Heureusement, la capitale, La Havane, ce joyau architectural dont la vieille partie historique est classée patrimoine mondial, cette cité on ne peut plus baroque où se côtoient tous les styles architecturaux, a été plus ou moins épargnée. Ici et là , quelques balcons se sont effondrés sous l’effet conjugué du salpêtre, des pluies abondantes et du soleil. La sécurité civile a établi des périmètres de sécurité autour de certains bâtiments, et cela, dès le début du cyclone Ike, afin d’éviter tout risque de pertes humaines. Rien ne fut laissé à ce hasard qui fait toujours trop de victimes.
Pepe Armando, âgé de 76 ans, a vu sa maison totalement dévastée. Il y a deux ans, sa femme mourait au terme d’une maladie qui l’avait clouée sur un lit d’hôpital pendant de longs mois. Il vivait seul depuis ce temps dans cette modeste demeure en bois qui, pourtant, en avait vu d’autres. Mais cette fois, ce fut fatal, comme pour des milliers d’autres familles, aujourd’hui sans toit. Heureusement, il n’a pas été blessé, car on l’avait forcé à abandonner sa maison. Il n’était pas au courant qu’allait s’abattre sur son petit village le deuxième cyclone, huit jours après le passage du premier, Gustav, qui avait laissé toute la province de Pinar del Rio sans électricité, donc sans possibilité d’écouter la radio ou la télévision pour s’informer.
Ce fut l’armée et la sécurité civile qui ont déambulé dans les rues et ont alerté les villageois, à l’aide de haut-parleurs, qu’ils devaient rapidement évacuer leurs demeures et se réfugier dans l’école, le seul édifice capable de résister à ce genre de cataclysme.
Pepe y est demeuré une bonne dizaine de jours, vivant dans la grande salle commune avec une centaine de ses concitoyens, sans trop d’intimité, comme on peut s’y attendre lorsqu’arrivent de telles catastrophes. Puis il s’est souvenu qu’une de ses filles vivait à La Havane. Alors, résolument décidé à lui faire la visite et n’écoutant que son désir d’améliorer sa situation, Pepe Armando, sans canne et sans valise, a pris l’autobus en direction de la capitale, malgré son âge avancé. En descendant au terminus d’autobus, près de la Bibliothèque nationale José Marti, après quelques heures d’un périple hasardeux, il s’est dirigé vers une auto-patrouille de la police. Il a demandé aux deux policiers de garde s’ils voulaient bien le reconduire là où vivait sa fille, Olga, car il n’avait ni les moyens pour se payer un taxi ni la direction exacte. Il se souvenait vaguement qu’elle vivait près de l’Université de La Havane, dans le quartier du Vedado.
Alors, les policiers l’ont fait monter à bord de l’auto-patrouille et ils se sont dirigés vers l’université dont les marches menant à la célèbre statue de l’Alma Mater ont été le théâtre de nombreuses luttes sanglantes contre les différentes dictatures. A force de questionner les passants et les commerçants du voisinage, Armando, aussi incroyable que cela puisse paraître, a finalement retrouvé la maison de sa fille. Celle-ci était contente d’avoir enfin de ses nouvelles, car les communications téléphoniques avaient été interrompues dès le début de l’ouragan et elle n’avait donc pu communiquer avec lui. La porte de la maison lui fut grande ouverte. Il n’était pas le premier « réfugié » que La Havane accueillait depuis le passage de l’ouragan Ike.
Le vieux Pepe Armando était tout souriant lorsque je l’ai aperçu, assis sur le perron de la porte de la maison de sa fille, assistant de près au spectacle bruyant de la rue. Certes, ce n’est pas le boulevard Saint-Germain à Paris, où l’on imagine Jean-Paul et Simone, ou leurs émules installés à la terrasse des Deux Magots pour assister au va-et-vient mondain des Parisiens, mais ça vaut tout de même le détour, tant la faune est bigarrée et exubérante.
Vers 17h30, l’activité dans la rue est intense. Les enfants reviennent de l’école avec leur uniforme un peu défraîchi, accompagnés de papa ou maman qui, eux, reviennent du travail. Les autobus sont bondés, les voisins s’échangent les dernières informations d’une fenêtre à une autre, les ados envahissent la rue au milieu de ce brouhaha familier tandis que les parents, cabas à la main, se rendent au marché du coin pour composer le repas du soir.
Bien sûr, ce n’est pas l’abondance, celle que nous connaissons, nous, un peu plus au nord. Cuba demeure un pays pauvre, mais il faut comprendre qu’ici, dans cette société sans but lucratif, personne ne réalise de profits faramineux aux dépens de la population, comme cela se produit ailleurs, même dans les pays qu’on dit en voie de développement. S’il fallait tenir compte de l’accessibilité aux soins médicaux, au logement, à l’éducation, bref, aux besoins fondamentaux, y compris la nourriture, l’électricité et le gaz, alors on se dit qu’à Cuba, cette pauvreté est bien différente et toute relative.
N’oublions pas que c’est à Cuba que les indicateurs d’inégalité sont les plus bas de toute l’Amérique latine, que le taux de mortalité infantile et d’espérance de vie est le meilleur de la région. Pepe Armando en est la preuve vivante.
A la suite du passage des deux cyclones, des artistes de diverses disciplines : chanteurs, comédiens, peintres, cinéastes, danseurs, écrivains, humoristes, conteurs, se sont mobilisés à travers tout le pays pour aller à la rencontre des populations sinistrées qui ont tout perdu, reconstruire leurs imaginaires de belle façon et panser quelque peu les plaies béantes causées par Gustav et Ike.
De Santiago de Cuba à Pinar del Rio, les artistes ont donné des performances, des lectures et des spectacles gratuits aussi bien pour les adultes que pour les enfants. La grande dame du Ballet national de Cuba, Alicia Alonso, 87 ans, a interpellé les États-Unis en leur demandant de se réveiller : « Nous ne demandons pas l’aumône, nous demandons simplement qu’on respecte notre droit à être égaux et à vivre dans ce même monde où nous vivons tous, pour y défendre la vie et l’existence même de la planète. »
J’ai alors pensé aux artistes québécois qui se mobilisent actuellement pour parer à la montée de la droite personnifiée par Harper et je me suis dit qu’il y a là une belle parenté qui mériterait d’être approfondie.
J’ai vu des brigades de Vénézuéliens au travail, 92 bâtisseurs au total, reconstruisant ce qui avait été détruit, maisons, écoles, centres communautaires, et je me suis dit que nos deux centrales syndicales, la FTQ et la CSN, devraient, elles aussi, s’y mettre et envoyer quelques équipes de travailleurs de la construction, avec outils et bagages, pour contribuer un tant soit peu à la remise sur pied des villes et villages durement affectés. Cuba a déjà tellement fait pour venir en aide à d’autres peuples, soit lors de catastrophes naturelles ou même de façon permanente, en envoyant ses médecins et ses équipes d’alphabétiseurs un peu partout dans le monde. Il ne serait que juste de lui rendre la pareille.
Heureusement, la terre n’arrête pas de tourner pour autant et la bonne humeur était au rendez-vous, comme toujours. Moi qui ai vécu en France pendant cinq ans, je ne me suis jamais habitué au pessimisme ambiant et à la grogne permanente des Parisiens. Les Cubains ne sont pas râleurs et même s’ils critiquent parfois telle ou telle décision de leurs dirigeants, c’est toujours avec humour qu’ils le font. C’est sans doute un des secrets qui font que cette révolution est bien ancrée dans la population et qu’elle a su résister à tous les tsunamis, naturels ou provoqués par l’ennemi juré. Foi de Pepe Armando !