Un lieu commun dans certains courants de gauche est qu’il faut renvoyer dos à dos Trump et Maduro au motif que ce dernier a trahi les travailleurs et que le « régime » est corrompu. Le « ni-ni » a l’avantage de caresser une opinion publique construite par les médias tout en se disant “de gauche mais antidogmatique”. C’est le “tention il ne faut pas être un béni-oui-oui du chavisme, il y a aussi des critiques à faire, un débat à mener…”. C’est oublier un fait central : le Venezuela est déjà, depuis le début, tous les jours et à tous les niveaux, une machine à critiquer et à transformer. Cette critique depuis le sein du chavisme n’est pas toujours entendue mais elle donne ses fruits dans l’action gouvernementale. Elle s’exprime aussi dans toute sorte d’initiatives autonomes de construction d’un pouvoir populaire. Croire qu’il faut expliquer aux travailleurs vénézuéliens ce qu’ils doivent faire, alors qu’ils critiquent mieux que quiconque leur réalité, confine au colonialisme. Et au mépris d’un peuple qui a élu démocratiquement le président Maduro. Ce « ni-ni » qu’on entend souvent avant les « guerres humanitaires” finit par renforcer l’hégémonie médiatique qui a réduit l’image du Venezuela à un dictateur esseulé, sans peuple critique, voire sans peuple du tout.
Nous publions l’interview du sociologue vénézuélien Reinaldo Iturriza, professeur à l’Université Centrale et à l’Université Bolivarienne du Venezuela, ex-Ministre des Communes et des Mouvements sociaux (2013-14) puis Ministre de la Culture (2014-16). Iturriza est l’auteur de plusieurs ouvrages dont 27 de febrero de 1989 : interpretaciones y estrategias (2006) et El chavismo salvaje (2017). C‘est un analyste respecté de la révolution bolivarienne. Dans cet entretien, il appelle la gauche internationale à rejeter la position du « ni-ni », et suggère à celles et à ceux qui veulent exprimer leur solidarité avec le peuple vénézuélien de se placer fermement du côté des luttes populaires et d’exprimer leur critique du gouvernement Maduro dans la révolution, et non à l’extérieur ou contre celle-ci.
Venezuelainfos
Roar Mag – Cela fait six semaines que le leader d’opposition pratiquement inconnu, Juan Guaidó, s’est auto-proclamé president par interim, dans une tentative de “putsch soft” soutenu par les Etats-Unis. Où en est-on maintenant ? Pourriez-vous nous rappeler brièvement les principaux éléments de l’évolution politique de ces dernières semaines au Venezuela ?
Reinaldo Iturriza – Il y a un fait dont on parle peu mais qu’il est bon de rappeler : l’épisode Guaido démarre le 21 janvier à l’aube, avec le soulèvement d’un petit groupe de la Garde Nationale Bolivarienne, qui a appelé le peuple vénézuélien à ne plus reconnaître Maduro comme président et les autres unités militaires à la rébellion. Ce groupe a été vite neutralisé, sans violence et sans que l’on ait à déplorer de victimes, mais cela donna lieu à une série de manifestations violentes qui ont débouché justement sur cette date du 23 janvier, et l’auto-proclamation de Guaidó .
C’est un fait qui illustre l’un des principaux objectifs de la première étape du complot : rompre l’unité des Forces Armées Nationales Bolivariennes (FANB) et encourager la mobilisation du peuple contre la révolution bolivarienne. En d’autres termes, briser le peuple vénézuélien. Rien de tout cela ne s’est produit. De même importance que l’événement décrit plus haut, il y a la décision de saisie des biens de l’entreprise d’état vénézuélienne du pétrole et du gaz naturel, PDVSA, se trouvant sur le territoire des Etats-Unis, continuant ainsi une politique systématique d’agression contre l’économie vénézuélienne et plus précisément contre son secteur pétrolier. Plus récemment, il y a eu une tentative de faire entrer « l’aide humanitaire » dans le pays, un prétexte évident pour préparer le terrain à une intervention militaire, avec un fort soutien du gouvernement colombien.
Il y a encore autre chose qui mérite d’être soulignée : après l’auto-proclamation du 23 janvier, la violence de rue a pratiquement cessé. Un calme tendu règne dans le pays. Après le 23 février, et l’échec de la tentative d’agression militaire, la situation est bien moins tendue, la grande majorité du pays étant occupée à faire face à une situation économique très difficile, essayant d’aller de l’avant.
Quelle est, selon vous, la probabilité de la menace de guerre civile ou d’intervention militaire des Etats-Unis à ce stade ? A court terme, cette menace a-t-elle faibli ou augmenté à cause de l’”échec” de cette tentative de Guaido de chasser Maduro ?
La menace n’a pas entièrement disparu. Nous avons la conviction qu’une opération militaire contre le Venezuela est en cours, jusqu’à présent l’agression s’est focalisée sur l’aspect psychologique (y compris avec des menaces de mort proférées contre des chefs militaires et contre le Président Maduro lui-même), moyennant les attaques contre l’économie, et le sabotage des services publics. Mais cette opération n’est pas passée à la phase militaire. Malgré les tentatives, l’agression psychologique n’a pas réussi a briser les Forces Armées Bolivariennes (FANB).
Nous avions déjà frôlé la guerre civile en 2014, et tout particulièrement en 2017. Jusqu’ici, nous avons réussi à surmonter ces menaces. Mais la possibilité d’une agression militaire des Etats-Unis reste latente, notamment à mesure que les efforts pour provoquer une implosion échouent les uns après les autres.
Vous avez été Ministre du Pouvoir Populaire pour les Communes et les Mouvements Sociaux. Le rôle du pouvoir Populaire et des communautés dans l’organisation du chavisme n’a attiré pratiquement aucune attention en dehors du Venezuela, les médias internationaux se concentrant à une majorité écrasante sur les manifestations de l’opposition. Pourriez-vous nous parler un petit peu de l’histoire de l’auto-organisation populaire et de la démocratie directe dans le chavisme, notamment dans le mouvement des conseils communaux et des coopératives auto-gérées par les travailleurs ?
Ce funeste silence concernant les bases sociales du chavisme est, fondamentalement, ce qui induit à la superficialité ou à l’erreur un nombre considérable d’analyses de la situation vénézuélienne. Les bases sociales sont le sujet politique qui a rendu Chavez possible, et qui l’ont par la suite fortement défendu (contre un putsch soutenu par les Etats-Unis Ndr). Le tissu populaire qu’elles ont réussi à développer est ce qui a permis à ce gouvernement de tenir.
La même chose vaut pour les Forces Armées Bolivariennes (FANB) : il existe une multitude d’analyses superficielles des raisons qui expliqueraient leur soutien à la démocratie. Celles-ci ne tentent jamais de comprendre, par exemple, la classe sociale dont sont issus les militaires. Les médias internationaux font montre d’un puissant mélange d’ignorance et de préjugés concernant le chavisme, mais il y a aussi l’intention délibérée de cacher le soutien populaire au gouvernement et, au-delà, de cacher la pensée et les sentiments des classes populaires, pour la simple et bonne raison que les médias sont étrangers à la démocratie bolivarienne.
De toute évidence, de nombreux membres des classes populaires se trouvent maintenant dans une situation très difficile : d’un côté, ils se trouvent face à un gouvernement qui n’a pas réussi à répondre comme il se doit à une crise économique et sociale paralysante, et de l’autre ils sont confrontés à une opposition de droite, soutenue par les Etats-Unis, qui cherche à détruire toute expression du pouvoir populaire. Comment les chavistes de la base répondent-ils à une situation aussi complexe ? Quelle est leur position par rapport au gouvernement Maduro ?
On néglige souvent le fait que la base sociale du chavisme a été, depuis le tout premier jour, très critique dans son bilan du gouvernement. C’était également le cas sous Chavez. Sa force comme dirigeant venait en grande partie de son extraordinaire capacité d’être ouvert aux critiques venant d’en bas, à la remise en question populaire. La critique du gouvernement n’est donc rien de nouveau. Plutôt qu’un problème, c’est en réalité un signe de vitalité de la révolution bolivarienne.
Les chavistes sont capables de considérer que leur gouvernement fait mal quelque chose, ou que ses efforts sont insuffisants, tout en comprenant qu’il n’en demeure pas moins le gouvernement du peuple. Il est clair que l’alternative ne saurait être un régime imposé par les Etats-Unis. A partir de là, il est aisé de voir pourquoi il n’y a pas de dilemme dans le choix entre Maduro et Guaidó : l’opposition de droite soutenue par les Etats-Unis n’est tout simplement pas envisageable.
Justement, à propos de ce soi-disant dilemme : certaines voix à l’intérieur du Venezuela appellent maintenant la gauche à prendre une position “ni-ni”, de rejet de Guaidó comme de Maduro . Qu’en pensez-vous ?
C’est une imposture qui ne peut être défendue qu’au mépris de ce que pensent et ressentent les chavistes, ou en prenant ses distances par rapport aux luttes populaires, sans les comprendre, même si cette position est censée être prise au nom de ces mêmes luttes, du chavisme lui-même, ou en se revendiquant d’une critique de gauche. L’éloignement des luttes réelles des classes populaires, voilà ce qui rend cette position si trompeuse.
Au Venezuela, il y a un conflit de longue date entre deux projets historiques, même s’il existe de fortes tensions au sein de chacune des forces en opposition, et même s’il y a une intense divergence au sein du chavisme lui-même quant à l’orientation stratégique de la révolution bolivarienne. Sur le plan personnel, même si une bonne part du peuple vénézuélien décide de cesser de se battre, ma position de principe est de toujours m’aligner sur le peuple qui se bat et de ne jamais prendre de position qui puisse être utile à l’oligarchie vénézuélienne ou à l’impérialisme des Etats-Unis.
Que proposez-vous pour sortir de la crise actuelle ? Que peut ou que devrait faire la gauche internationale pour soutenir le peuple vénézuélien dans ce moment difficile ?
La gauche internationale peut faire beaucoup. En fait, ses actions peuvent être vraiment décisives. Je ne vais donner qu’un exemple : Roger Waters, fondateur des Pink Floyd. Le Venezuela n’a pas besoin de soutien exempt de critiques ou condescendant. Ce n’est pas ce que nous voulons. Que la critique s’exprime, même publiquement, mais dans la révolution, depuis le camp des luttes populaires, des gens qui ne peuvent plus continuer d’être rendus invisibles.
La critique doit donner une voix au peuple et créer les conditions pour que ces voix se multiplient. Elle doit continuer d’informer. La gauche internationale peut beaucoup faire pour nos aider à percer le blocus brutal imposé par les médias à l’information et à l’analyse de ce qui se passe réellement au Venezuela. Elle doit procéder à l’analyse sérieuse des causes de la crise actuelle, étudier en profondeur l’histoire : naissance et origine du chavisme, comment a-t-il pu résister à de tels assauts de l’impérialisme ? En fin de compte, nous menons le même combat.
Source : ROAR, https://roarmag.org/essays/reinaldo-iturriza-venezuela-crisis-interview/
Traduction : Venezuelainfos
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