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Derrick

Je ne connais personne dans mon entourage qui soit parvenu à regarder un épisode de Derrick jusqu’à son terme. Tout le monde s’endort avant la fin. Bien sûr, la programmation, dans la plupart des 108 pays qui ont repris ce feuilleton de la télé bavaroise, en début d’après-midi, à l’heure de la sieste, fut propice à l’endormissement. Bien sûr, l’âge moyen des afficionados qui n’a cessé de croître avec l’âge de l’acteur fut, lui aussi siestogène. Mais la raison principale est qu’aucun autre feuilleton n’a peut-être autant mérité l’appellation de " série " . Avec Derrick, nous sommes dans le même, dans la reproduction. Une cinquantaine d’acteurs, bien identifiés, plus, certes, quatre mille figurants, ont joué pendant vingt-cinq ans la même histoire, dans le même décor, une histoire racontée par le même auteur.

Il faut s’arrêter un instant sur Herbert Reinecker, le créateur de l’Oberinspektor, l’auteur unique des 281 épisodes (n’ayant acheté que quelques dizaines de ces centaines d’épisodes, la télévision française a fortement contribué à cette politique du même). Né en 1914, Reinecker collabora pendant la Deuxième Guerre mondiale (il avait bien vingt-cinq ans, les gamineries étaient finies pour lui) a diverses revues nazies et écrivit des textes de propagande et des scénarios pour des films orientés comme il convenait à l’époque. En 1944, il rédigea divers articles sur la Waffen SS, en tant que correspondant de guerre, lors de la campagne de Normandie. Il fut vraisemblablement marqué, traumatisé par cette tranche de vie. Mais, tandis que des forces contestataires, parfois très violentes, se développaient dans les années soixante, tandis qu’une partie de la jeunesse voulait faire payer à la génération précédente sa compromission avec le nazisme, Reinecker retourna d’où il venait : vers la droite dure. Il lui est quand même resté un authentique questionnement moral, que l’on retrouve dans maints épisodes de Derrick, quand, avec ses gros sabots, l’inspecteur sonde les âmes pour comprendre pourquoi des êtres apparemment normaux en viennent à faire le mal.

Avant Derrick, Reinecker avait créé le personnage du Commissaire en 1968 (Der Kommissar). Cette série était très représentative de l’état d’esprit qui régnait dans une partie de la société allemande autour de 1970. On y percevait fort bien le fantasme d’une bourgeoisie apeurée par une jeunesse encline par essence à la délinquance. Des jeunes s’habillant différemment, écoutant une musique différente (en fait du rock affadi, pas du Jimi Hendrix), fréquentant des clubs en sous-sol, touchant à la drogue. Pour le Reinecker du Commissaire, comme pour celui de Derrick d’ailleurs, tout jeune bourgeois quittant le foyer avant de se marier ne pouvait que rejoindre un gang s’il était un garçon, ou finir prostituée dans l’anonymat de la grande ville si elle était une fille. Reinecker était également horrifié par la liberté que donnait la contraception aux femmes de la bourgeoisie (n’ayant sûrement pas lu Reich, il n’avait aucune connaissance de la sexualité des ouvrières). Ainsi, tel épisode mettait en scène une bourgeoise, mariée à un prof de fac, se lançant dans une aventure avec un serveur de restaurant sous le nez de la logeuse de ce dernier. Le spectateur était alors la logeuse, le flic, l’ordre moral. Un autre épisode nous montrait la mère d’une adolescente couchant avec un garçon de l’âge de son enfant. Ces dérèglements poursuivront Reinecker dans notre série siestogène.

Derrick pose un gros problème. Comment, sous des horizons tellement différents, des centaines de millions de gens (avec les morts, il y eut un renouvellement, un turnover considérable) ont-ils pu se passionner pour des histoires glauques, tournées dans des décors glauques (ah, ce gris vert, pour ne pas dire vert-de-gris !) et jouées par un acteur si peu expressif (mais pas mauvais pour autant) ? Comment tous ces téléspectateurs ont-ils pu redemander quotidiennement ces couleurs délavées, ces acteurs interchangeables, ces techniques cinématographiques ringardes avant d’avoir servi, ce monde dichotomique mettant le plus souvent en présence des riches à problèmes et des pauvres jaloux, offrant le visage d’une humanité très rebutante ? Derrick est une série qui désespère de l’humanité. L’être humain est profondément mauvais. Hors la transgression, la joie et le bonheur lui sont interdits. Dans un monde de la Chute mais, bizarrement, sans dieu, le paradigme sera incarné par un être gris, sans vie personnelle (on lui verra une compagne dans deux ou trois épisodes seulement), sans originalité.

Avec Derrick, nous sommes en Bavière, au début des années soixante-dix. Ce Land est dominé depuis la fin de la guerre par la CSU et son principal dirigeant, Franz-Joseph StrauàŸ. Ce parti est de droite, atlantiste, militariste et chrétien (CSU = Union chrétienne sociale). Nous sommes donc dans un univers profondément conservateur où les présupposés sociaux politiques vont de soi. C’est pourquoi la série est beaucoup moins policière (ce qui est policier parle, à un moment ou un autre, de la société) que psychologique.

Qui peuple la société de Derrick ? Des propriétaires terriens ou fonciers, des hommes ou femmes de peine à leur service, quelques paysans, des tenanciers de bars, de discothèques, de boîtes louches et la faune afférente, des professeurs d’université et leurs assistant(e)s, des membres des professions libérales, de riches veuves, des marginaux sans marge ni passé, des repris de justice qui tentent, ou ne tentent pas, de se réinsérer. Dans le pays de BMW et de quantité d’industries des secteurs primaire et tertiaire, il n’y a pas de classe ouvrière, pas même d’ouvriers, sauf en tant qu’individus à problèmes. Il n’y a pas de conflits sociaux, mais des conflits de personnes dûs à des problèmes psychologiques. Le personnage de Derrick est le confesseur, le régulateur de passions excessives, le garant des bonnes manières, de la mesure dans un monde où nombre d’individus sont perdus - sans qu’on sache exactement pourquoi, d’ailleurs - mais où le collectif résiste grâce aux bonnes manières et au poids des traditions, grâce aussi à l’acceptation de l’ordre établi et au refoulé.

Pas de mur de Berlin dans Derrick, pas d’étudiants gauchistes, pas de syndicats, pas de mouvements néonazis (Beate Klarsfeld giflant le Chancelier Kiesinger, c’était pourtant hier), pas de guerre froide, pas de travailleurs turcs exploités, pas de pluies acides. Des personnages généralement engoncés dans leurs principes, des crimes épurés dont un inspecteur comprend les ressorts parce qu’il a mis à jour les motivations des individus fautifs.

Et puis, un tabou. LE tabou. Derrick, c’est le feuilleton de l’inceste. On sait que la population de l’Allemagne ne se renouvelle plus faute d’enfants. La famille typique et idéale de la série compte au mieux deux enfants, en âge de se marier, mais qu’on ne voit pas dans un projet conjugal. Nous sommes en présence d’un frère et d’une soeur qui se suffisent à eux-mêmes, très complices, heureux de vivre sous le toit familial, sans sexualité. Mais, le plus souvent, la famille de Derrick compte simplement un enfant et un parent : un fils et sa mère, unis par un souci de protection mutuelle, le fils s’efforçant d’écarter les hommes qui s’approchent de sa mère, la mère soustrayant le fils aux influences néfastes qui l’environnent ; une fille et son père, la fille dévouée corps et âme à un père abandonné par son épouse ou connaissant des problèmes professionnels ou assimilés, le père protégeant sa fille contre les tentations du monde " moderne " , la drogue en particulier. Derrick n’a ni frère, ni soeur, ni parents, ni enfants. Idem pour son adjoint l’inspecteur Klein qui assouvit très épisodiquement sa libido avec des rencontres de passage.

Un monde glauque, décidément.

Si l’on veut, malgré tout, se payer une bonne tranche de rire avec le héros incarné par Horst Tappert, on clique sur : http://www.dailymotion.com/video/x2hn3_derrick-contre-superman_creation

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