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En Bretagne, l’intimidation des journalistes qui enquêtent dans l’agroalimentaire

Le mercredi 31 mars, Morgan Large découvre l'une de ses roues de voiture déboulonnée. La journaliste, qui enquête sur l’industrie agroalimentaire dans sa région, dérange. Et ce n'est pas la seule ...

En réalité, les problèmes de Morgan ne datent pas d’hier. Ils remontent à la diffusion en novembre dernier d’un reportage sur France 5, intitulé "Bretagne, une terre sacrifiée" et portant sur les méfaits de l’agriculture intensive. Interviewée, la journaliste y dénonce le problème des rejets toxiques, des algues vertes, des maladies professionnelles, des épidémies mortelles chez les animaux, ou encore, le fait qu’en Bretagne, "on fasse du lait, du poulet ou du cochon qui soient exactement les mêmes qu’en Chine, en Ukraine ou au Brésil".

Le soir même, la journaliste est ciblée par la FNSEA qui, dans un tweet défendant les "élevages familiaux en Bretagne", dévoile une photo de son visage (supprimée depuis). Les jours suivants, la journaliste reçoit des appels nocturnes anonymes sur son téléphone fixe ainsi que des messages d’injures sur les réseaux sociaux. Au même moment, les locaux de sa radio sont dégradés. En décembre, la clôture de son champ est défoncée (laissant ainsi ses chevaux divaguer en liberté), puis son chien est empoisonné ("pendant trois jours il ne bougeait plus, le vétérinaire parlait d’intoxication"). Jusqu’à l’épisode de mars dernier où, après avoir été réveillée en pleine nuit par les aboiements de son chien (et entendu un téléphone portable sonner à l’extérieur), elle constate le déboulonnement de sa roue de voiture quelques jours plus tard.

Morgan Large n’est pas la seule victime de ces agissements. La même semaine à Glomel (toujours en Bretagne), une journaliste allemande (venue travailler sur les questions écologiques dans le cadre des prochaines élections régionales en Bretagne) est insultée, bousculée et suivie jusque chez elle par un agriculteur. L’affaire est rapportée par Sylvain Ernault (membre du membre du Syndicat National des Journalistes et du récent média d’investigation Splann !), lequel ajoute une autre information intéressante : "La journaliste allemande a ensuite été obligée, par un agriculteur venu à son gîte entouré de deux gendarmes, d’effacer son enregistrement". Des gendarmes à la solde des agriculteurs ? Merci Demeter.

Autre cas emblématique, celui d’Inès Leraud. Inès débarque en Bretagne en 2014, principalement pour enquêter sur l’affaire Triskalia (salariés de l’agro-alimentaire gravement intoxiqués par des pesticides en 2009). Sur le terrain, elle raconte se faire "parfois agresser verbalement et menacer physiquement par des agriculteurs". En 2019, elle publie "Algues vertes, l’histoire interdite", une bande dessinée dans laquelle elle évoque le rôle joué par l’agriculture intensive dans la prolifération de ces algues toxiques (et à l’origine de plusieurs décès humains). Elle y évoque aussi les pressions et menaces subies par ceux qui se penchent d’un peu trop près sur la question ...

C’est le cas notamment d’André Ollivro et de Pierre Philippe. Le premier, ancien ingénieur devenu militant écologiste (il préside notamment l’association "Halte aux marées vertes") a commencé à donner l’alerte il y a plus de 10 ans. Grand pourfendeur des méthodes de l’agriculture intensive, il est depuis devenu une cible directe : manifestations organisées jusque devant chez lui, avis d’obsèques déposé dans sa boîte aux lettres, renard mort jeté dans son jardin ...

Quant au second, médecin urgentiste, il a commencé à se pencher sur la question en voyant arriver dans son service un certain nombre de cas suspects : un jogger, des promeneurs, des ramasseurs d’algues pris de convulsions et/ou retrouvés morts sur des plages infestées d’algues vertes. Pas d’insultes ou de menaces pour lui, mais l’amer constat de se retrouver face à l’omerta d’un système : le refus des autorités administratives (DDASS, puis procureurs départementaux et régionaux) d’abord, de lui communiquer les rapports d’autopsie ; la pression de sa hiérarchie (elle même sous pression des services préfectoraux) ensuite, pour éviter qu’il ne parle aux médias.

A la sortie de sa BD, Inès Leraud est elle-même la cible de deux attaques en diffamation. La première émane de Christian Buson, un "scientifique" connu pour ses liens étroits avec l’industrie agroalimentaire : il est directeur d’un "bureau d’études en environnement", le GES (4 millions de CA annuel) qui prodigue des conseils à destination des agro-industries ; il est aussi président de l’Institut technique et scientifique de l’environnement (ISTE) fondé entre autres par les entreprises Lactalis, Daucy et Doux en 1996 et connu pour propager des thèses sur les marées vertes favorables au secteur agro-alimentaire ; il est enfin secrétaire général de l’Association francophone des climat-optimistes (AFCO) qui lutte contre la diffusion des informations scientifiques relatives au réchauffement climatique.

La seconde provient de Jean Chéritel (PDG du grossiste en légumes du même nom), qui attaque la journaliste suite à la publication de son enquête intitulée "Travail dissimulé, fraude sur les étiquettes : les multiples abus d’un groupe agro-industriel breton" (Bastamag, mars 2019). Des faits pour lesquels le groupe est et sera pourtant condamné : 261.000 euros d’amende en 2018 pour le travail illégal d’intérimaires Bulgares ; 100 000 euros en 2019 pour tromperie sur l’origine de ses produits (tomates étrangères estampillées "origine France"). Mais alors que les dates des procès approchent, les deux plaintes (Buson et Chéritel) sont finalement retirées. Une volonté d’intimidation bien plus que de justice ...

Depuis, un collectif s’est créé pour soutenir la journaliste et défendre la liberté de la presse. Via une tribune parue dans Libération puis une lettre ouverte adressée au président de région (mai 2020), il dénonce, outre les attaques et menaces subies par les journalistes, l’emprise du secteur agro-industriel sur la presse et les élus locaux. Un secteur qui non seulement finance et dispose de sa propre presse (Paysan Breton ...), mais investit aussi énormément de publicité dans la presse générale (qui veut éviter, du coup, de se le mettre à dos).

Quant aux élus locaux, certains ont un exercice de la démocratie pour le moins ... fantaisiste. En mars 2020, le Canard Enchaîné révèle que la venue d’Inès Leraud au Salon du livre de Quintin (Côtes-d’Armor) a été annulée suite à l’intervention auprès du salon d’un élu de la municipalité ; élu par ailleurs salarié de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor (dirigée par la FNSEA). Un peu plus tôt, la journaliste avait appris qu’une maison d’édition régionale avait préféré renoncer à son projet de traduction en breton de la bande dessinée "Algues vertes, l’histoire interdite", par peur de perdre des subventions du Conseil régional de Bretagne (dont l’un des vice-Président, Olivier Allain – en charge de l’agriculture et de l’agroalimentaire – est adhérent FDSEA).

Même type d’expérience vécu par Morgan Large. En 2010, alors qu’elle accorde un entretien aux opposants d’un projet de porcherie comprenant 880 têtes, sa radio, RKB, apprend en direct (par un appel de la mairie concernée), l’arrêt de sa subvention. Une radio qui, quelques années plus tard, fera une nouvelle fois les frais du travail de la journaliste : en 2018, cette dernière, encore conseillère municipale d’opposition à Glomel (Côtes-d’Armor), évoque lors d’une émission de France Culture "la difficulté de parler de Triskalia (première coopérative agricole bretonne, devenue Eureden en 2020, ndlr) au sein du Conseil municipal" ; et, surprise, quelques mois plus tard, RKB perd sa subvention de la ville de Glomel.

Suite aux actes de malveillance dont elle a été victime, Morgan a en tout cas reçu de nombreux soutiens. Le 06 avril dernier, plusieurs médias bretons se sont mis en grève et ont organisé rassemblement à Rostrenen (Côtes-d’Armor), lequel a été suivi par plus de 500 personnes. Par ailleurs, une suite judiciaire a été engagée par le Syndicat National des Journalistes (SNJ) ainsi que Reporters sans frontières (RSF).

Mais sur le terrain, le rapport de force demeure inégal. Comme l’explique Morgan : "Les grands groupes agro-industriels et les élus ont fondé une famille, une corporation puissante où chacun se rend service." A cela s’ajoute le climat d’intimidation et de violence entretenu par certaines corporations agricoles (FNSEA et ’Jeunes Agriculteurs’ en tête) : déversement de fumier, saccage de bâtiments publics, blocages de camions, envahissement de supermarchés, de cantines, de locaux de journalistes ... Comme le résume Sylvain Ernault, membre du SNJ, "Harceler ses voisins, déposer du fumier, tout cela fait partie de cette tradition de rapport de force dans la région ... ; quand on est journaliste à Morlaix, on y réfléchit à deux fois avant de couvrir un sujet sur l’agriculture."

Pour l’instant, le gouvernement reste bien silencieux sur le sujet. Ce qui détonne avec sa récente montée en puissance sur la question de l’agribashing (intervention conjointe des ministres de l’agriculture, intérieur et justice, création d’observatoires départementaux, puis d’une cellule de gendarmerie dédiée). Et qui pose de fait la question de son impartialité ... A quand le même type de mesures contre ceux qui portent atteinte à la liberté d’informer ?

Quelques liens/références

Pressions sur des journalistes : il ne fait pas bon d’enquêter sur l’agro-industrie en Bretagne
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Tribune : Défendons la liberté d’informer sur le secteur agro-alimentaire
Lettre ouverte de 250 professionnel.les de la presse à la présidence de la région Bretagne : pour le respect de la liberté d’informer sur l’agroalimentaire !
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