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Géopolitique du Plan Colombie.


Mon postulat est que sans fondations solides, sociales, politiques et
militaires, à l’intérieur de l’Etat-nation concerné, le projet impérial et
les réseaux globaux qui l’accompagnent sont mis en péril. C’est pourquoi il
vaut la peine de regarder de très près la nature de la guerre que Washington
mène par procuration en Colombie. Par l’intermédiaire de son client, le
régime colombien, Washington tente de détruire les guérillas et de décimer
et démoraliser leurs partisans, afin de restaurer les fondations locales du
pouvoir impérial.


Alencontre, octobre 2001


Restaurer les fondations locales du pouvoir impérial


Nous publions ici un article de James Petras, paru en mai 2001, sur les
enjeux du Plan Colombie. James Petras enseigne la sociologie à l’Université
de Binghamton (New York) et collabore à diverses revues de gauche, telle la
Monthly Review. Il montre la place que ce plan occupe dans la politique de
Washington à l’égard de l’ensemble de l’Amérique latine, du triangle
Equateur-Colombie-Venezuela en particulier. Il l’inscrit également dans l’évolution des stratégies mises en oeuvre par les Etats-Unis pour assurer la
domination de leurs intérêts dans ce continent : du soutien actif aux coups d’Etat dans le Cône Sud dans les années 1960 et 1970 à la politique
contre-insurectionnelle en Amérique centrale dans les années 1980.


Géopolitique du Plan Colombie

Par James Petras


Pour bien comprendre le Plan Colombie, il faut le situer dans une
perspective historique tant par rapport à la Colombie que par rapport aux
récents conflits d’Amérique centrale. Le Plan Colombie est à la fois une
"nouvelle" politique et une continuation de l’engagement passé des
Etats-Unis.

Au début des années 1960, sous le président John F. Kennedy, Washington
avait lancé son programme de contre-insurrection en formant des forces
militaires spéciales conçues pour attaquer des "ennemis intérieurs". En
Colombie, cela visait les communautés d’autodéfense, particulièrement dans
la région de Marquetalia. Le Pentagone a poursuivi par la suite sa présence
contre-insurrectionnelle en Colombie.

Le Plan Colombie du président Clinton est donc l’extension et l’approfondissement de la "guerre intérieure" du président Kennedy. Les
différences sont à chercher dans les justifications idéologiques de l’intervention des Etats-Unis, dans l’échelle et l’ampleur de l’implication de
Washington et dans le contexte régional.

Sous Kennedy, la contre-insurrection était justifiée par la menace du
communisme international ; aujourd’hui c’est la menace de la drogue qui joue
ce rôle. Mais hier comme aujourd’hui, la base historique et sociologique du
conflit est totalement niée.

La seconde différence majeure entre le Plan Colombie de Clinton et le
programme de contre-insurrection de Kennedy, c’est l’échelle et l’ampleur de
l’intervention. Le Plan Colombie est un programme à long terme, qui se
chiffre en milliards de dollars et qui implique des fournitures d’armes
modernes à grande échelle. Le programme de contre-insurrection de Kennedy
était plus modeste. Cette différence d’échelle des opérations militaires ne
découle d’aucune différence stratégique ou politique. Sa cause réside dans
le contexte politique différent en Colombie et dans le monde. Dans les
années 1960, les guérillas colombiennes étaient un petit groupe isolé.
Aujourd’hui elles sont une formidable armée opérant à l’échelle nationale.

Un autre facteur historique à considérer en discutant du Plan Colombie est
la croissance récente des conflits régionaux, c’est-à -dire l’intervention
des Etats-Unis en Amérique centrale. Le Plan Colombie est lourdement
influencé par le fait que Washington a réussi à réaffirmer son hégémonie
grâce aux prétendus "accords de paix" signés en Amérique centrale. Ce succès
a reposé sur le recours à la terreur d’Etat, aux déplacements massifs de
populations, à des dépenses militaires à grande échelle et à long terme, à 
des conseillers militaires, et enfin à l’offre d’un règlement politique
impliquant la réintégration des commandants de la guérilla dans la politique
électorale. Le Plan Colombie est basé sur ces succès de Washington en
Amérique centrale et sur la conviction de l’administration américaine qu’elle peut reproduire en Colombie la même formule - terreur contre paix - qui
a si bien marché en Amérique centrale.

Le présent article est une analyse des intérêts géopolitiques et des
préoccupations idéologiques qui guident le Plan Colombie, des conséquences
de l’escalade militaire US, ainsi que du diagnostic erroné que fait
Washington de la "question colombienne". Je terminerai par une discussion de
quelques-unes des conséquences négatives inattendues dont Washington risque
de faire l’expérience en poursuivant sa politique militaire en Colombie.


Le Plan Colombie et le triangle radical

Ses critiques décrivent le Plan Colombie comme une politique élaborée et
mise en oeuvre par Washington, visant à éliminer militairement les forces de
guérilla en Colombie et à réprimer les communautés paysannes rurales qui les
soutiennent. Les cerveaux de la politique des Etats-Unis, eux, décrivent le
Plan Colombie comme un effort pour éradiquer la production de drogue et son
commerce en attaquant les sources de production qui sont situées dans les
régions influencées ou contrôlées par la guérilla. Selon cette
argumentation, puisque les guérillas sont associées avec les régions
productrices de coca, Washington a envoyé ses équipes de conseillers
militaires et son aide militaire pour détruire ce qu’ils appellent les
"narco-guérillas".

Plus récemment, particulièrement à la suite des succès politiques et
militaires des deux principaux mouvements de guérilla, les Forces armées
révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée nationale de libération
(ELN), Washington a progressivement reconnu que sa guerre est dirigée contre
ce qui est désormais appelé l’insurrection de la guérilla.

Même si les enjeux économiques en Colombie même sont substantiels, la
question plus vaste et plus importante, pour Washington comme pour l’oligarchie dominante à Bogota, est l’accumulation rapide et massive de
forces. L’engagement militaire des Etats-Unis en Colombie a une dimension
géopolitique. Les stratèges de Washington sont préoccupés par plusieurs
évolutions géopolitiques, qui pourraient affecter négativement le pouvoir
impérial des Etats-Unis dans la région et au-delà .

 Premièrement, la question de l’insurrection colombienne fait partie d’une
matrice plus vaste qui est en train de remettre en cause l’hégémonie des
Etats-Unis dans la partie septentrionale de l’Amérique du Sud et dans la
zone du canal de Panama.

 Deuxièmement, les conflits dans la région sont liés au pétrole, à sa
production, à sa commercialisation et à la fixation de son prix (le
Venezuela est membre de l’OPEP, etc.).

 Troisièmement, si les noyaux durs des conflits avec l’empire des
Etats-Unis sont situés en Colombie, au Venezuela et en Equateur (le triangle
radical), il y a croissance d’un mécontentement de gauche et nationaliste
dans des pays adjacents clés, particulièrement au Brésil et au Pérou.

 Quatrièmement, l’exemple d’une résistance qui réussit dans les pays du
triangle radical résonne déjà dans des pays plus au sud, comme le Paraguay
et la Bolivie, sensibles à l’impact des luttes politiques menées par les
mouvements indiens-paysans des hauts plateaux de l’Equateur ainsi qu’aux
"appels bolivariens" du président Hugo Chavez du Venezuela. De même, une
conscience nationaliste-populiste est toujours présente en Argentine.

 Cinquièmement, la force du triangle radical, particulièrement la
diplomatie du pétrole et la politique indépendante du président Chavez, a
démoli la stratégie des Etats-Unis visant à isoler la révolution cubaine et
elle a contribué à davantage intégrer Cuba dans l’économie régionale. En
outre, les contrats avantageux de fourniture de pétrole accordés par le
président Chavez (du commerce à des prix subventionnés) ont renforcé la
détermination des régimes des Caraïbes et de l’Amérique centrale à résister
aux efforts de Washington visant à faire de la mer des Antilles une zone
protégée des Etats-Unis.

Les guérillas et les mouvements populaires constituent un défi politique et
social sérieux à la suprématie des Etats-Unis dans la région. Le Venezuela,
de son côté, représente un défi sur les plans de la diplomatie et de la
politique économique dans le bassin caraïbe et au-delà , grâce à son
leadership dans l’OPEP et à sa politique étrangère non alignée.

En termes plus généraux, le triangle radical peut contribuer à miner la
mystique qui existe autour de la prétendue invincibilité de l’hégémonie
américaine et à dégonfler l’idée qu’il serait inévitable de se soumettre à l
’idéologie du libre marché.

En termes plus spécifiques, le conflit entre le triangle radical et le
pouvoir impérial des Etats-Unis attire l’attention sur le fait qu’une grande
partie de ce qui est décrit comme "le globalisme" repose sur des fondations
qui sont tout simplement les relations sociales de production et le rapport
de force entre classes sociales à l’intérieur des Etats-nations. Ce constat
est particulièrement important pour le conflit qui oppose en Colombie les
FARC aux Etats-Unis.

Mon postulat est que sans fondations solides, sociales, politiques et
militaires, à l’intérieur de l’Etat-nation concerné, le projet impérial et
les réseaux globaux qui l’accompagnent sont mis en péril. C’est pourquoi il
vaut la peine de regarder de très près la nature de la guerre que Washington
mène par procuration en Colombie. Par l’intermédiaire de son client, le
régime colombien, Washington tente de détruire les guérillas et de décimer
et démoraliser leurs partisans, afin de restaurer les fondations locales du
pouvoir impérial.


La géographie du défi lancé à Washington

Dans les années 1960 et 1970, le défi au pouvoir impérial des Etats-Unis se
situait dans le cône sud de l’Amérique latine, au Chili, en Argentine, en
Uruguay et en Bolivie. Washington y a répondu en appuyant des coups d’Etat
militaires et la terreur d’Etat pour renverser des gouvernements et
terroriser l’opposition populaire, jusqu’à la soumission.

Durant les années 1980, c’est l’Amérique centrale qui est devenue la clé de
voûte du défi révolutionnaire au pouvoir impérial des Etats-Unis. La
révolution nicaraguayenne et les mouvements populaires de guérilla au
Salvador et au Guatemala ont constitué un sérieux défi aux régimes clients
et aux intérêts géopolitiques et économiques des Etats-Unis. Washington a
militarisé la région en y déversant des milliards de dollars d’armements, en
finançant une armée mercenaire au Nicaragua et le terrorisme militaire d’
Etat au Salvador et au Guatemala. Au prix de plus de 200000 morts au
Guatemala, 75000 au Salvador et au moins 50000 au Nicaragua, la guerre d’
usure menée par Washington a finalement réussi à imposer une série d’accords
de paix restaurant des régimes clients des Etats-Unis et l’hégémonie de
Washington.

A la fin des années 1990 et au début du nouveau millénaire, la géographie de
la résistance à l’empire US s’est déplacée vers la partie nord de l’Amérique
du Sud, c’est-à -dire la Colombie, les hauts plateaux orientaux de l’Equateur
et le Venezuela.

 En Colombie, les forces des guérillas réunies contrôlent ou influencent de
larges parts du territoire : au sud de Bogota, jusque vers la frontière
équatorienne ; au nord-ouest vers Panama, ainsi que plusieurs poches à l’est
et à l’ouest de la capitale et des unités de milice urbaine. Parallèlement
aux mouvements de guérilla, des mobilisations paysannes à grande échelle et
des grèves générales convoquées par les syndicats ont secoué de manière
croissante le régime du président Pastrana.

 Au Venezuela, l’équipe du président Hugo Chavez a gagné plusieurs
élections, réformé les institutions de l’Etat (le Congrès, la Constitution
et le pouvoir judiciaire) et elle a adopté une position indépendante en
politique étrangère, conduisant l’OPEP vers la fixation de prix du pétrole
plus élevés, développant des liens avec l’Iraq et élargissant les relations
diplomatiques et commerciales avec Cuba.

 En janvier 2000, la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur
(CONAIE), qui est un puissant mouvement indien paysan lié à des officiers
subalternes de l’armée et à des syndicalistes, a renversé le régime du
président Mahuad. L’armée est intervenue pour renverser à son tour la junte
populaire, mais la CONAIE et ses alliés furent capables de remporter des
succès importants lors des élections législatives qui suivirent.
Conséquence : le projet stratégique du Pentagone d’encercler les guérillas
colombiennes en construisant une base militaire en Equateur, à Manta, a été
sérieusement combattu.

Dans ces trois pays, des mouvements armés ou civils, ainsi que le régime
Chavez à Caracas, ont mis en question l’interventionnisme de Washington et
sa promotion du programme néo-libéral.

Cette résistance a lieu dans une région qui est riche en pétrole : le
Venezuela est un important fournisseur des Etats-Unis ; la Colombie produit
du pétrole et possède de substantielles réserves non exploitées ; il en va de
même, à plus petite échelle, pour l’Equateur. Le pétrole est une arme à 
double tranchant : il encourage une politique interventionniste agressive de
Washington (comme le Plan Colombie et l’intervention contre la junte
populaire équatorienne) ; en même temps, il peut servir de levier pour défier
la domination des Etats-Unis, comme Chavez l’a démontré.

Cependant, même si le pétrole est à la fois une ressource stratégique pour l
’approvisionnement de l’empire US et un atout économique pour des
nationalistes - leur permettant de défier tout boycott et de financer leurs
alliés potentiels -, le Plan Colombie ne peut pas être interprété uniquement
comme le produit de la matrice géo-économique de ce triangle nord de l’
Amérique du Sud, particulièrement riche en pétrole.

Le Plan Colombie est aussi une stratégie plus large visant à contenir et à 
affaiblir l’attrait que l’avance révolutionnaire colombienne exerce au sein
d’autres pays latino-américains. L’existence, sur des territoires qui se
jouxtent, des FARC, de la CONAIE et du régime Chavez les renforce
mutuellement. Si le projet nationaliste-populiste du Venezuela tire ses
racines de la révulsion populaire face à la corruption, au pourrissement des
institutions politiques et à la misère de la majorité du peuple, l’existence
d’un mouvement social-révolutionnaire puissant aux portes du Venezuela
renforce ce pays contre toute politique de déstabilisation inspirée par les
Etats-Unis. De même, le refus du régime Chavez d’autoriser les avions de
reconnaissance US à pénétrer l’espace aérien vénézuélien pour localiser les
forces de guérilla colombiennes diminue la pression militaire sur ces
dernières. Le fait qu’en Equateur un mouvement indien-paysan de grande
dimension s’oppose à la militarisation yankee de la frontière
Equateur-Colombie affaiblit l’effort de guerre impérial. Le ralliement du
gouvernement équatorien à la dollarisation de l’économie du pays et à la
construction d’une base militaire US l’ont délégitimé, dans un contexte de
paupérisation croissante et de tensions socio-politiques de plus en plus
aiguës.

Le triangle radical et le conflit avec l’empire US peuvent déborder sur des
pays voisins. Le Pérou, un client dévoué des Etats-Unis, dirigé jusqu’il y a
peu par un chef de la police secrète parrainé par la CIA, Vladimiro
Montesinos, se trouve dans une période d’instabilité : mouvements populaires
de masse et politiciens néo-libéraux se disputent pouvoir et influence. Au
Brésil, le Parti des travailleurs (PT), le parti de la gauche réformiste, a
gagné une série d’élections municipales importantes, entre autres la mairie
de Sao Paulo, alors que le parti du président Cardoso poursuit sa spirale
descendante. Plus important, le Mouvement des paysans sans terre (MST)
continue d’organiser l’occupation de grandes propriétés foncières en
réussissant à résister à la répression de l’Etat, dans des campagnes très
tendues socialement. Plus au sud, d’importantes mobilisations paysannes et
urbaines ont paralysé de plus en plus fréquemment les économies de la
Bolivie et du Paraguay ; tandis qu’en Argentine les provinces sont en
rébellion continuelle, les piqueteros coupant les axes routiers et attaquant
les institutions politiques municipales.

C’est dans ce contexte de mobilisation continentale grandissante qu’il faut
voir le Plan Colombie, comme une tentative de décapiter l’opposition la plus
radicalisée, la plus avancée et la mieux organisée contre l’hégémonie des
Etats-Unis.

Jusqu’à présent, le surgissement dans le triangle radical de cette
opposition à multiples facettes a bloqué, voire a fait reculer les efforts
de Washington sur divers terrains. Sa volonté historique d’isoler la
révolution cubaine de l’Amérique latine et des Caraïbes a été mise en échec.
La visite de Chavez à Cuba et l’accord Cuba-Venezuela sur le pétrole
consolident l’approvisionnement en énergie de Cuba. La Conférence
ibéro-américaine de Panama, en novembre 2000, a totalement isolé les
diplomates du Département d’Etat, en appelant les Etats-Unis à abolir la Loi
Helms-Burton, qui impose l’embargo contre Cuba. Les démarches prudemment
calibrées de Washington visant à affaiblir le régime Chavez ont été
repoussées. L’OPEP a élu à sa tête un Vénézuélien, Ali Rodriguez. Les pays
des Caraïbes se sont empressés de demander et de signer des accords
pétroliers favorables avec le Venezuela. Le conflit du Proche-Orient a
renforcé Chavez face aux Etats-Unis : en témoignent son attaque publique
contre le Plan Colombie et les réactions favorables du Brésil, du Mexique et
d’autres pays importants.

La stratégie de Washington suit une "approche en dominos". Le Plan Colombie
signifie : d’abord vaincre les guérillas, ensuite encercler et mettre sous
pression le Venezuela et l’Equateur avant de passer à l’escalade de la
déstabilisation intérieure. L’objectif stratégique est de reconsolider le
pouvoir de Washington dans la partie nord de l’Amérique du Sud, d’assurer un
accès sans restriction au pétrole et d’imposer au reste de l’Amérique latine
l’idéologie qui prétend qu’il n’y a "pas d’alternatives à la globalisation".


Entretenir la mystique

Un enjeu du Plan Colombie est de préserver la mystique de l’invincibilité de
l’empire ainsi que le dogme du caractère irréversible des politiques
néo-libérales.

L’élite au pouvoir à Washington sait que les croyances des peuples opprimés
et de leurs dirigeants sont tout aussi efficaces pour préserver le pouvoir
des Etats-Unis que l’exercice effectif de la force. Tant que les régimes
latino-américains, de même que leurs oppositions, continuent de croire qu’il
n’y a pas d’alternative à l’hégémonie des Etats-Unis, ils se conformeront
aux principales exigences formulées par Washington et ses représentants au
sein des institutions financières internationales. La croyance que le
pouvoir des Etats-Unis est intouchable et que ses exigences ne peuvent pas
être remises en cause par un Etat-nation - croyance que la rhétorique de la
globalisation fortifie encore davantage - a été un facteur essentiel du
renforcement de la tutelle matérielle des Etats-Unis (c’est-à -dire l’
exploitation économique, la construction de bases militaires, etc.)

Si la domination des Etats-Unis est mise à l’épreuve et que, dans une
région, une lutte populaire y résiste avec succès, cette mystique s’érodera
et les peuples - et même les régimes - ailleurs dans le monde commenceront à 
remettre en question la politique des Etats-Unis. Les forces d’opposition
bénéficieront alors d’un nouvel élan pour défier les régulations
néo-libérales qui facilitent le pillage de leurs économies. Là où se
produisent de telles déstabilisations, le capital fuira devant la menace d’
un renouveau de réformes nationalistes et socialistes et de mesures
structurelles redistributives. Le repli sur des marchés plus restreints,
combiné à la pression des risques et des marges bénéficiaires déclinantes au
sein de l’empire US, menacera alors la position du dollar. Une baisse du
dollar rendrait à son tour plus difficile le financement de l’immense
déficit des comptes courants de l’économie américaine.

C’est la crainte de cette réaction en chaîne qui est à la racine de l’
hostilité, où que ce soit, de Washington à toute remise en question pouvant
déboucher sur la mise en mouvement d’une opposition politique à grande
échelle et durable. La Colombie est un tel cas. En tant que tels, les
intérêts économiques et politiques des Etats-Unis en Colombie ne sont pas si
importants que cela. Pourtant la possibilité d’une lutte émancipatrice
réussie dirigée par les FARC, l’ELN et leurs alliés populaires pourrait
affaiblir la mystique, mettre en mouvement des mobilisations dans d’autres
pays et - peut-être - même procurer un début de colonne vertébrale à 
quelques leaders latino-américains. Le Plan Colombie est censé empêcher que
la Colombie ne devienne un exemple démontrant que des alternatives sont
possibles et que Washington peut être vaincu.

Plus important, une alliance Cuba-Venezuela-Colombie pourrait constituer un
bloc politique et économique puissant, réunissant le savoir-faire cubain en
matière sociale et de sécurité, le poids énergétique du Venezuela et, de la
part de la Colombie, son pétrole, sa main-d’oeuvre, son agriculture et son
industrie. Ces économies complémentaires pourraient devenir un pôle
alternatif à l’empire centré sur les Etats-Unis. Le Plan Colombie est
organisé pour détruire la clé de voûte potentielle de cette alliance
politique : l’insurrection colombienne.


Phrases vides et réalités concrètes

La nature du Plan Colombie est d’être une opération clairement militaire
dirigée par les Etats-Unis afin de détruire leur adversaire de classe dans
le but de consolider leur empire en Amérique latine. La rhétorique
antidrogue est destinée à la consommation intérieure et ne constitue pas un
guide opérationnel pour l’action.

Les chefs de la guérilla et leurs mouvements comprennent cela parfaitement
et agissent en conséquence. Ils mobilisent la base sociale qui les soutient,
assurent leurs fournitures militaires et organisent une stratégie
anti-impériale appropriée.

Confrontés à cette brutale polarisation politico-militaire, définie
clairement par chacun des deux adversaires en présence, de nombreux
intellectuels, universitaires et présumés progressistes battent en retraite
et se cachent derrière des abstractions apolitiques, coupées des
configurations de pouvoir effectives et de la lutte de classes qui a lieu
dans la réalité. Ils invoquent le "système capitaliste mondial", l’
"accumulation du capital à l’échelle mondiale", les "défaites historiques",
l’"âge des extrêmes".

Ce sont des phrases vides, écrites en grands caractères, répétées comme des
incantations, qui n’expliquent rien et obscurcissent la base spécifique,
politique et de classe, des mouvements anti-impérialistes et des luttes de
classes qui vont s’amplifiant.

Etant donné l’importance stratégique aux yeux de Washington du dénouement de
la crise colombienne, ainsi que le potentiel que recèle cette lutte comme
bélier pour ébranler l’hégémonie des Etats-Unis en Amérique latine, il est
manifeste que l’accumulation du capital US dépend pour une part importante
des résultats des luttes politiques à l’intérieur des Etats-nations. Qui
plus est, une victoire politico-militaire des Etats-Unis en Colombie
isolerait Chavez et faciliterait les efforts pour affaiblir son régime, ce
qui est particulièrement important compte tenu de la centralité du pétrole,
en tant que première source d’énergie, pour les Etats-Unis. Tant que les
FARC et l’ELN existent et constituent un "plus grand mal" extrémiste aux
yeux de Washington, ceux qui décident de la politique des Etats-Unis sont
bien obligés de manoeuvrer avec prudence face à la politique étrangère de
Chavez, de crainte que ce dernier ne radicalise sa politique intérieure, en
convergence avec la gauche colombienne. Jusqu’à maintenant, malgré toutes
ses déclarations nationalistes en matière de politique étrangère, Chavez a
pratiqué une politique budgétaire plutôt orthodoxe ; il a respecté les
investisseurs étrangers et il en a même invité de nouveau ; il a également
honoré scrupuleusement le paiement de la dette extérieure (et intérieure) du
Venezuela. Washington a donc dû mettre en oeuvre des stratégies complexes
envers ses adversaires dans le triangle Colombie-Equateur-Venezuela,
maintenant des relations froides mais correctes avec le régime Chavez au
même moment où il procédait à une nette escalade de son appui à la guerre
contre les FARC/ELN.


Les divers registres de la politique de Washington

Face aux différentes oppositions qu’il affronte dans la région, Washington
poursuit une politique sur plusieurs registres.

 En Colombie, où un client des Etats-Unis contrôle l’appareil d’Etat et où
les guérillas constituent un défi au système lui-même, le Département d’Etat
a déclaré une guerre à outrance. Les priorités sont la centralisation et l’
expansion de la machine de guerre et la marginalisation des organisations
populaires autonomes de la société civile. Si Washington tolère la zone
démilitarisée, contrôlée par les FARC et où les négociations de paix ont
lieu, l’administration américaine est déterminée à resserrer l’encerclement
militaire de la région, en prenant militairement le contrôle le long de la
frontière (particulièrement la frontière entre la Colombie et l’Equateur) et
en préparant un assaut militaire général et sans merci contre la direction
des guérillas à l’intérieur de la zone démilitarisée.

Dans ce cadre, la stratégie militaire des Etats-Unis s’est concentrée de
plus en plus ces dernières années sur l’expansion des forces paramilitaires
et le renforcement de leur efficacité opérationnelle. Depuis plus de dix
ans, la CIA a aidé à former ces groupes paramilitaires, en prétendant le
faire pour combattre le cartel de la drogue. Ces trois dernières années, c’
est par l’intermédiaire de son aide militaire à l’armée colombienne que
Washington a démultiplié son appui clandestin aux forces paramilitaires,
tout en tolérant leurs activités dans la drogue.
 
Les terroristes paramilitaires jouent un rôle essentiel dans le Plan
Colombie : ils se chargent de la "purification sociale" agressive de régions
entières, en éliminant les activistes paysans soupçonnés de sympathies pour
la guérilla. Les forces paramilitaires, dont les effectifs sont estimés à 
environ 10000 hommes, sont la "carte" de Washington pour saboter les
négociations de paix et transformer le conflit colombien en guerre totale.
La tactique de Washington consiste à faire pression pour que les
paramilitaires soient inclus dans les négociations de paix comme tierce
partie, afin de fournir ainsi l’occasion à Pastrana de se poser en médiateur
centriste entre les deux extrêmes pour imposer un règlement qui maintienne
le statu quo socio-économique. Cela va très probablement provoquer une
rupture des négociations et une guerre totale.

A l’égard des paramilitaires, Washington joue un double jeu. Chaque année,
les rapports du Département d’Etat les condamnent sur le papier. Mais, dans
les faits, les paramilitaires reçoivent de Washington un appui à grande
échelle, par l’intermédiaire de l’aide militaire à l’armée colombienne.

En Colombie, les Etats-Unis poursuivent une démarche presque exclusivement
militaire, qu’accompagnent seulement quelques subsides mineurs à des ONGs
que les Etats-Unis veulent mettre de leur côté en les faisant travailler sur
des cultures alternatives à la coca.

 Au Venezuela par contre, Washington souhaite éviter de déclencher
prématurément une confrontation. Le Département d’Etat réalise que le
rapport de force au Venezuela n’est pas favorable à une action
politico-militaire directe. Chavez a réformé la justice, gagné les élections
au Congrès, nommé des officiers généraux respectueux de la Constitution et
il s’est assuré d’un soutien majoritaire solide au sein de la population.
Pour le moment, les alliés de Washington, qui se trouvent parmi la
bourgeoisie d’affaires, dans les partis traditionnels et au sein de l’
appareil d’Etat, ne sont pas en position de procurer à Washington des canaux
efficaces pour financer et diriger un effort de déstabilisation. La
stratégie de Washington reste donc pour l’instant limitée à une guerre de
propagande visant à créer, demain, des conditions favorables pour une
déstabilisation à grande échelle et un coup d’Etat civil et militaire.

La tactique des Etats-Unis au Venezuela est donc exactement l’inverse de sa
politique à l’égard du régime colombien. Pour s’opposer à Chavez, Washington
met en garde contre les dangers autoritaires de sa centralisation du
pouvoir. Le Département d’Etat plaide pour une plus grande autonomie au sein
de la société civile en faveur des élites, quisont ses clients. Le but de
Washington est de fragmenterlepouvoiret d’établir une plate-forme sur
laquelle réorganiser les partis traditionnelsvénézuéliens,actuellement
discrédités.En Colombie,lesEtats-Unis appuient les programmes d’austérité
de Pastrana et du FMI. Au Venezuela, par contre, ils montent en épingle la
pauvreté de masse et le chômage, dans l’espoir de susciter une désaffection
populaire à l’égard du régime Chavez.

 En Equateur comme en Colombie, Washington soutient à fond l’option
centraliste du gouvernement, la répression des mouvements sociaux ainsi que
la marginalisation de l’opposition au parlement équatorien. La dollarisation
de l’économie et la concession aux Etats-Unis d’une base militaire sont les
plus sûrs signes de la conversion de l’Equateur au statut d’Etat client des
Etats-Unis.

Il est trop tôt pour formuler un jugement définitif sur cette politique à 
plusieurs registres.

Dans ses premiers stades, le Plan Colombie a conduit à un emploi plus
agressif des forces paramilitaires et à un plus grand nombre de victimes
civiles, mais il n’a pas permis un refoulement ("roll back") véritable des
guérillas. L’approfondissement de la crise de l’économie colombienne a accru
l’impopularité du régime Pastrana dans les villes. L’affaiblissement de la
position politique de Pastrana a été mis en évidence par ses pertes sévères
lors des élections municipales de la fin 2000.

Au Venezuela, le régime Chavez consolide son pouvoir institutionnel,
trouvant un appui renforcé au sein des syndicats grâce à des nouvelles
élections libres, tout en gardant un soutien massif dans la population.

En Equateur, les mouvements sociaux et la coalition indienne-paysanne
conservent leur pouvoir de mobilisation, même si les alliés de Washington
ont réussi, au moins temporairement, à imposer des accords militaires avec
les Etats-Unis et, par le biais de la dollarisation, une subordination
ouverte de l’économie équatorienne au Département du Trésor des Etats-Unis.


Les conséquences de l’escalade militaire des Etats-Unis

Le Plan Colombie est typiquement une guerre de basse intensité, qui combine
de la part du gouvernement des Etats-Unis un financement et un armement à 
grande échelle avec un faible engagement de troupes sur le terrain. Mais
cette guerre de basse intensité a d’ores et déjà eu sur les paysans et les
travailleurs de Colombie un impact de haute intensité qui est en train d’
internationaliser le conflit.

Malgré leurs habituels démentis, les agences militaires et de renseignements
de Washington ont été très actives pour diriger les forces paramilitaires
colombiennes qui déciment les civils, c’est-à -dire essentiellement les
paysans qui, dans les villages, soutiennent les FARC ou l’ELN. Paysans,
militants des communautés, instituteurs et autres personnes accusées d’un
tel soutien sont assassinés en masse pour terroriser le reste de la
population. Dans les régions occupées par l’armée colombienne, conseillée
par les Etats-Unis, de fréquentes rafles des paramilitaires ont provoqué l’
exode de plus d’un million de paysans. La terreur paramilitaire fait partie
du répertoire des tactiques de contre-insurrection conçues à Washington pour
vider les campagnes et priver les guérillas de soutien logistique, de
nourriture et de nouvelles recrues.

Avec l’escalade de violence du Plan Colombie, des milliers de paysans fuient
au-delà des frontières pour se réfugier au Venezuela, en Equateur, à Panama
et au Brésil. Inévitablement, les attaques des paramilitaires menées au-delà 
des frontières contre les réfugiés ont élargi le conflit militaire. Les
familles des militants de la guérilla obligées de fuir maintiennent leurs
liens et leurs contacts. Les zones de frontières sont devenues des zones de
guerre où des réfugiés vivant dans une abjecte misère sont parties au
conflit et constituent des cibles pour l’armée colombienne. Plutôt que de
limiter le conflit civil, le Plan Colombie étend et internationalise la
guerre, exacerbant l’instabilité dans les régions adjacentes des pays
voisins.

Le Plan Colombie représente clairement une escalade dans la nature et la
visibilité de l’engagement des Etats-Unis en Colombie. On estime à trois
cents leurs conseillers militaires, auxquels il faut ajouter les mercenaires
qui pilotent les hélicoptères, recrutés auprès d’entreprises privées de
sécurité "sous-traitantes". Cela signifie que l’engagement des Etats-Unis
est descendu de la planification, de la conception et de la direction de la
guerre jusqu’au niveau opérationnel tactique. En outre, les décideurs des
Etats-Unis ont eu recours à tous les leviers financiers dont ils disposent
pour récompenser les officiers colombiens complaisants et coopératifs et
pour punir ou humilier ceux qui ne se plient pas assez aux ordres ou aux
conseils venus de Washington.

L’impression (et la réalité) qui prévaut chez les Colombiens est que le Plan
Colombie est en train de transformer une guerre civile en une guerre
nationale. Il n’y a absolument aucun doute que la classe dominante
colombienne et des secteurs de la moyenne bourgeoisie sont favorables à une
intervention militaire des Etats-Unis plus grande et plus directe encore.
Pour les paysans par contre, la présence accrue des Etats-Unis signifie un
emploi accru de défoliants chimiques, des raids militaires de plus en plus
agressifs et destructeurs pour éradiquer la coca et les cultures vivrières,
et pour éliminer les gêneurs. Le Plan Colombie est en train de transformer
une guerre civile en une guerre de libération nationale. Cette dimension
nationaliste pourrait susciter des soutiens urbains accrus à la guérilla
chez les étudiants, les intellectuels et chez les syndicalistes, tout en
poussant les paysans apolitiques dans le camp de la guérilla, par simple
réflexe de survie pour eux et leur famille.

En mettant au premier plan une réponse militaire à l’insurrection populaire,
le Plan Colombie militarise la société colombienne et accentue l’exode hors
du pays des gens qualifiés et de bien d’autres citoyens, qui fuient par
crainte des forces militaires et paramilitaires qui se déchaînent dans les
villes. Mettre la Colombie sur pied de guerre intimide le Colombien moyen ;
mais cela aliène également de nombreux Colombiens de la petite bourgeoisie,
qui se voient exposés à des perquisitions arbitraires et à des
interrogatoires. La perte de cet espace urbain, limité, à l’intérieur duquel
une société civile colombienne a pu continuer jusqu’à présent de s’exprimer,
va pousser au développement de l’activité clandestine de certains, tandis
que d’autres se sentiront forcés de se retirer encore plus de la vie
publique. Le gouvernement considère les revendications syndicales et
civiques comme "subversives pour l’effort de guerre". Les opposants civils
sont considérés comme "une cinquième colonne agissant pour le compte des
guérillas". Conséquence : le nombre déjà record des syndicalistes et des
journalistes assassinés augmente encore plus. Tandis que certains sont
intimidés, d’autres vont se détourner radicalement de l’Etat.

Le Plan Colombie coûte 3,5 milliards de dollars à l’Etat colombien, à un
moment où le gouvernement impose des mesures d’austérité et des coupes dans
les dépenses sociales qui frappent les salariés. En accroissant les dépenses
militaires colombiennes, le Plan Colombie accroît l’opposition à l’Etat au
sein de la population. Cela, en retour, ne peut que renforcer l’exigence de
la part des militaires colombiens et des dirigeants de Washington que l’
appareil répressif soit renforcé encore plus. Les politiques néo-libérales
et la militarisation du conflit requièrent un Etat centralisé plus fort et
le rétrécissement et l’étouffement de la société civile, en tout cas pour
les classes populaires. Le renforcement de l’Etat et sa détermination à 
mener une guerre sur deux fronts - la guerre militaire dans les campagnes,
la politique d’austérité néo-libérale dans les villes - n’ont pas seulement
pour résultat d’approfondir la polarisation entre le régime et la population
civile, mais ils isolent aussi le régime de plus en plus. Celui-ci devient
dès lors encore plus dépendant de Washington et des organismes militaires et
paramilitaires qui se multiplient dans les villes et dans les campagnes.


Le diagnostic de Washington : ses faiblesses et les réalités

Pour l’essentiel, le Plan Colombie opère sur la base de trois postulats
erronés :

1. Washington extrapole une fausse analogie avec ses victoires en Amérique
centrale ;

2. Washington se base sur une série d’équations erronées quant à la nature
des guérillas colombiennes et quant aux sources de leur force ;

3. Washington accorde une importance disproportionnée à la drogue comme base
du pouvoir de la guérilla et se fixe exagérément sur cet aspect.

Le défi que les FARC et l’ELN lancent au pouvoir ne saurait être comparé aux
luttes de guérilla qu’a connues l’Amérique centrale dans les années 1980.

Pour commencer il y a le facteur temps : les guérillas colombiennes ont
derrière elles une plus longue trajectoire, qui leur a permis d’accumuler
une abondante réserve d’expériences pratiques, particulièrement à propos des
pièges que recèlent des accords de paix qui échouent à transformer l’Etat et
ne placent pas les réformes de structure du pays au centre du compromis
conclu.

Deuxièmement, la direction de la guérilla des FARC est composée, pour la
plus grande partie, de dirigeants paysans ou de personnes qui ont noué des
liens profonds avec les campagnes, à la différence des commandants d’
Amérique centrale qui étaient pour la plupart des intellectuels issus des
classes moyennes, désireux de retourner à la vie urbaine et à une carrière
politique électorale.

Troisièmement, la géographie est différente. Non seulement la Colombie est
beaucoup plus grande, mais la topographie favorise la guerre de guérilla. En
outre le rapport politique de la guérilla à son terrain est bien meilleur en
Colombie. Par leur origine sociale et leur expérience, les guérillas
colombiennes sont mieux familiarisées avec le terrain dans lequel elles
mènent la guerre.

Quatrièmement, la direction des FARC a placé des réformes socio-économiques
au centre des négociations qu’elle mène avec le gouvernement, à la
différence des mouvements centro-américains qui ont mis la priorité sur la
réinsertion des ex-commandants dans le processus électoral.

Cinquièmement, les guérillas colombiennes sont entièrement autofinancées et
ne sont donc pas exposées aux pressions et aux marchandages de soutiens
extérieurs, comme cela a été le cas en Amérique centrale.

Sixièmement, les FARC ont déjà fait l’expérience d’un accord de paix, entre
1984 et 1990, qui a vu l’assassinat de milliers de leurs partisans et
sympathisants et aucun progrès dans la réforme du système socio-économique
du pays.

Finalement les guérillas ont observé les accords d’Amérique centrale et
elles ne sont guère impressionnées par les résultats : l’hégémonie du
néo-libéralisme, l’impunité des militaires qui ont violé les droits de l’
homme, l’enrichissement de nombreux ex-commandants de la guérilla dont
quelques-uns se sont d’ailleurs même joints aux appels en faveur de l’
intervention des Etats-Unis en Colombie.

Etant donné ces différences, la politique à double registre de Washington -
qui parle de paix, finance des cultures alternatives, tout en intensifiant
la guerre et en poussant à l’éradication des cultures de coca - est
condamnée à l’échec. La carotte d’un accord de paix pour les commandants et
le bâton de la guerre d’usure contre la base populaire ne réussiront pas à 
amener les FARC à conclure une paix qui s’accompagnerait de leur insertion
électorale, avec maintien de la continuité institutionnelle et militaire du
pays, tandis que le néo-libéralisme poursuivrait ses ravages.

Le deuxième postulat erroné des responsables de Washington, c’est l’analyse
simpliste qu’ils font des sources du pouvoir des FARC. Les penseurs
stratégiques de Washington tirent un trait d’égalité entre les FARC et le
commerce de la drogue. Vu de Washington, c’est la drogue qui leur
permettrait de recruter des combattants à coups de millions de dollars,
tandis que leurs "tactiques de terreur" leur permettraient d’intimider la
populace et de contrôler des territoires entiers. Pour Washington, les
équations sont très simples : FARC = drogue, drogue = dollars, dollars =
recrues, recrues = terreur, terreur = croissance du territoire contrôlé.

Une approche aussi superficielle néglige toutes les dimensions historiques,
sociales et régionales du conflit et elle reste aveugle à la dynamique
sociale qui explique l’influence croissante des FARC. Pour commencer, elle
néglige le processus historique de la formation des FARC, de leur croissance
dans certaines régions et de leur succès auprès de certaines classes
sociales. Les FARC sont devenues une formation de guérilla redoutable au
travers de l’accumulation de forces sur la durée, non pas d’une manière
linéaire, mais avec des reculs et des avancées. Sur 35 ans, ce sont les
liens de famille, l’expérience de vivre et de travailler dans des régions
abandonnées ou harcelées par l’Etat qui ont joué un grand rôle dans le
recrutement et la construction du mouvement. Par tâtonnements, en tirant les
leçons des erreurs commises, par la réflexion et l’étude, les FARC ont été
capables d’accumuler un vaste bagage de compréhension pratique des bases
matérielles et de la psychologie du recrutement de masse, et de la conduite
de la guerre de guérilla. Les FARC, en se faisant tout au long de leur
histoire les champions de la réforme agraire et des droits des paysans, ont
été capables avec un succès considérable de former des cadres paysans qui
font le lien entre les villageois et les chefs guérilleros et peuvent
communiquer dans les deux sens. Ce sont ces liens et ces expériences
historiques, bien plus que la taxe sur le commerce de la drogue, qui sont
décisifs pour expliquer le développement des FARC.

En fait, c’est l’évolution historique et politique des FARC qui ont façonné
le rôle de la taxe que les FARC prélèvent sur les ventes de drogue et non l’
inverse, la drogue qui déterminerait leur politique. La décision de taxer
les trafiquants de drogue et de réinvestir les fonds ainsi recueillis dans
le mouvement révèle en fait le caractère politique du mouvement, que n’
infirment pas quelques cas isolés d’enrichissement individuel. Dans les
zones contrôlées par les FARC, la drogue n’est ni vendue ni consommée. Les
FARC protègent les producteurs paysans, mais ce sont les alliés politiques
et militaires des Etats-Unis ainsi que les banques qui commercialisent la
drogue et qui blanchissent les profits de cette activité.

Socialement, les FARC sont insérées dans la structure de classes du pays par
leur implantation dans les villages et la défense des intérêts des paysans.
Les FARC recrutent parmi les paysans et parmi les pauvres des villes avec
qui ils travaillent et auxquels les relient souvent des liens de famille. En
déracinant les villageois, les déprédations des militaires et des
paramilitaires font des jeunes paysans des recrues disponibles et
volontaires pour les armées de la guérilla. La même chose se passe avec le
programme d’éradication des cultures de coca : en détruisant les moyens d’
existence des paysans, ils créent des conditions propices à l’appel aux
armes de la guérilla. La force de la guérilla dans les provinces ne découle
pas seulement de l’exploitation et des abus des élites économiques
dominantes, mais également de la concentration des dépenses publiques et de
la consommation à Bogota (et dans une moindre mesure dans les autres grandes
villes). La polarisation ville-campagne, historique en Colombie, a contribué
à la constitution d’armées rurales, tant par certains politiciens régionaux
que par les guérillas. En intervenant de façon arbitraire et violente dans
les campagnes, l’armée, qui sert l’élite politique de Bogota et les grands
propriétaires terriens régionaux, a approfondi le fossé entre la classe
politique et les paysans. Beaucoup de paysans en viennent à se sentir plus
proches des guérillas. Finalement, les cerveaux de la politique des
Etats-Unis exagèrent la place centrale qu’occuperaient dans la guerre de
guérilla les revenus tirés de la drogue. Personne ne va nier que la taxe sur
la drogue soit un facteur important, une source de revenu nécessaire pour
financer armes et achats de nourriture. Mais cela n’est guère suffisant.

En fait, ce que les idéologues du Plan Colombie ignorent ou sous-estiment, c
’est l’importance des luttes des FARC en défense des intérêts de base des
paysans (la terre, l’accès au crédit, les routes, etc.), l’éducation
politique des FARC et leur attrait idéologique, les services sociaux, l’
ordre et la sécurité qu’elles fournissent. Dans la plupart de leurs rapports
avec la population rurale, les FARC représentent l’ordre, l’honnêteté et la
justice sociale. Si les taxes sur la drogue permettent d’acheter des armes,
c’est bien cet ensemble d’activités sociales, politiques et idéologiques qui
leur valent les sympathies dans les campagnes et qui rendent les paysans
réceptifs à leur appel aux armes. Ce ne sont pas les taxes sur la drogue et
les armes qui achètent la loyauté de classe et le dévouement des villages.
Sinon les forces militaires et paramilitaires seraient véritablement
invincibles ! La force des FARC se base sur la combinaison de leur attrait
idéologique et de la résonance de leurs analyses et de leurs pratiques
politiques avec la réalité quotidienne de la vie paysanne. Pour couper l’
herbe sous les pieds des FARC, Washington devrait changer la réalité
socio-économique que le Plan Colombie est justement censé défendre.


Résultats et perspectives d’un diagnostic erroné

Le Plan Colombie est un exemple typique de l’action d’un pouvoir impérial
qui investit massivement armes et argent pour soutenir un protégé loyal, en
l’occurrence le régime Pastrana qui s’appuie de plus en plus sur la
coercition (les forces militaires et paramilitaires), et des alliés
politiques et économiques qui s’approprient les terres et dépossèdent les
familles paysannes. L’armée dépend de conscrits sans motivation et elle
entraîne des militaires professionnels, coupés du peuple, loyaux seulement
envers leur hiérarchie et qui ne sont pas du tout familiers du terrain où le
combat se déroule. Les officiers sont formés à l’emploi d’armes de haute
technologie et ils sont préoccupés surtout par leur carrière. En général, le
programme de militarisation dirigé par les Etats-Unis n’a pas remonté le
moral très bas qui règne chez les conscrits et même parmi les officiers
subalternes. La tactique employée cible des couches de la population civile
dont de nombreux soldats sont issus. La destruction à grande échelle de
cultures et de villages séduit peu les conscrits normaux : c’est bien
pourquoi l’armée s’appuie sur les assassins payés par les groupes
paramilitaires pour mener la "sale guerre". Le Plan Colombie provoque la
peur et la fuite parmi les paysans et les formations paramilitaires
réussissent peut-être à recruter quelques-uns des jeunes déracinés.
Néanmoins il est douteux, pour des raisons qui ont trait tant à l’histoire,
à la biographie individuelle qu’au contexte socio-économique, que les forces
paramilitaires puissent réussir à égaler les FARC/ELN dans la mobilisation
de nouvelles recrues.

La poursuite et l’approfondissement de la guerre ainsi que l’isolement
croissant du régime conduisent à un engagement militaire renforcé des
Etats-Unis. D’ores et déjà leurs conseillers militaires sont présents pour
enseigner et diriger la guerre high-tech et pour assumer la direction
opérationnelle à proximité du champ de bataille. Washington pousse à étendre
les bases opérationnelles de la contre-insurrection à des régions nouvelles.
Ces nouvelles garnisons deviendront la cible des forces de guérilla. Si l’
armée colombienne n’est pas à la hauteur pour défendre les bases avancées où
opèrent les conseillers nord-américains, cela sera-t-il le prétexte pour
envoyer davantage de troupes des Etats-Unis ? Cela serait alors le début d’un
enchaînement conduisant à un engagement direct de troupes terrestres des
Etats-Unis sur le terrain.

S’il est vrai qu’on peut se poser de sérieuses questions quant au degré et à 
la profondeur de l’implication militaire future des Etats-Unis, il n’y a
aucun doute que le Plan Colombie signifie un approfondissement de la guerre
qui minera certainement encore plus profondément l’économie colombienne. Les
revenus de l’Etat seront asséchés pour payer la guerre ; les offensives
aériennes et terrestres produiront toujours plus de réfugiés et les
économies locales puis nationales de toute cette région de l’Amérique du Sud
seront déstabilisées. Les camps de réfugiés deviennent souvent des bouillons
de culture d’extrémisme, l’extrémisme des déracinés. La drogue, la
contrebande et d’autres activités criminelles vont fleurir et déborderont
tous les efforts des pays voisins pour contrôler leurs frontières. L’
expérience montre que les Etats-Unis ne seront pas capables d’éviter l’
extension géographique des effets de la guerre. Ce qui s’étend au loin tend
toujours à revenir comme un boomerang.


Effets en retour (blowback) imprévus

Le mot blowback ("souffle en retour") se réfère aux effets négatifs imprévus
de l’engagement des Etats-Unis dans des guerres outre-mer. Par exemple, l’
entraînement par les Etats-Unis d’exilés cubains et de fanatiques islamiques
afghans pour combattre le communisme a abouti à constituer des gangs de
trafiquants de drogue hautement organisés, qui ont commencé par
approvisionner les marchés des Etats-Unis et de l’Europe, pour passer
ensuite à des activités terroristes, certains en venant même à attaquer des
cibles aux Etats-Unis. [Cet article date de mai 2001 !]

Lorsque le chef de la DEA (la Drug Enforcement Administration de Washington)
ou certains idéologues du Plan Colombie parlent de narco-guérillas, ce ne
sont pas les gros trafiquants de drogue colombiens qu’ils évoquent. Ce qu’
ils appellent les narco-guérillas, ainsi que les paysans qui cultivent la
coca, touchent moins du 10% des revenus générés par la drogue car ils ne
taxent et ne produisent que la matière première. Les grands profits du
trafic de drogue sont réalisés avec la transformation en cocaïne, la
commercialisation sur les marchés d’exportation et le recyclage des fonds
ainsi accumulés. Or ceux qui se chargent de ces différentes étapes, les
vrais puissants et bénéficiaires dans le trafic de stupéfiants, se trouvent
être tous des alliés stratégiques des Etats-Unis dans la guerre
contre-révolutionnaire.

Si l’on prend la peine de regarder les chemins empruntés par la drogue au
travers des Caraïbes et de l’Amérique centrale, ils passent tous par des
régimes qui sont des protégés des Etats-Unis, jouissant manifestement d’
appuis officiels. La même chose vaut en Asie du Sud et au Moyen-Orient : la
production, la transformation et le transport de la drogue suivent un
parcours qui passe par des protégés ou d’anciens protégés des Etats-Unis. La
Turquie est la plaque tournante de tout le commerce européen de la drogue,
avec la protection active des militaires turcs et de leurs services secrets.
Ceux-ci sont profondément liés non seulement au commerce de la drogue en
Afghanistan, en Birmanie et dans quelques républiques ex-soviétiques, mais
également aux gangsters bosniaques et plus particulièrement albanais, dont
les activités sont facilitées par le fort appui militaire et politique qu’
accordent les Etats-Unis à l’Albanie, au Kosovo et à la Bosnie. Forts d’appuis officiels, ces gangsters ont combiné drogues, traite des blanches et
trafic d’armes.

Parfois, les alliés stratégiques des Etats-Unis et leurs protégés
anticommunistes se sont retournés contre eux, dans plusieurs cas après avoir
été équipés et entraînés par la CIA. Par exemple, ce sont d’anciens associés
de la CIA qui ont organisé des cellules terroristes ayant fait sauter des
bombes contre des cibles telles que le World Trade Center de New York en
1993. [Cet article date de mai 2001 !]

La Colombie offre le même potentiel de conséquences imprévues. Les
trafiquants qui achètent les feuilles de coca, transforment la pâte et
produisent le produit fini (la poudre de cocaïne), collaborent avec les
groupes paramilitaires ou en sont directement membres. De hauts gradés de l’armée, des grands propriétaires terriens et un nombre non négligeable de
banquiers et autres respectables capitalistes recyclent l’argent de la
drogue dans l’immobilier et la construction, etc. Comme toutes les enquêtes
passées et présentes le montrent, les profits des affaires outre-mer sont
blanchis dans de grandes banques aux Etats-Unis et en Europe. Ce sont des
alliés politiques clés des Etats-Unis en Colombie et d’influentes élites de
la banque aux Etats-Unis qui sont les principaux acteurs dans le business de
la drogue. Cela mine la crédibilité du prétexte idéologique fondamental du
Plan Colombie et révèle sa vraie motivation impériale.

Le grand écart entre l’idéologie antidrogue officielle des Etats-Unis et les
liens effectifs de Washington avec la narco-armée et les
narco-paramilitaires de Colombie devient toujours plus évident. Cela ne peut
manquer de susciter des désaccords au sein même des Etats-Unis.


James Petras

 (Traduction Robert Lochhead)

 Source : Alencontre

 Si vous voulez poursuivre :

Le Monde Diplomatique août 2000
Un article inédit de Maurice Lemoine
Plan Colombie, passeport pour la guerre

Et aussi :
Pourquoi pas l’Amérique Latine, GW ?
De defensa 25 avril 2003

URL de cet article 698
   
La Stratégie du Choc
Naomi KLEIN
Qu’y a-t-il de commun entre le coup d’état de Pinochet au Chili en 1973, le massacre de la place Tiananmen en 1989, l’effondrement de l’Union soviétique, le naufrage de l’épopée Solidarnösc en Pologne, les difficultés rencontrées par Mandela dans l’Afrique du Sud post-apartheid, les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak, le tsunami qui dévasta les côtes du Sri-Lanka en 2004, le cyclone Katrina, l’année suivante, la pratique de la torture partout et en tous lieux - Abou Ghraib ou (…)
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Depuis 1974 en France, à l’époque du serpent monétaire européen, l’État - et c’est pareil dans les autres pays européens - s’est interdit à lui-même d’emprunter auprès de sa banque centrale et il s’est donc lui-même privé de la création monétaire. Donc, l’État (c’est-à -dire nous tous !) s’oblige à emprunter auprès d’acteurs privés, à qui il doit donc payer des intérêts, et cela rend évidemment tout beaucoup plus cher.

On ne l’a dit pas clairement : on a dit qu’il y avait désormais interdiction d’emprunter à la Banque centrale, ce qui n’est pas honnête, pas clair, et ne permet pas aux gens de comprendre. Si l’article 104, disait « Les États ne peuvent plus créer la monnaie, maintenant ils doivent l’emprunter auprès des acteurs privés en leur payant un intérêt ruineux qui rend tous les investissements publics hors de prix mais qui fait aussi le grand bonheur des riches rentiers », il y aurait eu une révolution.

Ce hold-up scandaleux coûte à la France environ 80 milliards par an et nous ruine année après année. Ce sujet devrait être au coeur de tout. Au lieu de cela, personne n’en parle.

Etienne Chouard

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