En fait, il ne s’agit pas ici de nuances habiles : Westen (titre allemand du film), de Christian Schochow, est un anti-Vie des autres, non au sens où ce serait un film de propagande communiste, comme La Vie... est un film de propagande anti-communiste, mais au sens où Westen est un film réaliste et pondéré qui, sur le point central dans La Vie..., le système oppressant des services secrets, renvoie dos à dos RDA et RFA.
Il faut bien avouer qu’après les révélations d’Assange et Snowden, La Vie... a pris un sacré coup de vieux : pourrait-on encore aujourd’hui faire peur aux petits enfants en leur parlant du méchant loup STASI ? Qui a les oreilles les plus longues ? On sait bien aujourd’hui que, où qu’on soit, Big Brother USA nous surveille.
Mais c’est tout le film Vie des autres qui était une mystification, un objet de propagande de guerre comme Hollywood sait si bien en concocter. Rien n’y est crédible, et surtout pas son héros, Wiesler, "l’instrument parfait d’un régime, dont les yeux perçants sont un étau" (dixit Télérama), qui, comme Albert le Contractuel, ne savait pas "que dans le ciel les papillons bleus ont des ailes". Ce personnage de parfait fonctionnaire sans âme est une caricature, mais sa métamorphose lorsque, "touché par l’amour et l’art" (Télérama), il se convertit à la "liberté", relève d’une psychologie de collection Harlequin.
Wiesler est censé découvrir l’art en espionnant le couple d’intellectuels et artistes Dreymann, sous la forme d’un poème de Brecht que, peut-être, des générations de petits Allemands de l’Est ont appris par coeur ! On voudrait nous faire croire que la RDA était un camp de concentration façon Fahrenheit 451 où toute activité intellectuelle et artistique était interdite – énormité que les médias, à la sortie du film se sont bien gardés de relever. En fait, pendant la période de la guerre froide, les deux grands poètes allemands, Bertolt Brecht et Anna Seghers vivaient à l’Est, et la topographie berlinoise garde la trace de la supériorité de l’Est : les théâtres prestigieux, dont le Berliner Ensemble de Brecht, sont toujours à l’Est ! Par contre, quand je suis passée à Berlin, vers 2005, du côté ouest, on faisait de la pub pour une opérette sur la vie de Sissi.
De fait, l’acteur qui joue le rôle de Wiesler, Ulrich Mühe, a d’abord fait carrière à l’Est, où il a joué les rôles les plus prestigieux du répertoire (dont Hamlet) ; dans l’Allemagne réunifiée, il devait accepter des rôles alimentaires, comme celui du médecin-légiste dans la morbide série policière Le Dernier Témoin.
Westen fait justice de cette grossière mystification dans ce qui est une des scènes les plus émouvantes du film : une immigrée du camp d’accueil, c’est-à-dire de rétention, venue de Pologne où elle jouait dans un orchestre, prend, à la demande de l’héroïne et son petit garçon, son violoncelle, auquel elle n’avait plus touché depuis son arrivée à l’Ouest : après quelques essais, elle fait naître sous ses doigts les premières mesures d’une œuvre de Bach.
Mais les deux réalisateurs s’opposent tout autant que leurs deux films.
Le dénouement de La Vie des autres nous montre un Wiesler devenu, après la réunification, facteur (sans doute une touche d’humour : Wiesler continue à manipuler les papiers des autres !) ; au cours d’une tournée, il voit le nom de son ancien espionné et protégé en haut de l’affiche, avec émotion et peut-être un peu de fierté : ce dernier avatar de Wiesler relève de la même psychologie à trois sous que tout le film, mais aussi d’une philosophie sociale bien caractérisée : un petit fonctionnaire ne peut espérer mieux que de se réjouir des succès des grands bourgeois intellectuels qui sont redevenus ses maîtres !
Cela nous rappelle que l’auteur de La Vie..., Florian Comte Henckel von Donnersmarck (zu Donnersmarck, est-on tenté d’ajouter) appartient à une vieille famille aristocratique catholique qui, au début du 20e siècle, était la plus riche de Prusse après les Krupp. Ses ancêtres, grands propriétaires terriens, avaient des domaines en Silésie et Slovaquie, que la famille a dû abandonner en 1945, après la défaite nazie (mais peut-être ont-ils pu, grâce au nouveau régime, recouvrer une partie de leurs biens ?)
Christian Schowchow aussi vient de l’Est, mais dans de tout autres conditions : sa mère, scénariste du film, et lui sont passés à l’Ouest en 1989, peu avant la chute du Mur et, comme les deux héros du film, ils ont connu le camp d’accueil d’urgence (Notaufnahmelager) où on parquait les candidats à l’immigration, pendant qu’on décidait, ou non, de leur donner des papiers de citoyens de l’Ouest.
C’est sans doute ce qui donne au film son caractère réaliste ; au manichéisme de Donnersmarck, il oppose une vision sombre des deux régimes ou, du moins, car il ne va pas au-delà, de ce qui se passait de part et d’autre du Mur.
Par cette démystification, (les immigrés de l’Est trouvent, avec amertume,à l’Ouest, les mêmes procédures bureaucratiques et autoritaires qu’à l’Est), Westen se rapproche plutôt d’un documentaire catalan de 2002, Balseros, dont l’auteur, Carles Bosch, un journaliste anti-castriste, suivait pendant plusieurs années 7 Cubains, candidats enthousiastes à l’émigration aux Etats-Unis : à la fin, on retrouve l’un invalide et abruti par une secte évangélique, une autre, tombée dans la drogue... et le seul qui ait "réussi", employé modèle (sous d’autres climats on eût dit stakhanoviste) d’un magasin d’alimentation.
L’héroïne, Nelly, déchante aussi lorsqu’elle commence à chercher du travail : titulaire d’un doctorat en physique, elle se voit proposer un travail de laborantine, tandis que son amie violoncelliste travaille comme serveuse. Nous avons vu le même phénomène après 1989, lorsque des Russes avocates, professeurs, ou médecins, poussées par l’introduction catastrophique du libéralisme, sont venues chez nous travailler comme femmes de ménage.
Sur le plan artistique, certes, Westen relève de l’esthétique académique des films de qualité allemands, comme L’Honneur perdu de Katharina Blum (dont l’actrice vedette, Angela Winkler, appartient au même type de beautés nordiques taillées à la serpe que Jördis Triebel, alias Nelly) ; mais elle ne nuit pas à une évocation concrète et authentique de la vie dans le camp, avec ses mornes et longs couloirs et sa salle des machines à laver. Surtout, le film est éclairé par le petit garçon de Nelly, Alexeï, (Tristan Göbel), qui appartient lui aussi à un type cinématographique, celui des petits garçons sérieux à bonnes bouilles rondes, avec ou sans lunettes : celui de Voleur de bicyclettes, ou celui de Papa est en voyage d’affaires, de Kusturica (le grand frère, passionné de cinéma, par les yeux duquel nous voyons la Yougoslavie de Tito, autoritaire, mais sans rien qui corresponde au Goulag). Ces trois petits garçons apportent à leurs films fraîcheur, humour, tendresse et espoir. On pourra se rappeler la scène où Alexeï explique au pasteur du camp, avec pédagogie mais fermement, que le foulard rouge qu’il porte au cou ne peut pas être un foulard de Pionnier (de la RDA), puisqu’il a des pois blancs.
Westen, comme son héroïne, ne fait pas de politique. Mais, au moment où medias et politiciens célébraient, avec un pathos aussi faux et mystificateur que La Vie des autres, la chute du mur, sa sortie annonce peut-être que le temps de la réflexion historique va remplacer celui de la propagande. Du reste, essayons d’imaginer que La Vie des autres sort aujourd’hui : cette sinistre et grossière caricature ne tomberait-elle pas dans le grotesque ?
Rosa Llorens