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Les interviews radio de Pascale Fourier (Frédéric Lordon, 6 mars 2009)

Crise : Protectionnisme ?... (3/4)

dessin : fermier américain "les Européens, déhors !". Amérindien "plus facile à dire qu’à faire".

[Transcription] Pascale Fourier : Vous voulez mettre fin à la concurrence internationale ?....

Frédéric Lordon : Ah, la filoute !! « Est-ce que vous seriez pas un peu protectionniste, espèce de monstre, va ! ». Alors oui, oui, je pense que de toute manière on n’échappera pas à ce débat...

« Protectionniste » : plus qu’une insulte, une imputation de monstruosité

Je me refuse absolument à rentrer dans le débat protectionnisme versus autre chose. C’est la pire question du monde ! Elle est tellement mal construite que c’en est une catastrophe ! D’ailleurs on voit bien que ça ne fonctionne dans le débat public que comme une insulte... Ce n’est même pas une insulte d’ailleurs, c’est une imputation de monstruosité. Je ne sais plus si c’est Todd qui a dit il n’y a pas longtemps que soutenir une position protectionniste dans le débat public actuel était à peine plus commode que de se revendiquer pédophile ou un truc comme ça, mais c’est ça. Il faut voir les spasmes réflexes que ça déclenche. Et ça, c’est sidérant. On dit aux gens « protectionnisme » : ils se mettent à baver... C’est terrible. Si on est protectionniste, c’est que, d’abord, on est xénophobe. Pascal Lamy l’a dit : « Il y a toujours un fond de xénophobie dans le protectionnisme »..., et puis finalement on est un suppôt de la guerre, du nationalisme de guerre...

Evidemment, quand un débat s’engage comme ça, il faut s’en aller, il n’y a plus rien à faire ! Des fois même, je me demande s’il ne faudrait pas recréer un autre mot.... J’hésite. J’hésite entre la stratégie qui dirait : « Il faut persister dans le fait d’assumer très clairement ses positions, donc il y a un mot on le garde », et puis l’autre stratégie qui dirait : « Soyons un peu malin... On va inventer un autre mot pour désamorcer ces conneries, et puis on sera mieux comme ça ». Je n’ai pas trop tranché encore. Donc, je ne sais pas que faire.

C’est la concurrence libre et non distordue qui est le protectionnisme.

Mais ce qui est extraordinaire dans cette question du protectionnisme, me semble-t-il, c’est que la « menace protectionniste » est un concept qui n’a pas de sens, qui n’a littéralement pas de sens. Ma thèse est que c’est la concurrence libre et non distordue qui est le protectionnisme. C’est ça qui est fou. Et en effet parce que la concurrence libre et non distordue ne porte que sur certaines distorsions et veut systématiquement ignorer les autres distorsions. Par exemple être en concurrence, comme c’est le cas actuellement, être en concurrence libre et non distordue avec le Royaume-Uni dont la monnaie a été dévaluée de 30 %, être en concurrence libre et non distordue avec la Macédoine qui se propose d’annuler le taux d’imposition sur les bénéfices réinvestis, être en concurrence libre et non distordue avec nos ouvriers de Dacia Renault dont je parlais tout à l’heure qui sont payés 300 € par mois, être en concurrence libre et non distordue avec la Pologne qui n’a pas les moyens de se payer nos préoccupations environnementales, être en concurrence libre et non distordue avec le Vietnam ou là on est payé 30 € par mois, je dis que cette concurrence libre et non distordue là est la pire des concurrences distordues. Parce que c’est la concurrence distordue qui s’ignore et qui ne veut voir que les distorsions liées à des droits de douanes, à des obstacles non tarifaires, etc.

La concurrence libre et non distordue est un concept qui n’a de sens que entre des économies dont les structures sont homogènes. Et quand je dis « les structures », c’est à entendre stricto sensu : ce sont des formes de vie qui se protègent aussi. Avoir un État-providence, avoir une médecine, une chirurgie de qualité dont l’accès est universel, c’est une forme de vie collective, elle est coûteuse, on n’est pas obligé de la faire foutre par terre en l’exposant à des contraintes insupportables ! C’est légitime de protéger ça, c’est légitime.

Et alors c’est ça qui est extraordinaire, - je vais les appeler les « concurrentialistes », les partisans du non-protectionnisme- , les concurrentialistes ne veulent jamais voir cela, jamais ! C’est pour ça que je dis que c’est la situation actuelle qui est du protectionnisme et que, de toute manière, on sera toujours dans un univers protectionniste, pour ces raisons que je viens d’indiquer.

L’hétérogénéité des sociétés fait que nous sommes et serons dans un univers protectionniste de fait.

On sera toujours dans un univers protectionniste parce que les économies et les sociétés sont fondamentalement hétérogènes et que leur hétérogénéité-même en tant que différence sont un principe de protection de fait. Il y a des différences qui fournissent des protections de fait ou des vulnérabilités de fait - les vulnérabilités des uns sont les protections des autres. Le fait de ne pas avoir un État-providence à financer, c’est une protection par rapport à ceux qui en ont un. Donc ce sont ces gens-là qui sont protectionnistes, pas nous, d’une certaine manière. C’est la raison pour laquelle ce débat sur le protectionnisme, c’est la pire des merdes médiatiques quand même !! On n’a jamais vu une chose pareille. Et c’est ça qui est formidable d’ailleurs !Le débat public est farci de débat mal construits, ce qui rend d’ailleurs impossible dans les médias ordinaires -ailleurs qu’ici, là où on a le temps, où on peut causer-, ce qui rend strictement impossible de participer au moindre échange, puisque, pour commencer, il faut déconstruire un débat mal construit et puis le reconstruire et qu’à partir de ce moment-là seulement on peut dire des choses dont on espère qu’elles ne sont pas trop connes. Si on n’a pas fait ça, ce n’est même pas la peine.

Ce débat, il faut le refaire à neuf. Et si l’on part de cette prémisse - en fait à laquelle je suis arrivé comme conclusion, mais qui est la vraie prémisse du débat- que nous sommes et que nous serons toujours tant que n’aura pas été réalisée l’homogénéisation finale du monde, - ce qu’à Dieu ne plaise !-, nous serons toujours dans un univers économique protectionniste de fait. Par conséquent, si telle est notre condition, irréductible, le seul débat intelligent qui vaille, c’est d’équilibrer les protections entre elles. Il y a des distorsions : il faut réaliser des compromis entre les distorsions et cesser de poursuivre ce fantasme de la concurrence non distordue - à moins que ce ne soit une hypocrisie pure et simple- en organisant le jeu des distorsions compensatoires. Il faut que des distorsions viennent compenser d’autres distorsions dans des équilibres politiques négociés. D’une certaine manière, c’est ce que l’OMC fait. Elle le fait pour le pire. Elle négocie de fait des équilibres de distorsions mais pour le pire, c’est-à -dire en ne le sachant pas, ou alors peut-être en le sachant... Voilà , simplement, il faut remettre un peu d’ordre, que les choses soient de connaissance commune : « Voilà ce que nous allons faire dans le cadre d’une OMC, au sens propre du terme, c’est l’organisation du commerce ». Moi j’ai trouvé un acronyme qui me plaît beaucoup plus c’est l’OCI, l’organisation du commerce international, l’OCI. Le commerce international doit être organisé alors que ce à quoi travaille l’OMC actuellement c’est sa totale désorganisation au contraire. Voilà ça, ça permet peut-être de reprendre le débat sur de meilleures bases.

Pascale Fourier : Est-ce que ça veut dire - moi je suis bien obligée de réutiliser jusqu’à nouvel ordre le mot « protectionnisme »... - que vous seriez protectionniste européen, comme Todd par exemple, ou d’autres ?

Frédéric Lordon : En fait, je ne suis pas très avancé moi sur cette question du protectionnisme. Je ne suis pas un grand spécialiste de la chose. La seule chose qui m’apparaisse clairement, c’est que le débat est mal construit et j’ai dit les raisons pour lesquelles je croyais cela.

Pas d’institutionnalisation sans communauté politique.

Maintenant on peut attraper le problème par un autre bout qui va nous ramener à l’Europe. Il y a un grand fantasme des amis de la mondialisation, des moins bêtes, c’est-à -dire de ceux qui se rendent compte qu’un ensemble de marchés mondiaux totalement déréglementés, ça ne fait pas quelque chose de viable, que les marchés, ou plus exactement ce qu’il faudrait nommer par son vrai nom, c’est-à -dire « le capitalisme » - et ce n’est pas exactement la même chose d’ailleurs-, que le capitalisme n’est viable que s’il est soutenu, structuré et régulé par des formes institutionnelles. Ces gens-là se rendent bien compte que, à l’échelle de la mondialisation, ces formes institutionnelles-là sont cruellement manquantes, et donc ils font le raisonnement suivant : « Elles sont manquantes, on va les construire. Et une fois qu’on aura construit les institutions régulatrices d’un capitalisme mondial, alors nous aurons une mondialisation viable »... C’est déjà infiniment moins crétin que ce qu’on voit en circulation, c’est déjà pas mal... A ceci près que, me semble-t-il, ce raisonnement fait l’impasse sur les conditions de possibilité d’une opération d’institutionnalisation, qui n’ont rien de trivial.

Et c’est là qu’il faut bien voir la chose suivante : il faut en revenir au cadre des nations, car le capitalisme a d’abord été institutionnalisé sur des bases nationales et ce n’est pas un hasard. Ce n’est par hasard parce que seule la structuration politique à l’échelle nationale offre suffisamment de force et de ressources pour opérer ces mouvements d’institutionnalisation-là . Par conséquent, il n’y a pas d’institutionnalisation s’il n’y a pas en arrière-plan une communauté politique, une véritable communauté politique, ce que les Grecs appelaient une « politeia ». Or il est parfaitement évident qu’à l’échelle du monde, la politeia est manquante et pour un sacré bout de temps, n’en déplaise à Jacques Attali qui veut le nouveau gouvernement mondial du monde - mais il sera le seul à le faire !Donc ce fantasme du gouvernement mondial est... un fantasme.

Et on voit d’ailleurs très bien ce que ça donne. L’institutionnalisation, qui n’est pas récente à l’échelle du monde, qu’est-ce que ça a donné ? Ca nous donne l’ONU, ça nous donne l’OMC, c’est-à -dire des trucs absolument impuissants. Et impuissants, pourquoi ? Impuissant faute de forces politiques intrinsèques. Et la force politique n’est jamais donnée que par la force politique qui est derrière. C’est la raison pour laquelle ONU ne peut rien, ou presque, et c’est la raison pour laquelle l’OMC est en fait une chambre d’enregistrement des purs rapports de force et qu’elle n’a quasiment aucun pouvoir pour les plier dans un sens ou dans un autre. Donc il faut en revenir, à mon avis, à cet axiome de base : pas d’institutionnalisation sans communauté politique.

La mondialisation est morte, s’ouvre l’ère des régionalisations.

Est-ce à dire que nous sommes rivés à l’échelon national ? Pas forcément. Je pense qu’il faut trouver l’échelon intermédiaire adéquat entre la mondialisation et le niveau national. Et cet échelon intermédiaire, finalement, il existe : c’est échelons des régions, ce qu’on appelle les grandes régions. L’Europe est une région - il s’agira de dire qu’elle Europe, on n’est pas tiré du bois non plus dans cette affaire... Mais si on voulait réfléchir à long terme, parce que cette affaire est une affaire à long terme, si on voulait réfléchir à long terme, je pense que oui la mondialisation est morte mais que s’ouvre l’ère des régionalisations.

Alors nous on a un cas sous la main :c’est l’Europe. Alors est-ce que l’Europe constitue une communauté politique ? Non pas encore, c’est évident. Elle n’est pas vouée à l’échec en cette matière, simplement il va falloir qu’elle se botte un peu les fesses sérieusement.
Est-ce que l’Europe à 27 réunirait les conditions propres à la création d’une région politique et économique telle que, à l’intérieur de celle-ci, on pourrait développer sur une base de libre-échange les échanges entre les sous-régions de la grande région ? La réponse est non derechef, alors qu’elle a été oui pendant un moment. Mais la réponse est non absolument depuis l’élargissement puisque l’élargissement a eu la propriété - on hésite toujours entre l’hypothèse du cynisme et de la bêtise - , l’élargissement a eu pour effet de faire monter en flèche l’hétérogénéité structurelle à l’intérieur de la zone européenne. Et là , on en revient à notre discussion du début. Si hétérogénéité, protection - distorsion, appelant des distorsions compensatoires. Le fait de ne plus avoir de distorsion de protection n’a de sens que dans des aires socio-économiques - j’insiste sur le « socio », ce sont toujours des modèles sociaux productifs : c’est d’un tel tenant ce truc-là , ça ne se découpe pas comme du salami...

Des modèles sociaux productifs qui soient homogènes, ça, on en avait dans l’Europe des 6 et puis l’Europe des 12. Est-ce plus que l’Europe des 15....? I il faudrait voir.... Peut-être. Mais l’Europe des 27, non, pas du tout, pas du tout du tout. Donc la régionalisation européenne aurait du sens sur une base beaucoup plus restreinte qu’elle n’est actuellement. Ou alors elle ne retrouvera du sens que lorsque sera achevé le processus de rattrapage et d’homogénéisation à l’intérieur de la zone européenne. Et là , on sent que ce n’est pas demain la veille ! Parce que ce n’est pas comme lorsqu’il y a eu l’Espagne et le Portugal : il y en a beaucoup plus, les retards sont beaucoup plus grands, et ce qui est extravagant, c’est que l’on se propose d’accroître la liste chaque jour davantage. Donc là , c’est de la folie pure.

Alors une fois qu’on aurait fait ça, et que d’autres peut-être l’auraient fait dans leur coin - je ne sais pas le Mercosur, c’est une amorce : évidemment, il n’y a pas encore cette communauté politique dont je parle ( je prends le risque de dire des bêtises, je suis moins connaisseur de l’Amérique latine), mais il me semble à vue de nez comme ça que hétérogénéité à l’intérieur du Mercosur n’est pas si grande. Ca, ça pourrait faire un autre bloc régional. Et puis il y a un autre bloc régional : il est en train de se construire déjà autour de l’Asean, donc en Asie.

Alors là on aurait non plus la mondialisation, mais on aurait des grandes régions qui entreraient en rapport entre elles, puisque évidemment il n’est absolument pas question que ces régions vivent sur des bases autarciques de total repliement - mais qui entreraient en rapport entre elles sur la base d’une ouverture modérée, et tempérée, où on retrouverait ce système de distorsions compensant les distorsions dont je parlais tout à l’heure. Alors oui, cela, me semble-t-il, ça peut être une architecture d’ensemble qui vaut le coup d’être étudié. Mais on voit bien, ça nous fait quand même beaucoup sortir de ces débats à la noix, sur le protectionnisme, les gousses d’ail et les pieux en bois. C’est autre chose...


Frédéric Lordon
directeur de recherche au CNRS
Interview du 6 Mars 2009

Thème : la crise ! Partie 3/4

Référence : "J’ai dû louper un épisode..." les interviews de Pascale Fourier (avec son aimable autorisation)

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