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Les interviews radio de Pascale Fourier (Jacques Sapir, 12 Janvier 2010)

Causes réelles de la crise et chômage (2/2)

Deuxième partie de l’entretien réalisé le 12 janvier avec Jacques Sapir, directeur de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Je vous rappelle le contexte, j’étais allée voir Jacques Sapir, un an après notre
entretien précédent pour faire le point sur la crise, et j’avais orienté notre conversation, à 
la fin de cette première partie, sur le chômage. Peut-être vous souvenez-vous
des dernières paroles alors de Jacques Sapir : « Tout parti qui se bat pour le maintien
du libre échange et pour le maintien de la politique monétaire telle qu’elle est
aujourd’hui est en contradiction avec l’objectif du plein-emploi ». Eh bien, c’est
sur cette question du plein- emploi que je l’ai relancé, un peu candidement sans
doute. Et ça nous amène, vous le verrez, à l’Union Européenne, à la perspective de
l’éclatement de la zone euro, au questionnement sur l’éventualité de la sortie
de la France de celle-ci, et au Front National.

Plein-emploi, Union européenne... et Front National...

Pascale Fourier : Est-ce qu’il y a eu un renoncement au plein-emploi pendant un certain temps par les politiques ? Et avec à ce moment-là quelle vision de l’architecture économique internationale ? Je n’ai jamais trop bien compris...

1983 : le choix politique du chômage de masse, transitoire, espérait-on...

Jacques Sapir : Il n’y a pas de cohérence, mais il est clair que, en 1983, une partie du gouvernement français fait le choix du chômage de masse, en considérant que ceci est un épisode, que l’on espère transitoire à l’époque - personne ne pensait que ce chômage de masse durerait 25 ans -, que l’on espère à l’époque limité afin de provoquer un phénomène de désinflation en France. On va parler de « résignation au chômage »... Mais ce n’est pas du tout une résignation ! C’est une volonté délibérée de provoquer du chômage dans la société française. Il n’y a aucune résignation, il y a bien une politique. Mais cette politique visait un certain objectif, et de ce point de vue-là avait une cohérence. Je ne dis pas cela pour excuser les gens, mais je dis qu’ils étaient cohérents avec eux-mêmes : ils avaient fait de la désinflation le principal axe de leur politique, et donc pour cela ils devaient passer par le chômage.

Le problème, c’est que cette politique est devenue structurelle. Ce qui aurait dû être grosso modo un mauvais moment à passer de quelques années s’est transformé aujourd’hui en une politique structurelle, car on voit bien que, de désinflation en désinflation, nous sommes entrés dans la zone euro, et dans la zone euro nous sommes entrés dans une logique de basse pression économique généralisée.

La zone euro : une zone de basse pression économique généralisée.

Par rapport à cela, il y a toujours des arguments. On va dire que si le franc était resté en dehors de la zone euro, nous aurions été obligé de payer au marché une surprime en termes de taux d’intérêt par rapport à l’Allemagne et par rapport à la zone euro. C’est absolument incontestable. C’est absolument vrai. Mais le vrai problème, c’est la question de savoir pourquoi on a ouvert l’économie française aux marchés financiers ? Pourquoi n’est-on pas resté dans le système de marchés segmentés et extrêmement contrôlés que nous avions dans les années 70 dans la mesure où la France n’a pas besoin de capitaux étrangers puisqu’elle est exportatrice de capitaux. La balance nette des investissements français est positive politiquement ; elle est négative économiquement, c’est-à -dire qu’il y a plus d’argent qui sort que d’argent qui rentre, et donc cela veut bien dire que nous n’avons pas besoin de l’argent étranger. Il y a des pays qui, eux, en ont besoin ! Et là d’une certaine manière, ils n’ont pas d’autre choix que d’entrer dans cette logique des marchés financiers, mais ce n’était pas le cas de la France. Et ça, c’est bien une responsabilité qui a été prise de nous faire entrer dans la zone euro... On peut toujours justifier avec cette « histoire des taux d’intérêt », mais qui elle-même est liée à l’ouverture de l’économie française au marchés financiers.

La zone euro se caractérise aujourd’hui par une politique monétaire extrêmement récessive en réalité, et puisque l’on sait que, dans la charte de la Banque Centrale Européenne, on a fixé comme objectif 2% d’inflation, je signale qu’il n’y a aucun objectif d’inflation qu’il soit nommément fixé aux États-Unis et que la banque centrale des États-Unis, la Réserve Fédérale, se fixe des objectifs en fonction de la situation. Et deuxièmement, nous avons surtout une clause de non-secours mutuel, ce qu’on appelle la « no bail out », clause de non secours mutuel qui veut dire que chaque pays doit affronter ces problèmes budgétaires seul. D’abord, c’est d’une incohérence totale par rapport à une zone monétaire comme la zone euro et d’une stupidité absolue dont on comprend quand même les racines : grosso modo, les Allemands ne voulaient pas payer pour les autres... Mais fondamentalement, ce problème vient du fait que l’on a fait entrer dans la zone euro des pays qui n’étaient pas prêts et des pays qui étaient hétérogènes d’un point de vue économique. Alors soit en prend ça en compte et l’on dit : « Oui, il doit y avoir une clause de secours mutuel », soit in fine ce problème porte en lui l’éclatement à terme de la zone euro.

Mais concrètement aujourd’hui la zone euro est bien la cause d’une tendance à la dépression globale, et en fait on voit bien que depuis 1999 les pays européens qui ne sont pas entrés dans la zone euro ont crû plus vite que l’économie de la zone euro, et que l’économie américaines a crue ellemême plus vite que celle de la zone euro, sans parler de l’économie japonaise etc. etc. Donc aujourd’hui la zone euro est très certainement l’un des facteurs de récession et de dépression les plus importants en Europe.

Pascale Fourier : Sans qu’il y ait d’espoir que cela change ?...

Vers la crise de la zone euro

Jacques Sapir : Vous savez personne ne sait ce dont le futur sera fait. Nous allons très certainement affronter une crise grave de la zone euro vers la fin de 2010 ou le début de 2011. Nous en voyons d’ores et déjà les prémices avec le cas de la Grèce, le cas de l’Irlande, le cas de l’Italie. Ces situations locales ne feront que s’aggraver et nous serons face à une vraie crise de la zone euro. Je pense qu’il est raisonnable de se donner comme horizon le printemps de 2011, même si on ne peut pas exclure que cette crise arrive plus vite ou qu’elle arrive à la fin de 2011. Si vous voulez, je ne prends pas de paris sur les dates précises. Par contre, la question de cette crise est absolument indubitable. A ce moment-là il y a deux solutions. Soit on décide de réformer la zone euro et cette crise peut servir à quelque chose - mais concrètement aujourd’hui on ne voit pas se dégager entre la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne un consensus qui soit réellement efficace pour réformer la zone euro. Soit cette crise sera le début de la fin de la zone euro.

Et là je pense qu’il est important de comprendre que, d’une certaine manière, ça pèsera sur l’élection présidentielle française. Nous serons à ce moment-là très probablement confrontés au choix suivant : soit accepter une nouvelle vague de politique d’austérité qu’impliquera la politique monétaire européenne, soit prendre la décision politique de sortir de la zone euro.

Le maintien ou non de la France dans la zone euro

Et j’ai très peur que face à ce choix le conservatisme l’emporte et que vous ayez des discours du genre : « Oui, la zone euro, ce n’est effectivement pas très confortable, mais nous serions dans une situation encore plus délicate si nous étions dehors ». Chose que je conteste absolument ! Je conteste ça absolument : je pense que si nous étions hors de la zone euro, mais évidemment avec des conditions financières un petit peu différentes de celles que nous avons aujourd’hui et en particulier une convertibilité réduite à la convertibilité dite « en compte courant » ( c’est une convertibilité uniquement basée sur les importations et les exportations et pas sur les mouvements de capitaux), nous aurions traversé cette crise dans des conditions qui n’auraient pas été plus mauvaises et qui aurait été globalement meilleures que les conditions dans lesquelles nous l’avons réellement traversée. Je crois donc que le maintien ou pas de la France dans la zone euro sera l’un des thèmes importants de la campagne présidentielle de 2012.

Pascale Fourier : Parfois, dans les moments fort peu gais que je peux avoir en pensant à l’économie, j’ai impression qu’à long terme on ne pourra avoir qu’un déclassement définitif de l’Europe par rapport aux autres grandes zones régionales...

Le rééquilibrage de l’économie mondiale

Jacques Sapir : Ce n’est pas un déclassement, mais c’est d’une certaine manière un rééquilibrage. Si nous raisonnons sur le très long terme, il faut savoir qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’Europe qui est d’une certaine manière pour nous l’horizon dans lequel nous raisonnons, même si cet horizon ne correspond pas à l’Europe institutionnelle - ça veut dire avec la Russie, avec l’empire ottoman, etc. - ne représentait qu’une part relativement réduite de la production mondiale parce que la Chine et l’Inde représentaient des parts extrêmement importantes à l’époque. Ce qui a été anormal, c’est que, dans le courant du milieu du XXe siècle, des pays comme la Chine, comme l’Inde soient tombés aussi bas dans leur part du PIB mondial. Aujourd’hui, ils sont en train de remonter ; autrement dit, il y a un rééquilibrage qui se fait et ce rééquilibrage est normal.

L’autre problème, c’est de savoir si ces pays sont en train effectivement de nous rattraper d’un point de vue technique et technologique ? Oui, dans un certain nombre de domaines, ce qui pose d’ailleurs le problème de la concurrence faussée. La Chine et l’Inde disposent de réservoirs de manoeuvre extrêmement importants, et il en sera ainsi pour environ une génération, grosso modo sur 25, voire 30 ans, ce qui va maintenir les salaires à un niveau relativement faible et, en même temps, ils sont en train de nous rattraper du point de vue de leur capacité à maîtriser les techniques de production, ce qui veut dire qu’ils vont pouvoir produire à peu de choses près les mêmes produits que nous, mais à des coûts qui vont être très sensiblement inférieurs.

Prédateur du commerce international...

Et c’est là où il faut dire : « Ecoutez, ceci n’est pas possible. Ou plus exactement vous ne pouvez pas vous constituer en prédateur du commerce international de manière durable ». Un pays comme la Chine doit normalement avoir une balance commerciale équilibrée, c’est-à -dire qu’il doit importer autant, à peu de chose près, que ce qu’il exporte. Et ça, c’est une évidence quand on voit la taille du pays. Même chose pour l’Inde. Si ce n’est pas le cas, c’est que vous avez là encore une dimension de concurrence injuste qui joue massivement en faveur de ces pays.

De la nécessité d’un protectionnisme européen...

C’est bien pour ça que je dis qu’il va falloir mettre des droits de douanes et des droits de douanes relativement importants, en comprenant aussi que les pays du coeur de l’Europe, les pays du coeur historique, peuvent très bien fonctionner d’une certaine manière en circuit fermé. Nous avons peu de choses à exporter vers le reste du monde, sauf peut-être évidemment des avions, et encore, parce que nous sommes aussi un gros consommateur de mode de transport etc. Donc je pense qu’il faut abandonner cette attitude où l’on dit : « Mais si l’on met les droits de douane, alors nous n’exporterons plus vers la Chine ». Oui, bien sûr, nos exportations vont baisser, mais elles vont baisser de toutes les manières. Il vaut mieux anticiper ce phénomène et se donner comme objectif une consolidation et une reconstruction de nos industries dans le pays du coeur de l’Europe.

Cette reconstruction de toutes les manières est nécessaire dans la mesure où il s’agit bien de définir aujourd’hui un nouveau paradigme dans l’usage des ressources. Et il est clair qu’il va falloir passer progressivement à des processus de production dont l’impact technologique global, que ce soit en termes de carburant, que ce soit en termes de déchets, etc., sera plus réduit. Là encore, il est clair que c’est des choses qui vous coûter de l’argent, et si l’on veut réellement passer à cette industrie d’un nouveau type, il faut protéger le marché intérieur européen.

…passant par l’éventualité d’un protectionnisme unilatéral de la France...

C’est pour cela, si vous voulez, que je suis un ferme partisan d’un protectionnisme européen. Maintenant, concrètement, il faut comprendre que chaque pays va, d’une certaine manière, voir midi à sa porte, qu’un certain nombre de pays d’Europe va dire : « Non, il n’est pas possible de passer au protectionnisme », ou « Vous vous avez peut-être des problèmes, mais pas nous » - pour l’instant... , ils en auront peut-être d’ici quatre ou cinq ans... Dans ce type de situation, il y a un vieux principe que connaissent bien les juristes : il vaut toujours mieux « plaider saisi », autrement dit plaider en ayant le contrôle de la situation. Et c’est pour cela que je dis qu’il n’est pas du tout impossible que nous soyons obligés de mettre en place des droits de douane au niveau français pour obliger les autres pays à se poser le problème du protectionnisme européen. Parce qu’une fois que nous aurons des droits de douane au niveau français, ça va pas poser de tels problèmes à nos voisins qu’ils seront obligés de rentrer dans une négociation avec nous.

Très concrètement, si nous mettons aujourd’hui des droits de douane de 20 ou de 30 % sur tous les produits qui viennent de l’étranger, c’est une catastrophe pour l’Allemagne. Évidemment, les Allemands vont protester très violemment. Et là , ou vous êtes sur une position de libre-échange fondamentaliste, eh bien vous restez dans le libre-échange - nous ne le sommes pas, vous vous l’êtes, tant pis ! -, ou vous menacez de mettre des droits de douane en rétorsion - et cela veut dire que vous n’êtes plus sur une position de libre-échange fondamentaliste : alors très bien, mettons des droits de douane coordonnés au niveau des pays peut-être du coeur de l’Europe et puis progressivement au niveau de la totalité de l’Europe !

Il y a là un argument politique d’une très grande force. Le problème évidemment, c’est que ça va passer par un moment d’affrontement. Mais c’est pour cela que, là encore, je pense que l’élection présidentielle de 2012 sera probablement décisive de ce point de vue-là . Pascale Fourier : Vouloir mettre en place des droits de douane suppose qu’on a - je vais le dire d’une façon un peu bête... - quelque intérêt pour les gens... Vous savez comme moi que vous êtes singulier dans le paysage des économistes et fort peu repris par les politiques... Si les politiques cherchent plus l’intérêt - c’est peut-être un petit peu caricatural - des multinationales ou les intérêts des grandes forces financières plutôt que du salarié qui a besoin d’un travail (et donc on a besoin d’avoir le plein-emploi !), il n’y aura jamais de mesures protectionnistes qui pourtant effectivement me semblent logiquement nécessaires...

Jacques Sapir : Si vous voulez, comme je suis quelqu’un qui croit en la démocratie, je continue d’espérer dans le fait que les gens qui votent se rendront compte où se trouve leur intérêt, se rendront compte que leur intérêt se trouve dans le protectionniste, du moins pour une majorité des français.

La « classe de loisir », dominante, est la seule à ne pas avoir besoin du protectionnisme

Bien sûr il y aura toujours des Français qui n’ont pas intérêt au protectionnisme, et pas simplement les multinationales. Il y a une couche ou une classe de gens - je ne sais pas si on peut parler de « classe », peut-être.... -, mais il y a une classe de gens qui correspond grosso modo à ce que Veblen appelait la « classe de loisir » et qui, elle, n’a absolument pas besoin de protectionnisme. Au contraire, elle a besoin du libre-échange, elle a besoin d’un euro fort, etc. Ca représente quoi ? Ca représente 15 %, 20 % de la population au grand maximum, probablement moins. Et il est très frappant que, idéologiquement, c’est cette classe qui a hégémonisé le débat. Il faut aujourd’hui briser cette situation qui est non-démocratique en redonnant la parole, d’une certaine manière, à la majorité des salariés.

Le risque Front National

Et il faut savoir une chose, c’est un phénomène qui aura lieu qu’on le veuille ou non, mais il peut prendre des formes extrêmement déplaisantes... Une chose serait effectivement d’avoir une politique économique cohérente qui soit réellement conçue en fonction des intérêts du salarié, etc., et une autre chose, c’est d’avoir une politique xénophobe. Aujourd’hui, si les forces de gauche ne préemptent pas cette question rapidement, à la fois sur la question du protectionnisme et sur la question de la monnaie, il est à craindre, non pas en 2012, mais peut-être en 2017, que ce soit le Front National qui le fasse. De ce point de vue-là , je n’ai jamais cru dans l’histoire de la mort du Front National, ou plus exactement la mort du Front National s’est comme celle de Marc Twain- « la nouvelle de ma mort est quelque peu exagérée ». Le Front National continue d’être un acteur politique en France, et cet acteur verra s’ouvrir politiquement devant lui une avenue, et peut-être même plus qu’une avenue, si en 2012 nous ne sommes pas capables d’intégrer ces dimensions de protectionnisme et la dimension monétaire dans le cadre d’une politique de gauche.

Ca, il faut être très très clair aujourd’hui. D’ores et déjà on voit que le discours de l’UMP sarkoziste est en train de perdre de sa crédibilité très rapidement. Il va y avoir un retour de balancier vers les socialistes et tout dépendra de la nature du discours qu’ils tiendront. S’ils continuent à développer un discours lénifiant sur l’Europe, qui présente l’Europe en fait comme la somme des bonnes volontés et non pas comme un combat, et parfois un combat violent du point de vue de la construction des institutions, alors, d’une certaine manière, ils vont eux ouvrir ce véritable boulevard au Front National. Nous sommes dans une situation qui est assez complexe, qui est assez préoccupante, et c’est pour cela que je dis que les enjeux politiques de l’élection de 2012 me semblent tout à fait considérables...

(FIN)

PREMIERE PARTIE :
http://www.legrandsoir.info/Causes-reelles-de-la-crise-et-chomage-1-2.html

source http://jaidulouperunepisode.org/009_Sapir_toutes%20les%20interviews.htm

Jacques Sapir, directeur de recherche à l’EHESS

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