Le 17 décembre 2021, Vladimir Poutine a soumis pour négociation, deux projets de traité de sécurité mutuelle, paneuropéenne ; un entre la Russie et les Etats-Unis et un entre la Russie et l’OTAN.
Les préoccupations légitimes en matière de sécurité et les propositions de garanties de sécurité présentées par les deux dirigeants, à trente-deux années d’intervalle, ont été ignorées par l’Occident d’une manière arrogante et hautement irresponsable (1). Avec le résultat prévisible que nous voyons aujourd’hui.
L’Ukraine est détruite et sa défaite semble imminente. L’issue la plus probable des négociations qui auront lieu, sera le statut neutre de l’Ukraine (vis-à-vis de l’OTAN) et l’autonomie des provinces de Louhansk et de Donetsk, conformément aux accords de Minsk. Ce sont précisément les deux principales revendications formulées par la Russie dans les années qui ont précédé l’invasion de février 2022.
340 000 personnes (dont 10 000 civils) sont mortes ou ont été blessées et un pays (encore un !) est détruit . . . pour rien. Cette guerre, comme beaucoup d’autres, était prévisible et donc évitable.
L’apaisement : une politique à réhabiliter
L’apaisement pourrait se définir comme une politique étrangère consistant à pacifier un pays lésé ou un pays agresseur, par la négociation afin d’éviter la guerre.
Malheureusement, cette approche est largement discréditée en raison de son association avec la politique britannique des années 1930 consistant à permettre à Hitler d’étendre le territoire allemand sans contrôle. Le terme aujourd’hui, en particulier dans la culture anglo-saxonne, évoque la capitulation plutôt que la conciliation, la faiblesse plutôt que la force, l’échec diplomatique plutôt que le succès diplomatique. Près d’un siècle s’est écoulé. Si nous voulons donner une chance à la paix, il est temps de réhabiliter l’apaisement en tant que politique de choix, non seulement pour les antimilitaristes, mais pour celles et ceux qui luttent pour la justice sociale, pour qui la priorité c’est le bien-être et la sécurité des peuples, où qu’ils soient, tenant compte du fait que leurs gouvernements respectifs représentent rarement leurs intérêts.
Pour éviter la guerre en Ukraine, il fallait impérativement savoir ce que la Russie revendiquait (2) et ce que l’Ukraine (pas les Etats-Unis, ni le Royaume Uni, ni l’UE) était prête à accepter. La réponse à la première question est très simple : que ce pays reste neutre (comme promis) et que les Accords de Minsk (signés par la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France) soient respectés (l’autonomie du Donbass au sein de l’Ukraine). La réponse à la seconde question : Zelensky (pas Biden, ni Johnson, ni Von der Leyen) a plusieurs fois exprimé sa préférence pour une solution qui évitait les morts, que ce soit par la neutralité ou par la perte de territoire plutôt que par la perte de vies (3). En outre, Kiev et Moscou ont été très près d’un accord plusieurs fois ; les négociations ont été stoppées par Washington et Londres. (4)
Gorbachev adulé mais trahi ; Poutine exécré et rejeté
Un peu d’histoire s’impose. La chute de l’URSS s’est faite sans violence. Les pays de l’Est ont pu se libérer sans résistance ; leur droit à l’indépendance était reconnu. Par contre, Gorbachev et tous les dirigeants russes depuis ont insisté sur l’importance de la neutralité des pays voisins, mais surtout de l’Ukraine et de la Géorgie. Des promesses ont bien été faites à Gorbachev. En gros, l’Allemagne réunie pourrait se joindre à l’OTAN mais en contrepartie, il ne devait pas y avoir d’expansion vers l’Est. (5)
Depuis son accession au pouvoir, Poutine a fait des dizaines de tentatives de rapprochement avec l’Occident. Il a même suggéré que la Russie pourrait entrer dans l’OTAN ! (6) Toutes ses tentatives ont été snobées, rejetées avec mépris. C’est une grave erreur en diplomatie.
Plutôt restreinte la réaction de Poutine à l’expansion de l’OTAN
Malgré les promesses trahies, la Russie n’a pas fait d’objection quand les trois premiers pays (Pologne, Hongrie, République Tchèque) ont rejoint l’OTAN (1999). Elle a même accepté l’entrée dans l’OTAN (2004) de sept autres pays de l’Europe de l’Est y compris les pays Baltes.
Ce n’est qu’en 2007 (7) que Poutine s’est exprimé en termes forts : « L’élargissement de l’OTAN représente une grave provocation qui réduit le niveau de confiance mutuelle [.…]. Et nous sommes en droit de nous demander contre qui cette expansion est-elle destinée ? Qu’est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? »
Or, c’est Poutine, lors de cet évènement, qui est qualifié de provocateur, de belligérant . . . non pas Bush junior qui « annonce » que l’Ukraine rejoindra l’OTAN, contre l’avis de ses conseillers principaux et de multiples analystes.
C’était quoi déjà que la Russie proposait en décembre 2021 ?
Le 17 décembre 2021, deux documents ont été soumis à l’examen par le ministère russe des Affaires étrangères aux États-Unis et aux membres de l’OTAN, respectivement : un projet de Traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité et un projet d’Accord sur les mesures visant à assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
Les propositions de la Russie ont été immédiatement rejetées par l’Occident comme inacceptables, provocatrices, voire scandaleuses. Le contenu des textes n’a reçu qu’une faible couverture médiatique et a été résumé comme suit : plus d’expansion de l’OTAN vers l’Est et pas de bases militaires sur le territoire des États de l’ex-URSS qui ne sont pas membres de l’OTAN (Article 4 du Traité).
En réalité, les deux documents vont bien au-delà de ces deux points vers un grand projet de désarmement/démilitarisation et une structure paneuropéenne de sécurité mutuelle. Est-on vraiment si loin de la vision de Gorbachev et d’autres y compris de Gaulle, Vaclav Havel ou, fut un temps, Macron d’une Europe souveraine – en paix – avec une stratégie autonome de défense ? Voire même de « la communauté euro-atlantique qui s’étend à l’est de Vancouver à Vladivostok » proposée par les Etats-Unis en 1991 et saluée par toutes les parties ? (8)
Pour les citoyens dont la première priorité est d’éviter la guerre, les deux documents semblent fournir, à tout le moins, une base de négociation. Pour celles et ceux qui voient l’expansion de l’OTAN vers l’Est (de 12 membres en 1998 à 30 en 2022) et son existence continue depuis la chute de l’URSS, comme une provocation inutile et une menace à la sécurité paneuropéenne, ils semblent raisonnables.
Les médias, y compris Le Monde et Le Guardian, ont déformé les textes
Les médias se sont contentés « d’informer » le public que les propositions étaient « inacceptables » mais n’ont fourni aucune explication. Les textes ont été présentés de manière trompeuse comme un ensemble d’exigences unilatérales de la Russie, alors qu’en fait, à l’exception de l’article 4 du Traité (voir ci-dessus) entre les États-Unis et la Russie, les obligations s’appliquent aux deux parties.
Certains points clés ont été déformés, même dans des journaux respectables. Le Guardian, par exemple, a rapporté que (dans le projet d’Accord) la Russie a exigé « que l’OTAN retire toutes les troupes ou armes déployées dans les pays qui sont entrés dans l’alliance après 1997, ce qui inclurait une grande partie de l’Europe de l’Est, y compris la Pologne, les anciens pays soviétiques d’Estonie, de Lituanie, de Lettonie et les pays des Balkans ». C’est exact, mais cela omet le point essentiel que l’obligation s’applique également à la Russie. (9)
Le Monde a titré que « Les deux traités présentés proposent notamment d’interdire tout nouvel élargissement de l’Alliance atlantique ainsi que l’établissement de bases militaires étasuniennes dans les pays de l’ancien espace soviétique ».(10) En omettant la fin de la phrase qui se lit comme suit « qui ne sont pas membres de l’OTAN », Le Monde induit en erreur le lecteur sur le contenu de l’article 4 du Traité qui concerne l’établissement de bases militaires américaines en Ukraine et en Géorgie, non pas dans l’un des 14 États qui entourent la Russie et qui ont rejoint l’OTAN depuis 1999.
De telles omissions sont importantes. Elles ont servi sans doute à justifier le rejet catégorique des propositions par la plupart des dirigeants occidentaux et à persuader l’opinion publique que la Russie n’offrait aucune base de négociation.
L’apaisement implique des concessions
Déjà en 2022, Le New York Times observait : « Une victoire militaire décisive de l’Ukraine sur la Russie, dans laquelle l’Ukraine regagnerait tout le territoire dont la Russie s’est emparée depuis 2014, n’est pas un objectif réaliste. En fin de compte, ce sont les Ukrainiens qui doivent prendre les décisions difficiles », car ce sont eux qui « se battent, meurent et perdent leurs maisons ». De vraies négociations impliqueront des « décisions territoriales douloureuses » qui doivent être fondées sur une évaluation réaliste de l’ampleur des destructions supplémentaires que l’Ukraine peut supporter ».
En effet, c’est aux Ukrainiens de décider, tenant compte du fait que ce pays est profondément divisé – ne serait-ce que sur la question de l’OTAN. En 2019, le soutien de la population ukrainien pour l’entrée du pays dans l’OTAN était autour de 40%. (11)
Reconnaître les préoccupations légitimes en matière de sécurité de tous les pays, y compris la Russie, encerclée aujourd’hui par des Etats membres d’une alliance militaire ouvertement hostile à son égard, sera un premier pas vers l’apaisement.
Rappelons enfin que Poutine ne demande à aucun pays de quitter l’OTAN. Gorbachev, toujours adulé par l’Occident, souhaitait sa dissolution. (12)
Notes :
1) Par tous les présidents étasuniens depuis Clinton. Bush senior les a respectées.
2) Reconnaître l’illégalité de l’invasion russe n’empêche pas les tentatives d’apaisement.
3) Interview de Zelensky dans The Economist, 28 mars 2022.
4) Glenn Diesen, The Ukraine War & the Eurasian World Order, Clarity Press, 2024.
5) Philippe Descamps, “ L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est ”, Le Monde Diplomatique, sept. 2018.
6) Hélène Richard, “ Quand la Russie rêvait d’Europe ”, Le Monde Diplomatique, sept. 2018
7) Conférence de Munich sur la politique de Sécurité, mars 2007.
8) “ Baker pledges allied support for eastern Europe soviet reforms ”, The Washington Post, 19.06.1991.
9) Art. 4 de l’Accord : « La Fédération de Russie et toutes les Parties qui étaient membres de l’OTAN au 27 mai 1997, respectivement, ne déploieront pas de forces ni d’armements militaires sur le territoire d’aucun des autres Etats d’Europe, en plus des forces stationnées sur ce territoire à compter du 27 mai 1997. »
10) La Russie présente ses exigences pour limiter l’influence de l’OTAN et des Etats-Unis dans son voisinage », Le Monde, 17.12.2021. Plus loin dans l’article, l’« oubli » est réparé, mais le mal est fait pour qui ne lit que le titre et les premiers paragraphes.
11) Volodymyr Ishchenko. “ Towards the Abyss ”. New Left Review 133/134, January/April 2022.
12) Et aussi approuvé l’annexion de la Crimée qu’il considérait russe.
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