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Chili : Mémorial des années heureuses


Août 2003


Les mille jours du Gouvernement Populaire furent durs, intenses,
tolérants et heureux. Nous dormions peu. Nous vivions partout et nulle part.
Nous avions des problèmes sérieux et nous cherchions des solutions. On peut
accompagner ces mille jours de n’importe quel adjectif, mais ce qui est
certain, c’est que pour nous, tous ceux et toutes celles qui avons eu
l’honneur d’être militants du processus révolutionnaire chilien, ce furent
des jours heureux, et ce bonheur est et sera toujours nôtre, il demeure et
demeurera inaltérable.

Chères et chers camarades. Qui parmi nous peut oublier le
sourire des frères Weibel, de Carlos Lorca, de Miguel Enriquez, de Bautista
von Schowen, de Isidoro Carrillo, de La Payita, de Pepe Carrasco, de Lumi
Videla, de Dago Pérez, de Sergio Leiva, d’Arnoldo Camú, de toutes celles et
de tous ceux qui, aujourd’hui, trente plus tard, ne sont pas avec nous mais
vivent en nous ?

Chacune et chacun a dans sa mémoire un album particulier de
souvenirs heureux de ces jours-là où nous nous donnions tous à fond, et il
nous semblait que nous donnions très peu, parce que nous avions gravés sur
la peau les vers du poète cubain Fayad Jamis : pour cette révolution, il
faudra tout donner, tout donner, et ce ne sera jamais assez.

Il y en eut qui, depuis le scepticisme confortable et lâche, ont
joui d’un temps mort qu’ils ont appelé jeunesse. Mais nous, oui, nous
l’avons eue, la jeunesse. Et elle fut vitale, rebelle non-conformiste,
incandescente, parce qu’elle se forgeait dans les travaux volontaires, dans
les nuits froides d’action et de propagande. Il n’y eut pas de baisers
d’amour plus fougueux que ceux qui s’échangeaient dans le brouhaha des
brigades de peintures murales. Celui qui a embrassé une fille de la brigade
Ramona Parra ou Emo Catalán a embrassé le ciel, et il n’y eut pas de sabre
capable d’en ôter la saveur de ses lèvres.

D’autres, depuis l’atroce lâcheté de ceux qui critiquent sans
rien apporter, sans se brûler, sans se mouiller, sans connaître le sentiment
magnifique de faire ce qui est juste au moment juste, dans leurs domaines
sans gloire mangeant dans l’argenterie héritée des conquérants et buvant la
sueur des ouvriers, avertissaient que nous étions en train de commettre des
excès.. Nous avons commis des erreurs, c’est sûr. Nous étions autodidactes
dans la grande tâche de transformer la société chilienne. Nous avons souvent
fait des gaffes, mais nous n’avons jamais piqué dans la poche du peuple.
D’autres conspiraient, nous, nous alphabétisions. D’autres s’accrochaient
avec une furie homicide à leurs biens obtenus par fraude car la propriété de
la terre provient toujours du vol, nous, nous avons permis que les parias de
la terre regardent pour la première fois le patron dans les yeux et lui
disent : « grandissime fils de pute, tu m’as exploité, mes parents et mes
grands-parents, mais tu n’exploiteras pas mes enfants et les enfants de mes
enfants ». Et ces mots font partie de notre legs heureux, de notre mémoire
heureuse.

Nous fumions de la marihuana des Andes mélangée au tabac doux
des Baracoas. Nous écoutions les Quilapayun, Janis Joplin, et les quatre
garçons de Liverpool ont fait soupirer nos cours. Nous portions des
pantalons à pattes d’éléphant et nos filles des minijupes qui excitaient
dieu et le diable. Nous avions nos propres codes parce qu’un seul mot
suffisait pour savoir ce que nous étions et ce que nous rêvions : ¡hola
compañero !, ¡hola compañera !. Et avec ça, tout était dit.

Angel Parra, Rolando Alarcón, Isabel Parra et mille chanteurs
populaires nous ont donné une nouvelle dimension de l’amour, ce verbe
formidable que nous avons commencé à conjuguer à notre façon.

Nous nous fixions des objectifs impossibles, SUD-réalistes, et
nous les atteignions. Pour l’unique fois, de notre histoire, tous les
enfants du Chili ont bu un demi-litre de lait, de lait blanc et juste, de
lait nécessaire et prolétaire parce que, justement, ceux qui produisaient la
richesse le finançaient. Un jour eu lieu une grande conférence de l’UNCTAD
(organisme de l’ONU, NDT) et les architectes, les ingénieurs et les
contremaîtres ont dit qu’il n’était pas possible de construire le grand
édifice qui nous montrerait comme un peuple en marche. Mais nos maçons, nos
électriciens, nos plâtriers et autres maîtres du casque ou du bonnet
éclaboussé de plâtre ont dit que c’était possible, et ils l’ont fait. Ce fut
par la suite l’immeuble de la jeunesse chilienne. Qui n’a pas mangé une fois
à l’UNCTAD qu’on appelait aussi l’immeuble Gabriela Mistral et qui a été
plus tard usurpé par les assassins ? Il est toujours là et il restera comme
un témoin gigantesque de ces mille jours où tout fut possible.

Ceux qui n’avaient pas d’imagination ni place dans ce royaume du
possible, du bonheur possible, conspiraient contre le soleil, contre la mer,
contre l’été, depuis leurs domaines de Peñaca ou de Papudo. Mais sur les
Plages Populaires, les familles des ouvriers étaient pour la première fois
au soleil, près de la mer qui, à la vérité, nous baignait tranquillement.
Ils jouaient au brisque, ils se promenaient en se tenant par la main, ils
s’aimaient, ils faisaient des plans possibles pendant que les volontaires de
la Fédération des Etudiants du Chili s’occupaient des enfants qui
profitaient des marionnettes, du théâtre, des cours de musique et de
peinture que leur donnaient les artistes militants d’un peuple en marche.

Aujourd’hui, trente ans plus tard, quelques uns parmi ceux qui
n’ont pas eu le courage de s’engager, de tout donner, se glorifient d’une
étrange capacité prémonitoire qu leur permit de prédire le désastre et leur
conseilla de se maintenir en marge. Misérables, pauvres misérables qui ont
perdu la plus belle opportunité de faire l’histoire, mais de la faire juste.
Les mêmes sont aujourd’hui les paladins de la réconciliation et nous
reprochent les « excès ». Mais ces illuminés ne rentrent jamais dans les
détails. Nous avons provoqué l’impérialisme yanqui quand nous avons
nationalisé le cuivre ? Ils oublient que nous l’avons fait avec une telle
douceur, y compris en versant des indemnisations, ce qui nous a valu
beaucoup de critiques de gauche. Mais nous l’avons fait parce que nous ne
voulions pas la confrontation directe avec l’ennemi de l’humanité. Nous
avons su répondre aux provocations avec fermeté et avec violence quand cela
était nécessaire, mais nous n’avons jamais provoqué. Notre temps était le
temps des constructeurs, nous faisions très attention au mortier qui unirait
les briques de la grande maison chilienne, mais pas à la conjuration parce
que nous étions et nous sommes des femmes et des hommes d’honneur.

La plus grande expression culturelle d’un peuple est son
organisation, et nous fûmes un peuple très cultivé parce que notre
organisation aux multiples facettes, plurielles, parfois doucement
anarchique, nous portait vers la vie. Le rêve de Salvador Allende était
d’amener l’espérance de vie des Chiliens au niveau de celle d’un pays
développé. Son défi personnel était de permettre que chaque Chilien puisse
disposer de vingt années de plus pour développer sa capacité créatrice, ses
dons, et pour que la vieillesse cesse d’être un espace de misère et de
défaite et soit, en revanche, la somme d’un expérience, l’héritage d’un
peuple.

Dans une interview avec Roberto Rossellini, le Camarade
Président lui raconte que ses mains de médecin avaient pratiqué mille cinq
cents autopsie, que ses mains de médecin connaissaient la force atroce de la
mort et la vigueur précaire de la vie. Salvador Allende fut le leader le
plus illustre de l’Amérique Latine, son objectif était la vie, la vie était
sa consigne, et la vie fut notre drapeau.

Trente ans après le crime, il y a des misérables qui
interprètent le suicide d’Allende comme une défaite. Ils ne comprennent pas
les raisons d’un homme loyal qui, dans le fracas du combat, a compris que
son ultime sacrifice éviterait à son peuple la plus grande humiliation :
voir son dirgeant, son leader enchaîné et à la merci des tyrans.



Chères et chers camarades : il n’y a pas d’honneur plus grand
que d’avoir été compagnons de lutte et de rêves d’un homme comme Salvador
Allende. Il n’y a pas de plus grande fierté que ces mille jours dirigés par
le Camarade Président.

Nous ne sommes victimes ni du destin ni d’un dieu devenu fou.
L’histoire officielle, le mensonge comme raison d’Etat nous présentent comme
responsables d’un crime que, à chaque fois qu’ils tentent de l’expliquer,
les mots fuient de leurs bouches parce qu’ils ne veulent pas faire partie du
vocabulaire de la honte. Si notre tentative de faire du Chili un pays juste,
heureux et digne nous rend coupables, alors, nous assumons la faute avec
fierté. La prison, la torture, les disparitions, le vol, l’exil, ne pas
avoir un pays où retourner, la douleur, si tout cela était le prix à payer
pour notre effort de justice, alors, sachez que nous l’avons payé avec la
fierté de ceux qui n’ont pas renoncé à leur dignité, de ceux qui ont résisté
aux interrogatoires, de ceux qui sont morts en exil, de ceux qui sont
retourné lutter contre la dictature, de ceux qui rêvent encore et
s’organisent, de ceux qui ne participent pas à la farce pseudo démocratique
des administrateurs du legs de la dictature.

Avec Salvador Allende, nous avons été les protagonistes des
mille jours les plus remplis, les plus beaux et les plus intenses de
l’histoire du Chili. Sur nous ils ont fait s’abattre toute l’horreur, mais
ils ne parviendront pas à effacer de nos cours le mémorial des Années les
plus Heureuses.

Lorsque dans les moments les plus durs de nos mille jours, la
provocation du fascisme, de la droite, de l’impérialisme yanqui faisait que
la colère risquait de s’installer dangereusement dans nos esprits, le
Camarade Président nous conseillait : « Rentrez chez vous, embrassez vos
femmes, caressez vos enfants ». Maintenant, trente ans après la grande
trahison, que la proximité des nôtres, que le souvenir de ceux qui nous
manquent et que la fierté de tout ce que nous avons fait soient les grands
invités que nous devons convoquer à notre mémoire. Que les mots compañero et
compañera sonnent comme une caresse, et buvons avec fierté le vin des femmes
et des hommes qui ont tout donné, qui ont tout donné et ont pensé que ce
n’était pas suffisant.

Luis Sepúlveda


Traduction : M.F.Ressouches, Comité Chili-Amérique latine
d’Aix-en-Provence.

 Source : Attac.cl-Rebelion


Diffusion : CUBA SOLIDARITY PROJECT



Chili rebelle, par Max Keler.

"Terre de personne" : entretien avec une survivante de l’Opération Condor, par Franck Gaudichaud.

Le linge sale de la dictature chilienne, par José Maldavsky.

Victor Jara, un symbole toujours vivant, par Jean Michel Hureau




 Illustrations : http://www.chilevive.cl


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