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China bashing universitaire

Invitée du samedi 16 janvier par Jonas Legge, Rédacteur en chef de « LaLibre.be », Vanessa Frangville se livre à un réquisitoire fleuri contre la Chine sous le titre « La Chine cherche à s'implanter en Europe pour y imposer ses normes ». Ce n’est pas la première fois (1) que cette jeune universitaire, spécialiste du … cinéma tibétain, se laisse aller, sous les feux de la rampe, à des propos dont le sérieux n’est pas la caractéristique principale. Nous nous contenterons de reproduire son interview en caractères droits en y ajoutant nos commentaires en italiques.

Le coronavirus est-il perçu comme une honte par les autorités du pays ?

Non, elles ont fait très fort, tant sur le plan domestique qu’international, en transformant cette crise en une sorte de victoire sur la maladie. Il y a énormément de propagande afin de stimuler une certaine solidarité auprès de la population et de faire oublier les morts. La Chine se vante d’être parvenue à arrêter la pandémie alors que les grandes démocraties occidentales sont en plein chaos, atteignent des sommets en termes de contaminations.

S’il est incontestable que la Chine est parvenue à arrêter l’épidémie (malgré de nouveaux foyers pouvant apparaître ici ou là) et s’il est aussi incontestable que « les démocraties occidentales sont en plein chaos », pourquoi la Chine s’interdirait-elle d’en tirer avantage ?

Supposons un instant, en inversant les données, que la pandémie ait provoqué la mort de 400 000 Chinois et de 5 000 États-uniens. Le gouvernement de Washington n’en aurait-il pas profité pour vanter les mérites du libéralisme démocratique, 80 fois (en chiffres absolus) et 240 fois (en chiffres relatifs) plus efficace en termes de protection des individus que l’odieux régime communiste ?

Personne ne peut vérifier les chiffres du Covid en Chine et toutes les voix discordantes sont muselées...

Evidemment, on est dans un discours, pas dans une réalité. Les doutes et voix d’opposition circulent très peu car les réseaux sociaux et internet sont contrôlés, et le pays joue sur la fibre patriotique.

Typique de l’arrogance occidentale. Ça ressemble aux vieux communiqués de presse en temps de guerre, où les victoires de l’ennemi étaient systématiquement niées. Venant d’une universitaire, c’est tout simplement affligeant. Croit-elle vraiment que les agences de renseignement occidentales ne seraient pas capables de vérifier les chiffres fournis par Pékin alors qu’elles prétendent mieux savoir que les Chinois eux-mêmes ce qui se passe, par exemple, au Xinjiang ?

Les débuts de la mission de l’OMS sont laborieux. Les autorités tentent-elles d’entraver cette mission ?

La Chine a toujours un problème pour accueillir des groupes internationaux, des experts pour des enquêtes. Les conditions édictées par le pays ne sont pas acceptées par les organisations internationales, et inversement. Cette négociation permanente pour recevoir des délégations est gênante car il y a urgence. En plus, la Chine adhère à l’OMS...

Les inspecteurs de l’OMS sont pourtant arrivés à Wuhan le 14 janvier : oui ou non ? Notre « sinologue » l’ignorerait-elle ? Quant à sa remarque fielleuse « En plus, la Chine adhère à l’OMS », elle est digne des lamentables tweets de Trump et ne mérite pas d’autre commentaire.

Cela renvoie une image assez détestable du pays. Pékin s’en moque-t-il ?

Non, loin de là, Pékin est toujours très soucieux de son image à l’international. Mais on est entré dans une phase différente depuis l’arrivée de Xi Jinping à la présidence. Avant, le pays tentait de renvoyer une image plus pacifique et de bon aloi à la communauté internationale, particulièrement à l’Occident. Désormais, la Chine est beaucoup plus agressive, assertive. Elle veut imposer ses règles et devenir une nouvelle force normative. Elle veut montrer qu’elle peut tenir tête aux grandes puissances classiques. Cette image est davantage tournée vers les pays du sud.

À part l’accusation gratuite d’agressivité que Mme Frangville adresse à la Chine, je suis ici d’accord avec ses propos. Effectivement, « on est entré dans une phase différente depuis l’arrivée de Xi Jinping à la présidence. » Pendant les décennies précédentes, Deng Xiaoping et ses successeurs se sont montrés très prudents dans l’expérimentation de formules susceptibles de développer leur pays. On pourrait dire qu’ils ont alors pratiqué une espèce de cabotage, en s’enhardissant un peu plus chaque année. Mais aujourd’hui que les expériences ont réussi au-delà de toute espérance, la Chine est devenue un paquebot de haute mer, qui peut effectivement « tenir tête aux grandes puissances classiques ».

Sur le plan intérieur, la Chine continue-t-elle à exercer une répression systématique de toute opposition, à travers les détentions arbitraires, tortures, disparitions, peines de mort... ?

Il n’y a aucun relâchement. Une journaliste citoyenne a été condamnée à quatre ans de prison pour avoir diffusé, sur les réseaux sociaux, ses vidéos du chaos dans les hôpitaux de Wuhan. On a aussi vu récemment des arrestations dans les universités. Et puis, il y a disparition de Jack Ma.

Bien sûr qu’ « il n’y a aucun relâchement » ; comment pourrait-il en être autrement alors que le coronavirus reste menaçant et que les campagnes de China bashing font rage en Occident ?

Prenons le cas de la « journaliste citoyenne condamnée à quatre ans de prison », Zhang Zhan. D’après l’enquête des journalistes allemands Friedhelm Klinkhammer et Volker Bräutigam (2), cette information mérite d’être à tout le moins nuancée. Zhang Zhan s’est rendue à Wuhan en février juste avant la mise en quarantaine de la métropole ; elle a mis en ligne des vidéos pour brosser un tableau de l’ampleur de l’épidémie. Elle s’est également fait filmer en train de tenter de franchir une barrière de quarantaine. Au départ, les autorités n’ont pris aucune mesure contre elle ; toute l’attention s’est concentrée sur les efforts visant à briser les chaînes d’infection et à soigner le grand nombre de personnes qui étaient tombées malades, notamment en mettant en place de grands hôpitaux en quelques jours.

C’est seulement en mai que Zhang Zhan a été arrêtée pour avoir contacté les médias antichinois « Radio Free Asia » (à l’anticommunisme revendiqué) et « The Epoch Times » (d’extrême droite et conspirationniste) où elle a lancé des critiques très agressives. C’est ce dernier « exploit » qui a valu à notre blogueuse l’honneur de devenir une « journaliste citoyenne » et, pourquoi pas tant qu’on y est ?, une héroïne du « monde libre »...

Qu’est-il advenu du fondateur d’Alibaba, selon vous ?

Je l’ignore, mais ce n’est pas le premier grand patron chinois à disparaître. Peut-être a-t-il simplement quitté le pays... En tout cas, même lui n’est pas à l’abri d’une sanction de la part des autorités. Dès que vous avez de l’influence, politique ou économique, vous êtes visé.

Sur la mise à l’ombre de Jack Ma, je conseillerais à Mme Frangville la lecture du billet plein d’humour de Bruno Guigue du 8 janvier 2021 : https://www.legrandsoir.info/jack-ma-va-t-il-sarcler-les-pommes-de-terre.html. Selon ce politologue éminent (et ancien haut-fonctionnaire français), il s’avère que Jack Ma était tout simplement chez lui. Pourquoi les médias occidentaux et, hélas aussi, certains milieux universitaires se croient-ils obligés de faire écho à des rumeurs infondées ?

Il est navrant de constater qu’une université prestigieuse comme l’ULB abrite un café du commerce. Quant à « Carta Academica » (un consortium d’universitaires belges en lien avec Mediapart) qui a ouvert ses portes à Mme Franvgville, on est en droit de se demander sur quels critères se font les cooptations.

N.B. J’étais en train de rédiger ces lignes quand j’ai appris, le 20 janvier, que Jack Ma avait refait surface en public et que sa réapparition avait rassuré la Bourse de Hong Kong et permis au titre Alibaba de prendre 8,52% sur la séance.

Le Parti communiste ne peut supporter l’influence de telles personnalités ?

Le Parti communiste est très divisé. Il existe des tendances en lutte permanente. En général, c’est quand ces luttes atteignent leur paroxysme que les arrestations et condamnations deviennent les plus radicales. La disparition de Jack Ma est très certainement le résultat d’une bataille interne au parti entre différents sphères.

Sur Jack Ma, voir plus haut.

Pour le reste, c’est plutôt rassurant de constater qu’il y a en Chine, présentée en Occident comme un monolithe figé, des tendances diverses. Et cela n’a rien d’étonnant dans un immense pays où les 90 millions de membres du PCC sont appelés régulièrement à confronter leurs points de vue.

Xi Jinping ne parvient-il pas à imposer ses vues de façon autoritaire à tous ses collègues du Parti ?

Les espaces de contestation sont limités et les critiques sont rarement exprimées car il est très autoritaire. Mais Xi Jinping ne dirige pas seul et il a aussi de très grands ennemis. Certaines de ses politiques sont fort contestées. Cela s’exprime régulièrement mais de façon détournée. Par exemple, les fuites relatives à la répression des Ouïghours viennent probablement de très haut à l’intérieur du Parti communiste...

Qu’il y ait des oppositions au sein des instances dirigeantes de la RPC, ce n’est pas un scoop. Cela n’empêche pas que l’on soit capable en Chine, contrairement à ce qui se passe chez nous, de se mettre d’accord sur des objectifs à long terme et de se donner les moyens de les réaliser.

En rentrant de mon dernier voyage en Chine, en août 2019, où j’avais eu l’occasion d’emprunter des TGV ultraconfortables, j’ai été saisi de honte en vérifiant à mon retour à Bruxelles que − pour me ramener chez moi, dans le Brabant wallon à 25 km de la capitale − le RER, décidé en 1990 pour une inauguration en 2002, était toujours à l’état de projet : nouvelle date prévue pour sa mise en circulation : 2031 !

Sur « la répression des Ouïghours », voir plus bas.

Pourquoi Xi Jinping est-il contesté en interne ?

Pour son mode de gouvernance autour de sa personnalité, et la façon dont il s’impose comme seul leader, en changeant notamment la Constitution https://youtu.be/3jg2HmpF0nE pour se laisser la possibilité de devenir président à vie. De façon plus générale, s’il peut y avoir consensus sur les objectifs nationaux (économiques, territoriaux...), c’est plutôt sur les modes d’action que les points de vue divergent. Par exemple, les méthodes employées au Tibet ou dans la région ouïghoure sont loin de mettre tout le monde d’accord, même si chacun s’accorde sur la nécessité d’une assimilation à long terme.

Sur la divergence des points de vue, voir plus haut.

La distinction scholastique entre les objectifs et les méthodes ne manquera pas de faire sourire les Chinois imprégnés d’une philosophie étrangère au couple grec (τέλος / μέθοδος) garantissant l’ « efficacité ». Comme le développe brillamment François Jullien (3), la vision chinoise est tout autre. Plutôt que ce type d’efficacité, elle cherche ce que le sinologue français appelle l’ « efficience ». Si l’efficacité européenne résulte d’une application d’un modèle en vue d’une fin, l’efficience chinoise résulte d’une exploitation du potentiel de la situation. En d’autres mots, les Chinois, habitués depuis des millénaires à se passer de transcendance, ont maîtrisé l’art d’apprendre de leurs erreurs et d’adapter leur conduite aux conditions changeantes.

Autre mauvaise note à attribuer à la jeune universitaire Frangville, dont l’arrière-fond philosophique laisse quelque peu à désirer : elle confond « intégration » et « assimilation ». La notion d’assimilation fait appel, à une métaphore digestive ; appliquée au corps social, elle implique la disparition des particularités dans une espèce de ventre monstrueux. En revanche, l’intégration est un processus par lequel les groupes d’une société accèdent aux ressources économiques, culturelles, sociales et politiques de cette dernière sans pour autant renoncer à leurs valeurs originales.

La politique de la Chine vis-à-vis de ses 54 minorités ethniques vise à leur intégration et pas à leur assimilation. Même la Révolution culturelle, aussi outrancières qu’aient été ses manifestations, n’a jamais visé l’assimilation des minorités ethniques, comme le note le Tibétain Tashi Tsering, ce témoin privilégié, pris dans le maelström de ces temps troublés (4).

Quelles que soient les inévitables frictions qui peuvent parfois se produire en Chine – comme dans tous les pays multiethniques – la gestion par la RPC (République populaire de Chine) de ses minorités mériterait d’être imitée par certains États qui lui font la leçon bien que leurs tentatives d’assimilation dégénèrent généralement en ... ségrégation.

Mme Frangville a-t-elle déjà mis les pieds, par exemple, dans l’ouest du Sichuan, un véritable patchwork où dans la même journée on peut passer d’une ville Hui à une bourgade tibétaine en passant par une vallée Qiang et un campement mongol, autant de minorités ethniques qui cohabitent paisiblement ?

Existe-t-il une frange du Parti communiste qui revendique l’instauration d’un peu de démocratie ?

Si elle existe, elle est complètement marginalisée par le pouvoir de Xi Jinping, elle n’a plus aucun moyen d’expression. Des actes radicaux comme faire disparaître Jack Ma ou durcir le contrôle à Hong Kong sont les marques d’une volonté d’écraser les forces d’opposition au sein du Parti communiste. Le but est de montrer que personne ne parviendra à contrer Xi Jinping. C’est très proche de ce que faisait Mao lorsqu’il relançait ses campagnes politiques, y compris sa révolution culturelle : il rassied son pouvoir par la force.

Je ne vais pas revenir sur la fixette de Vanessa Frangville sur Jack Ma.

À propos de Hong Kong, je voudrais poser une petite question à Vanessa Frangville :
— Vous avez vu, comme moi, les images de l’invasion du Capitole par des manifestants trumpistes déchaînés : ces manifestants du 6 janvier 2021 ont été, à juste titre, traités d’émeutiers. Comment se fait-il que les émeutiers hongkongais qui ont investi, le 21 juin 2019, le siège gouvernemental de l’Admiralty soient, eux, considérés chez nous comme des héros de la démocratie ? (5)

Sans attendre sa réponse (qui ne viendra pas), je me permettrai quand même de signaler que les forces de l’ordre chinoises déployées à Hong Kong se sont montrées incomparablement plus patientes et infiniment moins violentes que la police française vis-à-vis des Gilets jaunes : 11 décès et 94 blessés graves dont 14 victimes qui ont perdu un œil (6).

Il est certes permis de critiquer la RPC. Encore faudrait-il ne pas verser dans la myopie, voire le scotome, propre aux censeurs occidentaux qui assimilent démocratie à multipartisme et qui, dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme », ne veulent retenir que les articles 16-21, relatifs aux droits individuels (expression, sécurité, propriété) et oublient les articles 22-26, relatifs aux droits sociaux (nourriture, éducation, santé) ; or, c’est précisément dans la réalisation des droits sociaux que la Chine s’est spectaculairement illustrée : n’a-t-elle pas tiré 700 millions de citoyens de l’extrême pauvreté ? En termes d’espérance de vie, elle vient même de dépasser... les États-Unis.

Sans garantie des droits sociaux, les droits individuels sont un leurre. L’inverse n’est pas vrai : certains droits individuels peuvent même être limités pour permettre l’avènement d’une société garantissant à tous une aisance convenable. Qui a le plus de chance dans la vie : le paria indien habitant la « plus grande démocratie du monde » ou le travailleur chinois vivant dans une République populaire ?

Pourquoi les Ouïghours sont-ils particulièrement pris pour cible ?

Les raisons sont multiples. Les routes de la soie, qui constituent le projet phare de Xi Jinping, passent par la région du Xinjiang, où vivent les Ouïghours, qui ont une histoire conflictuelle avec Pékin. Les autorités entendent donc la stabiliser, l’"harmoniser". Cette région servirait aussi de laboratoire sur le plan technologique pour la surveillance sociale, avant d’appliquer les méthodes au reste du pays. Cette répression est aussi une façon pour Xi Jinping de taper du poing sur la table et de se montrer tout puissant en tentant de mettre fin à l’ensemble des conflits.

Il va de soi que la position géographique du Xinjiang, à l’extrémité occidentale de la Chine en fait la tête de pont des nouvelles routes de la soie, tant routières que ferroviaires ; il va de soi que, dans cette optique, le développement des infrastructures du Xinjiang constitue une cible prioritaire pour le Président Xi Jinping.

Cela dit, j’aurais, moi, posé une autre question : Pourquoi les Ouïghours (principale minorité du Xinjiang) « sont-ils particulièrement pris pour cible » par les Occidentaux dans leur vaste opération politico-médiatique de China bashing ?

La réponse me paraît assez évidente : maintenant que l’étoile du dalaï-lama est en train de pâlir et qu’ont été réduites à néant par les plus grands tibétologues les accusations de génocides physique, culturel et démographique dont auraient souffert les Tibétains (7), il importait pour les États-Unis et ses alliés dociles d’entretenir un nouvel abcès de fixation sur les flancs du géant chinois. Dès que l’ « anthropologue allemand » Adrian Zenz, un missionnaire évangéliste, homophobe et anticommuniste (n’ayant voyagé qu’une fois au Xinjiang comme touriste en 2007) s’est mis à « révéler » les mauvais traitements dont seraient victimes les Ouighours, les Pompeo, Bannon et consorts, avec le concours du NED (New Endowment for Democracy, c.-à-d. le rejeton de la CIA) ont sauté à pieds joints sur cette occasion pour attaquer la Chine, principale menace de l’hégémonie étasunienne.

Et, comme il fallait s’y attendre, la grosse machine médiatique ne s’est pas fait prier pour orchestrer docilement la campagne sinophobe au mépris de toute règle déontologique : sources non vérifiées, faux témoignages gobés, photos faussement légendées, propos faussement attribués... La plupart des organes de la « grande presse », en se recopiant l’un l’autre, ont fini par faire croire que les Ouïghours étaient victimes des pires sévices : internement de ... millions de personnes, destruction des mosquées, stérilisation des femmes, prélèvements d’organes humains pour alimenter le marché hallal, etc.

Ils ont aussi jeté un voile pudique sur le terrorisme islamiste ouïghour : qui, en Occident a été informé des liens entre les mouvements indépendantistes ouïghours (comme le Parti islamique du Turkestan) avec l’extrême droite (comme les sinistres Loups gris) ? Pire, ils ont réussi à minimiser, voire à nier, les violences terroristes à l’origine de la réaction chinoise : qui a entendu parler des centaines d’innocents tués, au Xinjiang et hors Xinjiang, par des terroristes ouïghours ? Qui en Occident sait que des milliers d’islamistes ouïghours ont été grossir les rangs de Daech ? Au lieu d’expliquer à l’opinion occidentale les mesures, fussent-elles susceptibles d’être jugées trop drastiques, que la Chine, comme nos pays, a dû prendre pour contrer cette terrible menace, il s’est trouvé des journalistes pour parler de « présumés terroristes » (8). On a même vu une certaine Vanessa Frangville inventer le concept de « terrorisme anecdotique » (9).

Je ne saurais trop recommander l’ouvrage récent du journaliste Maxime Vivas, Ouïghours, pour en finir avec les fake news, éd. La Route de la soie, décembre 2020. Non seulement, il est très bien informé. Il est aussi très bien écrit, ce qui ne gâte rien.

Les dirigeants cherchent-ils aussi à appliquer une "sinisation de la religion" à l’ensemble de la population ?

Oui, c’est un processus en action depuis assez longtemps. La question religieuse ne peut entrer en contradiction avec la question de l’identité nationale. Et encore moins être utilisée afin de diviser cette identité. Le processus de sinisation vise à intégrer politiquement l’ensemble de la population pour que le fait religieux ne puisse s’opposer au socialisme du parti au pouvoir.

« Un processus en action depuis assez longtemps » ? Étrange litote perdue dans un discours redondant : cela fait maintenant... deux millénaires qu’en Chine « la question religieuse ne peut entrer en contradiction avec la question de l’identité nationale. » En adoptant le confucianisme comme doctrine politique, l’empire Han (202 av. J.-C.–220 ap. J.-C.) a fixé une fois pour toutes le statut des religions en Chine : elles sont tolérées dans la mesure où elles ne s’érigent pas en États dans l’État. L’islam est admis et reconnu en Chine, au même titre que le taoïsme, le bouddhisme, le protestantisme et le catholicisme.

Cette tolérance – qui n’exclut pas le contrôle ni la sévérité à l’égard des sectes ou superstitions – est profondément inscrite dans l’histoire de la Chine : sous l’Ancien Régime, les cultes étaient tolérés dans la mesure où ils respectaient le pouvoir de l’Empereur ; aujourd’hui ils sont toujours tolérés, dans la mesure où ils respectent le pouvoir de la République populaire de Chine. Un point, c’est tout.

La Chine pourrait-elle, à terme, accorder son indépendance à Taïwan ?

C’est tout à fait impossible. Le consensus est très clair, quelles que soient la position et la tendance politique des personnes dans le parti. Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping contraint la communauté internationale (compagnies aériennes, entreprises, Jeux olympiques...) à identifier systématiquement Taïwan à la Chine. Malgré cela, tous les pays européens ont, sur leur territoire, un bureau de représentation de Taïwan, qui est l’équivalent d’une ambassade. La Belgique, par exemple, peut négocier directement avec Taiwan, sans passer par la Chine.

Rien à redire sur la première constatation. Juste rappeler que l’établissement de la « République de Chine » à Taïwan, a été rendu possible grâce à l’intervention de la VIIe Flotte américaine et facilité par une des plus grandes évasions fiscales de l’histoire, quand Chiang Kaï-Shek, vaincu, a réussi à emporter dans sa fuite d’innombrables trésors sur l’île de Formose, aujourd’hui Taïwan (10)...

Pékin refuse de céder la moindre parcelle de territoire. La Chine cherche-t-elle carrément à s’étendre ?

Perdre du territoire – que ce soit au Tibet, en Mongolie, au Xinjiang, à Taïwan, à Hong Kong... – serait une défaite politique et un signe de grande faiblesse vis-à-vis de la population. La grandeur de l’empire est un aspect très fortement ancré dans l’imaginaire chinois. La crainte majeure, en cas de cession d’un bout de terrain, c’est qu’énormément de demandes affluent par la suite. Pékin a vraiment en tête le démantèlement de l’URSS et sa perte de puissance. C’est un argument fort utilisé par les décideurs politiques. Aujourd’hui, l’ambition de la Chine, c’est d’être beaucoup plus forte que les États-Unis.

La défense de l’intégrité du territoire constitue effectivement un des devoirs constitutionnels fondamentaux de tous les chefs d’Etat : les dirigeants chinois sont bien décidés à honorer cette obligation rigoureusement. Est-ce si extraordinaire ? Est-ce que les États-Unis étaient prêts à renoncer aux États confédérés (« sudistes ») ?

Si la Russie, après la chute de l’URSS, a pu perdre sans disparaître certaines de ses marches, c’est en raison de l’immensité de son territoire (relativement peu peuplé). Tout autre est la situation de la Chine, surpeuplée et confinée sur un espace constitué en partie de montagnes inhospitalières. Qu’on s’en persuade : les dirigeants chinois n’ont aucune intention de céder « un bout de terrain » et de permettre aux velléités centrifuges de se réaliser, surtout lorsqu’elles sont soutenues de l’étranger.

Rappelons quand même que ceux qui voudraient détacher de la Chine non seulement Taïwan, le Tibet et le Xinjiang, mais aussi la Mongolie intérieure ou la Mandchourie, marchent dans les pas des agresseurs japonais des années 1930 et 1940.

Cette stratégie peut-elle passer par une conquête de nouveaux territoires, en entrant en guerre ?

C’est déjà le cas dans la mer de Chine méridionale. Récemment, la Chine est entrée dans les territoires maritimes des Philippines et du Vietnam. Et elle est en train d’implanter des usines ou des complexes sur des territoires contestés en mer. La Chine est donc dans un processus de conquête par la force. Ce sont aussi des enjeux extrêmement importants sur le plan économique car les pays de cette zone dépendent notamment de la pêche.

Première remarque : la façade littorale de la Chine est proprement encerclée par une dizaine de bases militaires étasuniennes tandis que se multiplient des manœuvres d’intimidation de la part de la VIIe flotte (avec le l’’USS Nimitz et l’USS Ronald Reagan) : face à cette situation, la RPC – dont le budget militaire n’est que le tiers de celui des États-Unis – devrait-elle rester les bras croisés ?

Deuxième remarque : d’où peut bien venir cette apparente certitude de Mme Frangville à propos de cette Mer de Chine méridionale qui est parsemée de milliers de récifs non identifiés et de plus de deux cents îles qui portent des noms différents selon les pays ? Elle semble partir de l’idée toute faite que dans les différends frontaliers entre les autres riverains de la mer de Chine et la RPC, c’est toujours cette dernière qui a tort. Oublierait-elle que les revendications territoriales de la « République de Chine », c’est-à-dire le régime établi à Taïwan, excèdent celles de la RPC ? Les récents démêlés occasionnés par le Brexit sur les eaux territoriales britanniques devraient amener les observateurs occidentaux à un peu plus de retenue quand il s’agit de décerner des bons et des mauvais points.

Troisième remarque et la plus importante : les contestations n’ont pas empêché la signature, le 15 novembre 2020, d’un vaste accord commercial avec la Chine, signé notamment par les pays revendiquant une part des eaux territoriales contestées, soit le Japon, les Philippines, le Vietnam, la Malaisie et le sultanat de Brunei.

Comment la transition entre Trump et Biden est-elle perçue par les gouvernants ?

En Asie, Trump est apprécié. Il génère une fascination car c’est un homme de pouvoir, qui n’hésite pas à dire ce qu’il pense, à s’imposer, à bouleverser des institutions... Pour la Chine, les États-Unis représentent un pays chaotique, qui fonctionne mal, qui est violent. Or, le maintien de l’ordre par la force, que Trump a incarné, fascine beaucoup en Chine. Ils ont par contre une image assez floue de qui est Biden.

Je laisse à Mme Frangville la responsabilité de ses déclarations omniscientes concernant l’appréciation que la Chine, et même l’Asie, portent sur Trump et Biden.

Il me paraît en tout cas évident que les dirigeants de la RPC ont déjà épluché les positions en politique étrangère de Joe Biden et de Kamala Harris, dont il se dégage une image qui n’a rien de flou – dans le droit fil de la doctrine démocrate. Ils gardent sûrement à l’esprit que, parmi les chantres des sanctions antichinoises, on trouve en première ligne Nancy Pelosi, la présidente démocrate de la Chambre des Représentants.

Quant à la fascination que, d’après Vanessa Frangville, les Chinois éprouveraient pour Trump garant du maintien de l’ordre, même un enfant de dix ans, ayant vu à la télé l’assaut du Capitole le 6 janvier, n’aurait pas pu exprimer de telles âneries.

L’Europe compte-t-elle aux yeux de Pékin ?

Oui, c’est une entité qui compte vraiment. Sur le plan économique, c’est même un partenaire essentiel. Pékin a la vision d’une Europe très divisée, donc affaiblie, et donc plus facile à manipuler en s’y implantant. La Chine va par exemple ouvrir sa première université en Hongrie très prochainement. Elle a aussi déployé trois instituts Confucius à Bruxelles (dont deux ont fermé l’an passé), un centre culturel, deux énormes ambassades et elle pratique un lobbying extrêmement sauvage auprès des institutions européennes.

Je laisse à Mme Frangville la responsabilité de son vocabulaire : n’est-il regrettable de voir une universitaire européenne, titulaire d’une chaire d’études chinoises, qualifier d’"extrêmement sauvage" le lobbying chinois auprès des institutions européennes ? Ce jugement, frisant le racisme, est à condamner, surtout dans la bouche d’une enseignante chargée de former des étudiant(e)s, qui pourraient être amenés à en conclure que, par comparaison, le lobbying des marchands de canons, de cigarettes, de poisons phytosanitaires, de voitures polluantes, etc. est, lui, plus acceptable.

Les Chinois, qui n’ont pas oublié le caractère « extrêmement civilisé » de la politique de la canonnière et du sac du Palais d’Été, seront sûrement choqués par le vocabulaire de notre distinguée professeure.

N’est-ce pas paradoxal de la part des autorités européennes de laisser s’installer une telle influence sur son territoire alors que la Chine tente d’imposer son hégémonie dans le monde ?

Bien sûr, c’est très paradoxal. Pékin arrive en Europe à travers des États qui ne sont pas toujours en accord avec les décisions européennes. La Chine sait par exemple très bien jouer des désaccords entre les pays d’Europe de l’Est et la Commission. Il faut souligner aussi que les représentants de l’Union européenne méconnaissent la Chine et qu’ils ont encore cette image d’une Europe grande et puissante. Ils imaginent donc que toute situation se fera toujours à l’avantage de l’Europe, qui parviendra dans chaque cas à réagir comme il se doit. Mais c’est faux ! La plupart du temps, la Chine arrive à ses fins beaucoup plus vite que l’Europe.

Parmi les « pays de l’Europe de l’Est » ciblés par la Chine, on trouve ... la Grèce avec laquelle elle a signé, le 27/08/2018, un protocole d’accord et puis aussi ... le Portugal (accord signé le 05/12/2018) et même ... l’Italie (accord signé le 23/03/2019), auxquels il faut encore ajouter ... le Royaume-Uni, dont la Chine est devenue en 2019 le sixième marché d’exportation d’une valeur de 30,7 milliards de livres sterling et la quatrième source d’importation, d’une valeur de 47 £. Quelles que soient donc les approximations géographiques de Mme Frangville, elle a raison de signaler que la Chine « sait très bien jouer », et pas seulement de désaccords, mais aussi en jetant des ponts partout dans le monde (Europe, Asie, Afrique, Amérique du Sud).

Admirons au passage la généralisation méprisante concernant les représentants de l’Union européenne qui « méconnaissent la Chine ». Il n’en manque pourtant pas, et de plus en plus, qui se sont mis à l’étude de ce pays fascinant trop longtemps méprisé. Quant aux autres qui n’ont pas encore franchi ce pas et qui auraient le désir d’en savoir davantage, ils auraient tout intérêt à recourir aux enseignements de vrais sinologues.

C’est très inquiétant...

Oui, mais la donne est occupée à changer. On assiste enfin à un tournant assez fort au niveau du Parlement européen, où l’on commence à s’inquiéter, se questionner sur ce que la Chine vient faire en Europe. La stratégie "win-win" présentée par Pékin fait doucement déchanter les Européens, car la balance penche bien davantage du côté asiatique.

Cela fait presque trois quarts de siècle, avec l’imposition du Plan Marshall, que les Européens acceptent la mainmise des États-Unis sur leurs affaires politiques, sociales, militaires, économiques. Ce « patronage » − qui s’est exercé sans vergogne lors de la guerre froide en empêchant des coalitions trop à gauche, en créant des syndicats plus dociles, en entretenant des bases militaires et en stockant chez nous des armes nucléaires – est toujours bien actif : on a vu récemment l’Oncle Sam prendre en otage le dirigeant d’une multinationale française pour en prendre le contrôle (11).

Même si la Chine est plus civilisée, les Européens ont, par ailleurs, tout à fait raison de s’assurer qu’elle ne leur impose pas des contrats léonins, car, en matière de relations internationales, la naïveté n’est pas de mise. La question méritait assurément d’être posée : s’agit-il bien de relations « win-win » ? Après vérification, l’Union européenne a décidé de répondre par l’affirmative ; elle, qui, un an et demi plus tôt, avait qualifié la Chine de « rival systémique », a conclu avec le géant asiatique un accord historique le 30 décembre 2020, c.-à-d. juste à la fin de la présidence tournante allemande du Conseil : par bonheur, la calme lucidité d’Angela Merkel a eu plus de poids que les gesticulations du tourne-veste André Glucksmann.

Quel est le but de la Chine lorsqu’elle tente de gagner en influence en Europe ?

Elle ne va évidemment pas envahir l’Europe demain, et ce n’est pas son objectif sur le long terme non plus... Les visées sont plutôt économiques. Mais il y a aussi une volonté d’imposer des normes différentes, de remettre en question les démocraties, de montrer que les systèmes qui fonctionnent sont les autoritaires et de légitimer le Parti communiste.

Les citoyens européens n’ont pas eu besoin de la Chine pour se poser des questions sur la démocratie : cela fait maintenant plusieurs décennies, à l’occasion des crises économiques, sécuritaires, migratoires, sanitaires, que beaucoup d’entre eux ont perdu confiance. Or, sans la confiance de la population et sans un système efficace qui mérite cette confiance, comme c’est le cas en RPC, la démocratie va à vau-l’eau. Churchill avait sans doute raison d’affirmer que la démocratie est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres ; mais que se passera-t-il quand la majorité n’y croira plus ? Plutôt que de s’enfermer dans une arrogance pathétique, les Occidentaux seraient bien inspirés de méditer sur la réussite de la Chine et de s’en inspirer pour revitaliser leur démocratie.

(1) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/551-quand-les-preux-chevaliers-de-la-vraie-science-repondent-aux-arguments-d-experts-en-rien-du-tout-ca-donne-quoi.
(2) Voir Die Zuschauer-Verachtung der Tagesschau, 09/01/2021.
(3) François Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996.
(4) « Mes compagnons de prison étaient principalement des professeurs, des écrivains, des intellectuels et des cadres de l’école. Il y avait aussi bien des Chinois Han que des Tibétains. La Révolution culturelle ne permettait pas que l’origine ethnique dicte le choix des cibles. » (Melvyn Goldstein, William Siebenschuh et Tashi Tsering, Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010, p. 145).
(5) Sur la sauvagerie des « démocrates » hongkongais (soutenus par les États-Unis), voir les images qui concluent la vidéo https://youtu.be/3jg2HmpF0nE réalisée par Daniel Dumbrill, un expatrié canadien vivant en Chine.
(6) D’après le site « CheckNews.fr » de Libération.
(7) On pourra trouver un catalogue des contre-vérités répandues sur le Tibet dans mon petit essai Dharamsalades. Les masques tombent, éd. Amalthée, 2019, disponible aussi en version électronique.
(8) ainsi Sylvie Lasserre, le 8 octobre 2020, sur les ondes de France-Inter.
(9) Voir : https://www.legrandsoir.info/le-terrorisme-anecdotique-nouveau-concept-universitaire.html.
(10) Une opération de ce type a eu lieu quelques mois plus tard, quand les dignitaires tibétains, par peur de la RPC nouvellement créée, ont exfiltré les trésors du Potala pour les planquer dans les caves du maharadja du Sikkim ; ces richesses accumulées au cours des siècles par le pouvoir clérical allaient favoriser l’installation du dalaï-lama en Inde après sa fuite de mars 1959. Plus de détails dans Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, pp. 72-73.
(11) Voir le récit captivant de cette terrifiante épopée dans Le piège américain. L’otage de la plus grande guerre souterraine témoigne, par Frédéric Pierucci avec Matthieu Aron, éd. Jean-Claude Lattès, 2019 (J’ai lu 12 865).

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