de contester la sincérité de Georges Dallemagne dans son combat pour dénoncer les politiques de Staline. L’une et l’autre ont le droit d’exprimer leur point de vue, fût-il empreint de préjugés anticommunistes sinon russophobes selon lesquels l’Holodomor constituerait un génocide.
Il ne s’agit pas non plus de contester la liberté d’Eddy Caekelberghs d’interviewer qui bon lui semble. Ce que je dénonce, c’est le fait qu’il se soit autorisé à « en remettre une couche » au lieu de contextualiser les propos de ses invités comme l’imposerait la déontologie de la profession, voire même – on peut rêver – oser questionner la pensée unique.
Caekelberghs s’est contenté de relayer complaisamment l’équation : Holodomor = génocide. Son émission commence par ces mots : « Cet Holodomor est à présent reconnu chez nous, comme dans d’autres capitales européennes, comme génocide » (00:13) et se termine, pour ceux qui n’auraient pas compris, par ce rappel doublé d’un souhait : « Je rappelle que le parlement belge a adopté, en résolution, la notion de génocide pour qualifier dorénavant, en Belgique en tout cas, l’Holodomor, que le Parlement européen l’avait fait à son tour et que l’on attend d’autres capitales les mêmes gestes. » (23:24)
Ce journaliste chevronné ne pouvait toutefois pas ignorer que la qualification de l’Holodomor comme génocide est très largement mise en cause par les historiens, comme le signale d’ailleurs une voix féminine entendue dans les premières minutes de son montage : « Il faut savoir, dit cette voix, qu’au niveau d’un parlement, quand on parle de génocide, ça voudrait dire que de manière délibérée les Russes auraient, dans les années trente, tué des Ukrainiens en masse. Les experts scientifiques, les historiens, même demandés par les partenaires de la Vivaldi (4), ont clairement dit que : oui, c’est quelque chose de très grave, ce qui s’est passé, mais ce n’est pas un génocide. » (02:23)
Remarquons l’habileté, sinon la rouerie, du journaliste, qui se met ainsi à l’abri de toute accusation de partialité. À ses détracteurs (et à ses supérieurs) il pourra toujours répondre : « Moi, j’ai donné la parole à la partie adverse. » Mais pourquoi Caekelberghs n’indique-t-il pas l’identité de l’intervenante, comme s’il s’agissait d’un propos sans valeur ? Pourquoi la déclaration argumentée de cette dame est-elle contredite une fois exprimée, sans même le début d’une critique ? Comme un procureur balayant d’un effet de manche la thèse de la défense pour mieux développer son réquisitoire, Caekelberghs néglige ce qui pourtant devrait constituer sa mission fondamentale d’information : chercher précisément « le fin mot » d’un événement quel qu’il soit.
Oui ou non, l’Holodomor a-t-il été un génocide ? That is the question. Le 23/10/2008, le Parlement européen avait qualifié l’Holodomor de « crime contre l’humanité » et voilà que, quatre ans plus tard, le 15/12/2022, pour ce même parlement, le même fait historique devient un « génocide ». Sur quelles révélations historiques récentes, sur quelles archives nouvellement découvertes les parlementaires européens se sont-ils basés pour franchir ce cap ? Aucune, à ma connaissance.
Quel est « le fin mot » de cette curieuse transformation ? Beau sujet d’enquête pour un journaliste. Comment expliquer cette fuite en avant des parlementaires européens et d’autres aussi ? L’actualité de 2022 aurait-elle le pouvoir de changer la nature d’un événement historique vieux de nonante ans ? La requalification de l’Holodomor en génocide a-t-elle un fondement rationnel ou bien s’agit-il d’une réaction émotionnelle ? Le vote massif des députés presse-boutons, ne serait-ce pas une forme d’hystérie collective ? Voilà quelques belles questions qu’aurait pu poser Eddy Caekelberghs à Georges Dallemagne.
Un journalisme sérieux peut-il simplement snober les nombreuses études contredisant le caractère génocidaire de l’Holodomor ? Citons notamment les historiens britanniques Robert W. Davies et Stephen G. Wheatcroft, les historiens étasuniens J. Arch Getty, Stephen Kotkin, Marc Tauger et Frank E. Sysyn (d’origine ukrainienne), l’historien canadien David R. Marples, l’historien canado-étatsunien (d’origine ukrainienne) John-Paul Himka, l’historienne allemande Franziska Davies, l’historienne française Annie Lacroix-Riz, l’économiste britannique Stephen Rosefielde, l’économiste britannique Michael Ellman... Excusez du peu. Il faudrait encore ajouter l’avis de trois experts historiens et du Centre de Droit international de l’ULB, ce qui n’a pas empêché le Parlement belge de s’aligner lui aussi sur la pensée unique.
Qu’est-ce qu’un génocide ? C’est un crime consistant en l’élimination concrète intentionnelle, totale ou partielle, d’un groupe national, ethnique ou religieux. Deux conditions pour qu’il y ait génocide : l’intention homicide et le choix d’un groupe à éliminer. Or, dans le cas qui nous occupe, aucune de ces conditions n’existe ?
Le caractère intentionnel d’abord. Pour résumer l’analyse des auteurs cités plus haut, il y a bien eu une terrible famine en 1932-1933, mais elle n’a pas été voulue comme telle par le pouvoir soviétique qui n’avait strictement aucun intérêt à affamer sa population, le pays étant alors en marche forcée pour s’industrialiser. Que la famine (qualifiée tardivement d’Holodomor, sans doute par opportune paronomase avec Holocauste !) ait eu pour cause, à côté de calamités climatiques, une politique condamnable de Staline n’implique nullement que cette faute politique, voire même ce crime, reçoive la qualification de génocide.
Deuxième condition pour qu’il y ait ici génocide : un groupe spécifiquement visé. Or comme le rappelle Oleg Nesterenko, descendant lui-même de parents morts de faim (5), la moitié des 7 à 8 millions de victimes de la famine des années trente a été enregistrée hors de l’Ukraine : dans le Caucase du Nord, dans les régions russes de Basse et Moyenne Volga, dans la région de la Russie Centrale, en Sibérie Occidentale et Méridionale et en Oural, au Kazakhstan et au Kirghizistan soviétiques. La remarque suivante d’Oleg Nesterenko ne manque pas de piquant : des membres de sa famille ont été décimés en 1933, mais c’était loin de l’Ukraine (sur le territoire de la Russie dans la région du Caucase du Nord), tandis que son grand-père a vécu durant cette grande famine en Ukraine, dans la région de Zaporojié, et, contrairement aux autres membres de sa famille morts en Russie, a bien survécu à ces années terribles sans perdre un seul de ses membres...
Persister à appeler génocide l’Holodomor, c’est procéder à une réécriture de l’histoire, un grief que la presse occidentale se plaît à brandir contre Vladimir Poutine. Profitant de la liberté dont ils assurent jouir, nos journalistes ne devraient-ils pas balayer devant leur porte, en appelant un chat un chat, un crime un crime, un génocide un génocide ? Et, en particulier, Eddy Caekelberghs ne devrait-il pas préférer le fin mot ou faux mot ?
(1) https://www.legrandsoir.info/holodomor-et-complaisance-lettre-ouverte-a-la-rtbf.html
(2) https://auvio.rtbf.be/media/le-fin-mot-le-fin-mot-catherine-koleda-et-georges-dallemagne-holodmor-3039156
(3) Catherine Koleda, Quand Staline nous affamait. Récit d’un survivant ukrainien, éd. Jourdan, 2015.
(4) Nom donné à la coalition gouvernementale belge censée représenter les quatre différentes sensibilités politiques (socialiste, libérale, écolo et démocrate chrétienne), par allusion aux « Quatre Saisons » de Vivaldi. Vu l’abstention des démocrates chrétiens (rebaptisés les « Engagés »), les partis représentés ne sont plus que trois.
(5) https://www.legrandsoir.info/l-holodomor-la-parade-des-irresponsables-a-l-assemblee-nationale.html