En février, après que Donald Trump ait tweeté que les médias américains étaient « l’ennemi du peuple », les cibles de son insulte ont explosé d’indignation, consacrant une couverture médiatique intense contre ce qu’ils qualifiaient d’agression grave contre la liberté de la presse, digne d’une tyrannie. Par un contraste flagrant et troublant, la réaction des médias hier était beaucoup plus tempérée, et même bienveillante, lorsque le directeur de la CIA de Trump, Michael Pompeo, a effectivement et explicitement promis de cibler la liberté d’expression et la liberté de la presse dans un discours cinglant et menaçant qu’il a prononcé devant le groupe de réflexion Center for Strategic and International Studies (le Centre d’études stratégiques et internationales) à Washington.
Ce qui a rendu les menaces ouvertes de répression de Pompeo si appréciables aux oreilles de beaucoup, était qu’elles n’étaient pas dirigées contre CNN, le New York Times ou tout un autre média bien en vue à Washington, mais plutôt contre WikiLeaks, des publications plus marginales, ainsi que divers témoins et lanceurs d’alerte, dont Chelsea Manning et Edward Snowden.
Le directeur de la CIA de Trump s’est exprimé en public et a menacé explicitement de cibler la liberté d’expression et la liberté de la presse, et il était presque impossible de trouver ne serait-ce qu’un seul journaliste étasunien pour exprimer des réserves ou une mise en garde, car les cibles choisies par Pompeo à cette occasion sont celles qu’ils n’aiment pas – à l’instar de beaucoup qui sont disposés à ignorer ou même avaliser des sanctions contre la liberté d’expression pour peu qu’elles frappent des idées ou des personne suffisamment impopulaires.
En décrétant (sans preuve) que WikiLeaks est « un service de renseignement non étatique et hostile, souvent encouragé par des acteurs étatiques comme la Russie » - une croyance devenue parole d’évangile dans les hautes sphères du Parti Démocrate - Pompeo a dit que « nous devons reconnaître que nous ne pouvons plus permettre à Assange et ses semblables d’utiliser les valeurs de la liberté d’expression contre nous ». Il a également soutenu que WikiLeaks « prétendent que les libertés du Premier Amendement des Etats-Unis les protégeaient de la justice », mais : « s’ils le croient, ils ont tort ».
Il a ensuite formulé cette menace étonnante : « Leur donner une marge de manoeuvre pour nous écraser avec des secrets détournés est une perversion de notre grande Constitution. C’est désormais terminé ». À aucun moment, Pompeo n’a précisé quelles mesures la CIA entendait prendre pour s’assurer que « la marge de manoeuvre » pour publier des secrets soit « désormais terminée. »
Avant d’approfondir les répercussions de la menace du directeur de la CIA, prenons note d’une ironie incroyablement révélatrice dans ce qu’il a dit. Cet épisode mérite d’être examiné car il illustre parfaitement la fraude fondamentale de la propagande US.
En vilipendant WikiLeaks, Pompeo s’est déclaré « assez confiant que si Assange avait été là dans les années 1930 et 40 et 50, il se serait retrouvé du mauvais côté de l’Histoire ». Son raisonnement : « Assange et ses semblables font cause commune avec les dictateurs d’aujourd’hui. »
Mais le Mike Pompeo qui a accusé Assange de « faire cause commune avec des dictateurs » est le même Mike Pompeo qui, il y a huit semaines, a remis un des prix les plus prestigieux de la CIA à l’un des tyrans les plus sauvages du monde, qui est aussi l’un des alliés les plus proches du gouvernement des États-Unis. Pompeo s’est rendu à Riyad et a littéralement embrassé et honoré le prince héritier du trône.
Cet événement nauséabond - largement couvert par la presse internationale mais presque totalement ignoré par les médias US - a été célébré par journal saoudien Al Arabiya : « Le prince héritier saoudien Mohammed bin Nayef bin Abdulaziz al-Saud, vice-premier ministre et ministre de Intérieur, a reçu une médaille vendredi de la CIA. . . . La médaille, nommée d’après George Tenet, lui a été remise par le directeur de la CIA, Micheal Pompeo, après que le prince héritier l’ait reçu à Riyad vendredi en présence du vice-prince Mohammad bin Salman al-Saud, vice-premier ministre et ministre de la Défense. »
Le compte-rendu de cette cérémonie de remise Pompeo /Saoudienne fut mentionnée pour la première fois par l’Agence officielle de presse saoudienne, qui a publié les photographies ci-dessus, et qui s’est exaltée : « Dans un communiqué de presse à l’Agence de presse saoudienne (SPA), après la réception, le prince héritier a exprimé sa reconnaissance à la CIA pour lui accorder une telle grâce, affirmant que cette médaille est le fruit d’efforts et d’instructions des chefs du royaume, notamment le Député des Deux-Saintes Mosquées, le roi Salman bin Abdulaziz Al Saud, la bravoure des hommes de sécurité et la coopération de tous les secteurs de la communauté pour lutter contre le terrorisme ».
Ensuite, il y a le lieu choisi par Pompeo : le Centre d’études stratégiques et internationales (acronyme anglais : CSIS). Comme l’a signalé le New York Times en 2014, le CSIS - comme tant de groupes de réflexion les plus prestigieux de la Capitale - est lui-même financé par des dictateurs.
En particulier, les Émirats Arabes Unis sont devenus « un soutien majeur » du groupe, après avoir « discrètement fourni un don de plus d’un million de dollars pour aider à construire le nouveau siège de verre et d’acier du centre, non loin de la Maison Blanche. » Parmi les autres donateurs on trouve les régimes de l’Arabie saoudite, de la Turquie et du Kazakhstan. En retour, les responsables des EAU sont reçus au CSIS comme de grands hommes d’État.
Tout cela est indépendant du fait que le patron de Pompeo, le président Trump, vient d’accueillir à la Maison Blanche et prodigué des éloges à l’un des tyrans les plus répressifs au monde (et un des alliés les plus proches du gouvernement US), le chef égyptien Abdel Fatah al-Sissi. Et le gouvernement dont Pompeo fait partie envoie des armes, de l’argent et tout autre soutien aux dictateurs à travers toute la planète.
Alors, comment Mike Pompeo - à peine après avoir embrassé et honoré les tyrans saoudiens, dans un édifice financé par les régimes les plus répressifs du monde, dirigé par une agence qui, pendant des décennies, a soutenu les despotes et les escadrons de la mort – peut-il garder un visage sérieux tout en accusant les autres de « faire cause commune avec les dictateurs » ? Comment un acte de projection aussi évident et obséquieux ne déclenche-t-il pas une hilarité générale dans les médias et les cercles de pouvoir ?
C’est parce qu’il s’agit là d’une tactique de propagande centrale et très rodée du gouvernement des États-Unis, aidé en cela par les médias qui dans leur grande majorité font semblant de ne pas voir. Ils construisent leur politique étrangère et leur projection de pouvoir en étreignant et soutenant les pires tyrans du monde, en se présentant comme les défenseurs de la liberté et de la démocratie tout en accusant leurs ennemis d’être les véritables partisans des dictateurs.
Essayez de trouver dans les médias US des comptes-rendus du voyage de Pompeo à Riyad pour remettre une médaille de la CIA à un despote saoudien. Il est facile de trouver des articles dans la presse internationale, mais très difficile d’en trouver chez CNN ou le Washington Post. Ou de trouver des exemples dans les médias traditionnels d’une personnalité soulignant l’ironie insupportable que d’entendre ces mêmes fonctionnaires du gouvernement des États-Unis accuser d’autres de soutenir des dictatures alors qu’ils sont eux-mêmes les premiers soutiens des tyrans.
Cette réalité d’un gouvernement US qui embrasse les dictatures est largement occultée par les médias. C’est pourquoi le directeur de la CIA de Donald Trump – suprême culot - peut se présenter devant un groupe de réflexion financé par des dictatures au beau milieu de Washington, à peine remis de son décalage horaire après avoir rendu hommage aux tyrans saoudiens, pour venir vilipender WikiLeaks et « ses semblables » qui font « cause commune avec les dictateurs » - sans que les médias US ne soulignent l’inanité de la situation.
Mais c’est le langage menaçant de Pompeo envers la liberté d’expression et la liberté de la presse qui devrait préoccuper sérieusement les journalistes, peu importe ce qu’ils pensent de WikiLeaks. Encore plus extrême que les attaques explicites dans ses remarques préparées, est ce que le directeur de la CIA a déclaré lors de la séance de questions-réponses qui a suivi. Après des questions sur WikiLeaks posées par une personne non-identifiée, qui s’est interrogée sur « la nécessité de limiter les marges de manoeuvre, par exemple en utilisant les droits garantis par le Premier Amendement. Comment envisagez-vous de faire cela ? » » Voici la réponse de Pompeo :
Un peu moins de droit constitutionnel et beaucoup plus de compréhension philosophique. Julian Assange n’est pas couvert par le Pemier amendement. Il n’est pas un citoyen américain. Ce dont je parlais, c’est de comprendre qu’ils ne sont pas des journalistes qui font du bon travail de contrôle des actions du gouvernement américain. Eux, ils recrutent activement des agents pour voler les secrets américains dans le seul but de détruire le mode de vie américain.
Cela est fondamentalement différent d’une activité dans le cadre du Premier Amendement, telle que je le comprends. C’est de ça dont je parlais. Nous avons eu des administrations qui ont été trop réticentes à poursuivre ces gens, selon l’idée qu’il existerait un droit de publication. Personne n’a le droit de s’engager activement dans le vol de secrets américains sans intention de nuire.
Compte tenu de la gravité de la menace et d’une telle affirmation, il est remarquable - et vraiment effrayant - qu’elle ait reçue si peu d’attention, et encore moins de condamnation, de la part des médias US, dont la plupart ont couvert le discours de Pompeo en relayant son affirmation selon laquelle WikiLeaks est un agent d’une puissance ennemie, ou en notant au passage l’ironie que Trump avait fait l’éloge de WikiLeaks et que Pompeo lui-même avait tweeté positivement à propos de leurs révélations.
Les propos de Pompeo méritent un examen beaucoup plus approfondi. Pour commencer, la notion selon laquelle WikiLeaks ne serait pas couvert par la liberté de la presse parce qu’Assange n’est pas un américain est à la fois erronée et dangereuse. Quand j’ai travaillé au Guardian, tous les responsables étaient des non-américains. Serait-il constitutionnellement autorisé au gouvernement US de fermer ce journal et d’emprisonner ses éditeurs au motif qu’ils ne jouissent d’aucune protection constitutionnelle ? Évidemment pas. De plus, quelle personne rationnelle pourrait être à l’aise avec ce jugement sur qui est ou n’est pas un « véritable journaliste » - jugement émis par la CIA elle-même ?
Mais l’aspect le plus menaçant est la tentative de criminaliser la publication d’informations classifiées. Pendant des années, les médias US traditionnels - y compris ceux qui méprisent WikiLeaks - avaient quand même compris que la poursuivre WikiLeaks pour la publication de secrets constituerait une grave menace pour toute la liberté de la presse et donc pour eux-mêmes. Même la page éditoriale du Washington Post - au plus fort de la controverse autour de la publication de câbles diplomatiques de WikiLeaks en 2010 - a publié un éditorial intitulé « Ne poursuivez pas WikiLeaks » :
De telles poursuites seraient une mauvaise idée. Ce n’est pas au gouvernement d’inculper quelqu’un qui n’est pas un espion et qui n’est pas légalement tenu par une obligation de réserve. Cela criminaliserait l’échange d’informations et mettrait en danger des organisations de presse responsables qui vérifient et valident les documents et prennent au sérieux la protection des sources et des méthodes lorsque des vies ou la sécurité nationale sont en jeu.
L’administration Obama, en 2010, a exploré des pistes pour poursuivre WikiLeaks, et a même convoqué un grand jury pour enquêter. Mais il a finalement conclu que le faire serait impossible sans menacer directement la liberté de la presse du Premier Amendement. Comme l’ancien porte-parole du Ministère de la Justice, Matthew Miller, a déclaré hier au sujet des menaces de Pompeo : (les menaces de Pompeo) sont creuses. Le Ministère de la Justice qu’il ne peut pas poursuivre quelqu’un pour avoir simplement publié des secrets.
Mais en 2010, le Ministère de la Justice d’Obama a brièvement envisagé la possibilité, mais a abandonné l’idée, qu’il pourrait contourner ce problème en alléguant que WikiLeaks faisait plus que simplement publier des secrets, qu’il avait activement collaboré avec sa source (Chelsea Manning) sur le choix des documents à prendre. Comme a déclaré Charlie Savage, du New York Times : « un fonctionnaire du gouvernement proche de l’enquête a déclaré que traiter WikiLeaks différemment des journaux pourrait être facilité si les enquêteurs arrivaient à prouver que M. Assange avait aidé la personne à la source des fuites, quelqu’un que l’on pense être un analyste de bas niveau – en l’orientant pas exemple dans ces recherches et lui fournissant une assistance technologique ».
Mais finalement aucune preuve n’a été trouvée. Et, au-delà, beaucoup au Ministère de la Justice ont conclu - à juste titre - que même cette théorie de criminalisation de la « collaboration » mettrait en danger la liberté de la presse parce que la plupart des journalistes d’investigation collaborent avec leurs sources. Comme Dan Kennedy, professeur à Northwestern Journalism, l’a expliqué dans The Guardian :
Le problème est qu’il n’y a pas de distinction significative à faire. Comment le Guardian n’aurait-il pas « collaboré » lui aussi avec WikiLeaks pour obtenir les câbles ? Comment le New York Times n’a-t-il pas « collaboré » avec le Guardian lorsque le Guardian a remis au Times des copies suite à la décision d’Assange de ne pas remettre au Times les dernières révélations ?
D’ailleurs, je ne vois pas comment une organisation d’information peut ne pas « collaborer » avec une source lorsqu’elle reçoit des documents. Le Times n’a-t-il pas collaboré avec Daniel Ellsberg quand il a reçu les Pentagon Papers ? Oui, il y a des différences. Ellsberg avait terminé de faire des copies bien avant de commencer à travailler avec le Times, alors qu’Assange a peut-être aidé Manning. Mais cela importe-t-il vraiment ?
Les dangers posés par cette théorie pour tous les médias auraient dû être évidents lorsque Joe Lieberman et l’ancien procureur général de Bush, Mike Mukasey, ont fait valoir que le New York Times devrait être poursuivi pour avoir publié et commenté les documents secrets de WikiLeaks - au motif qu’aucune distinction significative ne pouvait être faite entre le NYT et WikiLeaks.
Mais la criminalisation de la publication de documents de WikiLeaks fait clairement partie de ce que Pompeo est en train de planifier. C’est ce qu’il voulait dire quand il a affirmé que « Nous avons eu des administrations qui ont été trop réticentes à poursuivre ces gens, d’après l’idée qu’il existe un droit de publication » : il critiquait le Ministère de la Justice d’Obama pour ne pas avoir poursuivi WikiLeaks. Et c’est pourquoi Pompeo a affirmé hier - sans aucune preuve - que WikiLeaks « a orienté Chelsea Manning dans son vol d’informations confidentielles spécifiques. » Il a clairement l’intention de poursuivre WikiLeaks et Assange pour la publication d’informations classifiées.
Cela a longtemps été le rêve de l’extrême droite, ainsi que des partisans faucons d’Obama, de poursuivre sur cette base les journalistes et les médias qui publient des informations classifiées. Comme l’a noté Newsweek en 2011 :
« Sarah Palin a insisté pour qu’Assange soit pourchassé avec la même détermination que nous pourchassons les dirigeants d’Al-Qaïda et des Taliban », et William Kristol, du Weekly Standard, veut que les États-Unis « utilisent nos différents atouts pour harceler, enlever ou neutraliser Julian Assange et ses collaborateurs. » »
Cette même théorie de « collaboration » que Pompeo préconise est ce que divers fidèles d’Obama, tels que Joy Reid de MSNBC, ont passé des mois à exprimer pour justifier la poursuite de journalistes (tels que moi-même) qui ont rapporté les documents de Snowden : nous ne les avions pas simplement rapportés, nous avions aussi « collaboré » avec notre source. Sa théorie est ensuite devenue celle de son collègue David Gregory de NBC, qui a demandé si je ne devais pas être poursuivi parce que j’avais « aidé et encouragé » Snowden.
Ceci - cette théorie de la « collaboration » proposée à l’époque par Bill Kristol et Joe Lieberman et Joy Reid, et maintenant par Mike Pompeo - est la mentalité des gens qui ne comprennent pas, qui ne pratiquent pas et qui détestent le journalisme, du moins celui qui dévoile les mauvaises actions des dirigeants qu’ils vénèrent. Comme c’est le cas lorsque des limites sont imposées à la liberté d’expression : si vous les applaudissez et les encouragez parce que les personnes ciblées en première instance sont celles que vous détestez, alors vous institutionnalisez ces limitations et ne pourrez pas y résister lorsqu’elles commenceront à être appliquées aux personnes que vous aimez (ou à vous-mêmes).
WikiLeaks a désormais peu d’amis à Washington : la droite les détestent depuis longtemps pour avoir publié des secrets sur les crimes de guerre de l’époque Bush, alors que les Démocrates les méprisent maintenant pour leur rôle perçu dans la défaite de Hillary Clinton, en révélant la corruption au sein de la DNC. Mais ce que l’on pense de WikiLeaks ne devrait pas influencer notre façon de réagir face aux menaces contre la liberté de la presse du directeur de la CIA de Donald Trump. La criminalisation de la publication de documents classifiés est une erreur en soi et pourrait à l’évidence se généraliser bien au-delà de la cible initiale.
Ceux qui se disent membres d’une #Resistance anti-autoritaire – sans parler des journalistes eux-mêmes - devraient être les premiers à s’opposer à ces menaces effrayantes. Les implications des menaces de Pompeo sont beaucoup plus conséquentes que la question de savoir qui on aime ou pas.
Glenn Greenwald
Traduction "je trouve que la solidarité chez nous avec Wikileaks, Assange, etc, plutôt faible, pas vous ?" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.