Nous assistons à la plus dangereuse confrontation entre la Russie et les Etats-Unis de ces dernières décennies, la pire sans doute depuis la crise des missiles de 1962. La guerre civile en Ukraine, précipitée par le changement illégal de gouvernement à Kiev en février, pourrait en effet conduire à une bataille frontale opposant l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et la Russie. Longtemps impensable, un tel scénario devient concevable. Et plusieurs éléments indiquent que cette nouvelle guerre froide serait encore plus grave que la première — à laquelle la planète n’a survécu que de justesse (1).
L’épicentre de la tension ne se situe plus à Berlin, mais à la frontière même de la Russie. En Ukraine, une région vitale pour Moscou, les mauvais calculs, les accidents et les provocations pèseront plus lourd que ceux dont le monde a été témoin il y a quelques décennies en Allemagne.
Plus grave : les acteurs de cette nouvelle guerre froide pourraient plus facilement céder aux charmes de l’arme nucléaire. Certains stratèges militaires moscovites annoncent que, si les troupes conventionnelles occidentales, bien supérieures en nombre, menacent directement la Russie, celle-ci recourra à des armes nucléaires tactiques. L’encerclement du pays auquel procède actuellement l’OTAN, avec des bases militaires et des systèmes antimissiles, rend d’autant plus plausible une telle réplique.
L’absence de règles de retenue mutuelle semblables à celles que s’imposèrent les deux camps, surtout à partir de la crise des missiles, représente un autre facteur de risque. La nécessaire modération réciproque achoppe sur les soupçons, ressentiments, malentendus et informations erronées, tant à Moscou qu’à Washington. M.Henry Kissinger (2) observe que « la diabolisation de Vladimir Poutine ne peut tenir lieu de politique : elle fournit simplement un alibi pour l’absence de politique ». Cette diabolisation équivaut au renoncement à toute analyse sérieuse, à toute élaboration d’une politique raisonnée.
Enfin, la nouvelle guerre froide sera d’autant plus dangereuse qu’aucune opposition efficace n’existe aux Etats-Unis. Nous, les opposants à la politique étrangère néfaste du gouvernement, n’avons le soutien d’aucune personnalité influente, et nous ne sommes pas organisés. Rien à voir avec les années 1970 et 1980, quand nous luttions en faveur de ce qu’on appelait alors la « détente ». Nous représentions certes une minorité, mais une minorité substantielle avec des alliés en haut lieu, y compris au Congrès et au ministère des affaires étrangères. Les grands journaux, les chaînes de radio et de télévision sollicitaient notre point de vue. Nous nous appuyions sur une base populaire et même sur un groupe de pression à Washington, l’American Committee on East-West Accord, où siégeaient des patrons, des personnalités politiques, des universitaires en vue et des hommes d’Etat de l’envergure d’un George Frost Kennan (3).
Aujourd’hui, nous n’avons rien de tout cela. Nous ne disposons d’aucun accès à l’administration Obama et de pratiquement aucun au Congrès, devenu un bastion bipartisan de la politique d’affrontement. Les grands médias nous ignorent. Depuis le début de la crise en Ukraine, ni les éditoriaux ni les tribunes du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal n’ont relayé nos idées. Elles n’ont été exposées ni sur la chaîne MSNBC ni sur Fox News, dont les analyses tendancieuses diffèrent peu : tout est toujours « la faute aux Russes ». Nous publions certes dans les médias « alternatifs », mais on ne les tient pas pour dignes de foi ou significatifs à Washington. De ma longue vie, je n’ai pas le souvenir d’une aussi grave défaillance du débat démocratique au cours d’une crise comparable.
J’estime de mon devoir de rappeler que chaque médaille a deux côtés, et d’expliquer le point de vue de Moscou sur la crise en Ukraine. Cela me vaut d’incessantes attaques — y compris dans des publications réputées de gauche. Me voici caricaturé en tête de proue des « apologistes » de Poutine, son « idiot utile », son « meilleur ami » et, pis encore, son « lèche-bottes ». J’ai toujours essuyé des critiques, notamment au cours de mes vingt années comme commentateur pour CBC News. Mais je n’avais jamais fait l’objet d’attaques si personnelles et si calomnieuses.
Certains de leurs auteurs — ou ceux qui les inspirent — sont les champions de la politique étrangère menée par Washington ces deux dernières décennies, qui a conduit à la crise en Ukraine. En nous dénigrant, ils cherchent à occulter leur complicité dans le désastre en cours. Ces néomaccarthystes (4) veulent étouffer le débat démocratique en nous stigmatisant dans les émissions d’information les plus visibles, les grands journaux et auprès des décideurs politiques. Et, dans l’ensemble, ils y parviennent.
Tout cela signifie qu’en réalité nous, les dissidents, sommes les vrais démocrates du pays, les vrais patriotes de sa sécurité. Nous ne cherchons pas à faire taire ces va-t-en-guerre ; nous voulons débattre avec eux. Nous devons leur faire comprendre que l’actuelle politique étrangère des Etats-Unis risque d’avoir des conséquences désastreuses pour la sécurité de notre pays comme pour le reste du monde. Les périls et le coût d’une nouvelle guerre froide prolongée se répercuteront sur la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. Cette politique irresponsable prive déjà Washington de ce partenaire essentiel que représente le Kremlin dans des domaines aussi vitaux pour notre sécurité que l’Iran, la Syrie et l’Afghanistan, la non-prolifération nucléaire ou le terrorisme international.
Mais il faut dire aussi que nous sommes en partie responsables du déséquilibre, voire de l’inexistence, du débat. L’organisation et la solidarité font défaut. Certaines personnes partagent en privé notre point de vue, sans jamais s’exprimer dans ce sens. Pourtant, dans notre démocratie où le coût de la dissidence est relativement modeste, le silence n’est plus une option patriotique.
On nous a enseigné que la modération de la pensée et du langage constituait toujours la meilleure solution. Mais, dans une crise aussi grave, la modération n’a aucune valeur. Elle se mue en conformisme, et le conformisme, en complicité. Je me souviens d’une discussion autour de cette question entre dissidents soviétiques, quand je séjournais parmi eux à Moscou dans les années 1970 et 1980. Certains d’entre eux nous ont récemment qualifiés de « dissidents américains ». Une analogie imparfaite : mes amis soviétiques comptaient beaucoup moins de possibilités d’entrer en dissidence et risquaient beaucoup plus gros. Mais une analogie instructive néanmoins. Les dissidents soviétiques protestaient contre une orthodoxie doctrinaire inflexible, des privilèges abusifs et une pensée politique sclérosée. En conséquence, les autorités et les médias soviétiques voyaient en eux des hérétiques. Depuis les années 1990 et l’administration Clinton, des idées très peu judicieuses concernant la politique étrangère se sont figées en orthodoxie bipartisane. Or la réponse naturelle à toute orthodoxie, c’est l’hérésie. Alors, je dis à mes amis : « Soyons hérétiques, sans nous soucier des conséquences personnelles, dans l’espoir que d’autres viendront se joindre à nous, comme cela s’est produit si souvent au cours de l’histoire. »
La perspective la plus encourageante que je puisse offrir à mes alliés est de leur rappeler que souvent les changements débutent comme des hérésies. Ou, pour citer M.Mikhaïl Gorbatchev commentant sa lutte à l’intérieur d’une nomenklatura encore plus rigide que la nôtre : « Toute nouveauté en philosophie commence par une hérésie, et en politique, par une opinion minoritaire. » Quant au patriotisme, écoutons Woodrow Wilson (5) : « Le plus grand patriote est quelquefois celui qui persévère dans la direction qu’il tient pour juste, même s’il voit que la moitié du monde est contre lui. »
Stephen F. Cohen
Spécialiste de l’Union soviétique, critique de premier plan de la politique étrangère américaine pendant la guerre froide, Stephen F. Cohen est professeur émérite des universités de New York et de Princeton. Une première version de cet article est parue dans The Nation (New York) du 15 septembre 2014.