– 6/6 - Cuba fait mal
Par Eduardo Galeano*
Arrestations d’opposants et exécutions capitales, sans parler de l’agression
commise à Paris contre les représentants de Reporters sans frontières,
mettent une fois de plus à l’ordre du jour la question de la démocratie et
de sa relation avec ce qui est présenté à Cuba comme le socialisme. Nous
publions à ce sujet un article que nous considérons important d’Eduardo
Galeano. - Réd.
Les prisons et les exécutions à Cuba sont de très bonnes nouvelles pour la
superpuissance universelle (les Etats-Unis), qui meurt d’envie de s’ôter une
épine du pied. Par contre, ce sont de très mauvaises nouvelles, des
nouvelles tristes qui font très mal, à tous ceux qui croient en l’admirable
courage de ce petit pays, si capable de faire de grandes choses. Mais nous
croyons aussi que la liberté et la justice cheminent ensemble ou n’avancent
pas.
Le temps des mauvaises nouvelles : comme si cela ne suffisait pas avec la
perfide impunité de la boucherie en Irak, le gouvernement cubain a commis
des actes qui, comme le disait Quijano, « pèchent contre l’espérance ».
Rosa Luxemburg, qui donna sa vie pour la révolution socialiste, était en
désaccord avec Lénine sur le projet d’une nouvelle société. Elle a écrit des
mots prophétiques sur ce qu’elle ne voulait pas. Elle fut assassinée en
Allemagne il y a 85 ans, mais elle continue d’avoir raison : « La liberté
seulement pour les partisans du gouvernement, seulement pour les membres
d’un parti, pour nombreux qu’ils soient, n’est pas la liberté. La liberté
est toujours la liberté de celui qui pense différemment. » Et aussi : « Sans
élections générales, sans la liberté de la presse et sans une liberté de
réunion illimitées, sans un affrontement des libres opinions, la vie végète
et se fane dans toutes les institutions publiques, et la bureaucratie
demeure le seul élément actif ».
Le XXe siècle, ainsi que le début du XXIe sont les témoins d’une double
trahison du socialisme : l’échec de la social-démocratie qui a atteint ces
jours des sommets avec le sergent Tony Blair, et le désastre des communistes
devenus des Etats policiers. Beaucoup de ces Etats se sont déjà discrédités,
sans peine ni gloire, et ses bureaucrates recyclés servent leur nouveau
maître avec un enthousiasme pathétique.
La révolution cubaine était née pour être différente. Soumise à un
harcèlement impérial, elle a survécu comme elle a pu, et non pas comme elle
a voulu. Ce peuple courageux et généreux s’est beaucoup sacrifié pour
rester debout dans un monde peuplé de gens ayant plié l’échine. Mais sur ce
dur chemin parcouru tant d’années, la révolution a perdu le souffle de sa
spontanéité et la fraîcheur qui l’impulsa à son début. Je le dis avec
douleur. Cuba fait mal.
La mauvaise conscience ne m’embrouille pas la langue pour répéter ce que
j’ai déjà dit dans l’île et en dehors : je ne crois pas, je n’ai jamais cru
dans la démocratie du parti unique (pas plus qu’aux Etats-Unis, où il existe
un parti unique déguisé en deux partis), pas plus que je ne crois que la
toute-puissance de l’Etat soit la réponse à la toute-puissance du marché.
Les grandes peines d’emprisonnement sont, je crois, des auto-goals. Elles
transforment en martyrs de la liberté d’expression des groupes qui
agissaient ouvertement depuis le domicile de James Cason, le représentant
des intérêts de Bush à la Havane. La passion libératrice de James Cason
avait atteint un tel sommet qu’il fonda lui-même la branche jeune du Parti
libéral cubain, avec toute la délicatesse et toute la pudeur qui
caractérisent son dirigeant.
En agissant comme si ces groupes représentaient une grave menace, les
autorités cubaines leur ont plutôt rendu un hommage et leur ont offert le
prestige que les mots acquièrent lorsqu’ils sont interdits.
Cette « opposition démocratique » n’a rien à voir avec les véritables
espérances des Cubains honnêtes. Si la révolution ne leur avait pas rendu
service en la réprimant, et si à Cuba il y avait eu une totale liberté de
presse et d’opinion, cette prétendue dissidence se serait disqualifiée
d’elle-même. Et elle subirait le sort qu’elle mérite, la sanction de
l’isolement, à cause de sa notoire nostalgie des temps coloniaux, dans un
pays qui a choisi le chemin de la dignité nationale.
Les Etats-Unis, infatigables fabricants de dictatures dans le monde entier,
n’ont aucune autorité morale pour donner des leçons de démocratie à
quiconque. Le président Bush pourrait donner des leçons sur la peine de
mort, lui qui signa, en tant que gouverneur du Texas, 152 exécutions, se
proclamant ainsi champion du crime d’Etat. Mais est-ce que les révolutions
véritables, celles qui se font d’en bas et de l’intérieur comme ce fut le
cas de la révolution cubaine, ont-elles vraiment besoin d’apprendre les
mauvaises manières de l’ennemi qu’elles combattent ? La peine de mort n’a pas
de justification, où qu’elle s’applique.
Est-ce que Cuba sera la prochaine proie dans la chasse aux pays entreprise
par le président Bush ? Son frère Jeb, gouverneur de l’Etat de Floride, a
annoncé : « Maintenant, il faut regarder dans notre voisinage », tandis que
l’exilée Zoe Valdès hurlait à la télévision espagnole « qu’on envoie une
bombe au dictateur ». Le ministre de la défense, ou plutôt des attaques,
Donald Rumsfeld a déclaré : « Pas pour l’instant ». Il semble que le
« dangerosimètre », appareil qui détermine les victimes au tir universel aux
pigeons, pointe plutôt vers la Syrie. Qui sait ? Comme le dit Rumsfeld :
« pour l’instant ».
Je crois dans le sacro-saint droit à l’autodétermination des peuples, en
tout temps et en tout lieu. Je peux le dire sans aucun remords parce que je
l’ai déjà dit publiquement chaque fois que ce droit fut violé au nom du
socialisme, applaudi par un large secteur de la gauche, comme cela fut le
cas lorsque les chars soviétiques entrèrent à Prague en 1968, ou lorsque les
troupes soviétiques envahirent l’Afghanistan fin 1979.
Les signes de la décadence d’un modèle de pouvoir centralisé à Cuba sont
visibles, qui convertissent l’obéissance aux ordres venus d’en haut, « par
l’orientation », en mérite révolutionnaire.
Le blocus ainsi que mille autres formes d’agression bloquent le
développement d’une démocratie à la cubaine, alimentent la militarisation du
pouvoir, et fournissent des alibis à la rigidité bureaucratique. Les faits
montrent qu’il est aujourd’hui plus difficile que jamais d’ouvrir une
forteresse qui s’est renfermée au fur et à mesure qu’elle était obligée de
se défendre. Mais les faits démontrent aussi que l’ouverture démocratique
est plus que jamais nécessaire. La révolution, qui a été capable de survivre
aux furies de dix présidents des Etats-Unis et de vingt directeurs de la
CIA, a besoin de cette énergie, énergie de participation et de diversité,
pour affronter les temps difficiles qui viennent.
Ce seront les Cubains, et les seuls Cubains, sans que quiconque de
l’extérieur mette son grain de sel, qui ouvriront de nouveaux espaces
démocratiques et qui conquerront les libertés qui leur manquent, dans le
cadre de la révolution qu’ils ont faite au plus profond de leur terre, et
qui est la plus solidaire que je connaisse.
* Ecrivain uruguayen, auteur d’un livre mondialement connu, Les veines
ouvertes de l’Amérique latine. Eduardo Galeano est une des consciences
critiques de la gauche latino-américaine. Son article a été publié dans
l’hebdomadaire Brecha, 18 avril 2003.
http://www.alencontre.org/page/page/news/cuba01.htm
– Du même auteur :
Paradoxes
La guerre
La nausée
Et aussi, toujours à propos de Cuba :
Et pourquoi pas Cuba ?
Date:20/05/2003
* Le frère de GW, Jeb Bush, gouverneur de Floride, qui donna un
joli coup de main à GW pour son élection de fin 2000, fait pression sur le
président pour qu’il déclenche une attaque contre Cuba et y applique
l’excellente méthode de "changement de régime".
* Pourquoi pas, tiens, on ne
pensait plus à Cuba ces derniers temps.
* Publié le 19 mai 2003, The Miami
Herald, USA.
De defensa http://www.dedefensa.org/