Une survivante de l’Opération Condor raconte son expérience face au terrorisme d’Etat dans le Cône Sud.
Entretien exclusif pour Rebelion avec Laura Elgueta Dàaz.
Rebelion, 20 Juin 2005.
Laura Elgueta Dàaz est une survivante de « l’Opération Condor », une coordination de plusieurs dictatures latino-américaines - à commencer par celle du Général Pinochet au Chili - (plus les dictatures de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay - N.d.l.r.) qui entre 1975 et le milieu des années quatre vingt a semé la terreur non seulement dans le Cône sud mais aussi bien au-delà , en organisant une véritable répression transnationale contre-révolutionnaire.
Les agents des dictatures, parfois avec l’appui direct des Etats-Unis, ont ainsi échangé des informations mais aussi des techniques de tortures et ont pu organiser une « chasse à l’homme » d’un pays à l’autre, en toute impunité.
Peu de personnes ont pu réchapper des griffes du condor et ce témoignage est donc d’une grande importance pour ceux qui luttent pour la Vérité et la Justice en Amérique latine.
Laura Elgueta a été arrêtée alors qu’elle avait 18 ans, le 12 juillet 1977, à Buenos Aires en même temps que sa belle-sour, Sonia Magdalena Dàaz Ureta. Elle vivait depuis avril 1974 en Argentine, pays où elle a immigré avec ses parents, suite au coup d’Etat militaire au Chili. Son frère, Luàs Elgueta Dàaz, est un détenu-disparu de l’Opération Condor. Il est aussi l’une des personnes qui est mentionnée dans l’accusation du juge espagnol Balthasar Garzón contre A. Pinochet en 1998 ainsi que dans la liste du Juge chilien Guzmán dans le cadre de l’affaire "Opération Condor" [1].
Comme le reconnaît la commission parlementaire chilienne « pour la Vérité et la Réconciliation » (aussi connue sous le nom de "Rapport Rettig"), « le 27 juillet 1976, 25 jours après être arrivé en Argentine, Luàs Enrique Elgueta Diaz a été arrêté aux cotés de sa compagne et de sa soeur, ces dernières toutes deux de nationalité argentine. Il est parti vers ce pays, après avoir été expulsé de l’École de Musique de l’Université du Chili, étant donné sa participation au Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR) à Santiago. Avant de voyager, il a laissé à un ami l’adresse d’un parent où il serait logé dans la capitale argentine. Son ami, Sergio Fuenzalida, a été arrêté à Santiago par la DINA [la police secrète de la Dictature - NdT] le 28 juin 1976, avec six autres personnes, lesquelles sont aussi disparues.
La Commission a pu arriver à la conviction que la victime, intensément recherchée au Chili suite à l’opération de la DINA qui a annihilé le groupe de ses amis à Santiago, a été mise à la disposition d’agents de la DINA à Buenos Aires » [2].
Laura Elgueta a accepté de nous livrer ici son témoignage dans une entrevue exclusive. Son histoire nous montre de manière emblématique, non seulement le fonctionnement de l’Opération Condor, mais aussi certaines contradictions de la justice actuelle dans le Cône Sud.
Comment expliquez-vous votre détention, aux cotés de votre belle-soeur, une année après la disparition tragique de votre frère ?
Aviez-vous des responsabilités politiques ? Le cas échéant, comme comprendre la logique des agents au service des dictatures ?
Ma belle-soeur Sonia Dàaz Ureta, mariée à cette époque avec mon autre frère, Carlos, était arrivée en Argentine quelques jours auparavant depuis Mexico, lieu où elle résidait après la disparition de mon frère, Luàs, de ma belle-soeur Clarita et de sa soeur. Sonia, a accepté de venir à Buenos Aires pour que mes parents et moi-même puissions connaître Jaina, nouvelle venue dans notre famille et qui était née au Mexique. Nous pensons qu’ils doivent avoir détecté l’entrée de Sonia à Buenos Aires, et de là ils ont décidé d’agir contre nous, en supposant que Sonia et moi avions des activités contre la dictature de Pinochet. Cela n’était pourtant pas vrai à cette époque. Je n’avais pas de militantisme politique, tout en étant évidemment de gauche. Ils nous accusaient de continuer la tâche de mon frère, Luàs, qu’ils avaient arrêté un an auparavant. J’avais 18 ans et j’étais en dernière année de Lycée.
Comment s’est déroulée votre arrestation, puis votre détention ?
Notre kidnapping s’est déroulé suivant le modèle classique des opérations de répression de cette époque. Sont arrivés à ma maison, à Buenos Aires, entre 10 et 15 hommes, armés, criant, inspectant. Ils ont littéralement « occupé » le petit département où vivait ma famille. Il était près de 23 heures. Ils nous annoncent que nous devons partir avec eux. Ils m’obligent à m’habiller (j’étais déjà couchée et en robe de nuit) et nous sommes sortis de l’appartement, entourés de tous ces types armés. Nous avons été ensuite introduites dans des voitures, chacune dans une différente, et jetées sur le sol de la partie arrière, puis nous avons eu les yeux bandés. Pendant le court trajet nous avons été frappées, tripotées et insultées. Nous arrivons alors à un lieu, dont avec le temps nous avons pu établir qu’il s’agissait de « El Atlético » (centre clandestin de détention et de torture) et là nous sommes « accueillies » par des chiliens. Cela été la première fois que je me suis rendue compte qu’il y avait des chiliens sur place.
Pendant "les interrogatoires", quelles étaient les questions les plus insistantes des agents ? Quelles étaient leurs méthodes ?
Les méthodes là encore étaient "classiques". Coups, mauvais traitements verbaux constants, humiliation, en définitive torture. Mais, je n’aime pas parler de ces détails. J’ai dû me référer à cela lors des procès, mais en général je crois que cela n’apporte rien de plus. Cela est déjà assez connu ce qui était fait dans ces centres. Et, en général je n’aime pas parler de çà par respect pour ma famille et les gens qui m’aiment ; en outre, parce que j’ai fait un blocage sur ce genre de choses durant de nombreuses années, et le revivre lors des procès, cela a signifié un choc émotionnel très important. Et s’il y a bien quelque chose à laquelle je ne suis pas disposée, c’est de ne pas souffrir plus de ce que j’ai déjà souffert. Maintenant, en ce qui concerne l’interrogatoire : tout ce qu’ils demandaient était lié aux activités politiques que mon frère (Luàs) effectuait au Chili, en tant que membre de la résistance chilienne [à la dictature, NdT]. Mon frère était militant de cette résistance - chose qui m’enorgueillit beaucoup - et c’est sur cela qu’ils nous questionnaient. Mon frère était un jeune cultivé, de bonne famille, il avait un don admirable : c’était un grand musicien, un musicien inné, avec une voix privilégiée. Il aurait pu partir du Chili, s’en aller en exil ou ne rien faire, se protéger et s’éloigner de la réalité que le Chili était en train de vivre. Mais, il n’a pas choisit ce chemin. Mon frère ne s’est jamais résigné à vivre en dictature. Il a beaucoup souffert de ce qui arrivait à ses amis, ses camarades. Il a été un jeune homme conséquent avec son époque et cela lui a coûté la vie.
Dans le centre de détention avez-vous pu reconnaître quelqu’un (agents ou détenus) ? Avez-vous pu parler avec des prisonniers ?
Nous avons été dans le centre quelques heures seulement. Nous n’avons pu parler avec personne. Nous ne le pouvions pas. J’ai entendu, pendant environ deux heures, comment ils torturaient brutalement une fille. J’ai entendu l’arrivé de deux jeunes, un homme et une femme. Ils ont été frappé et dévêtus à mes cotés. J’ai aussi entendu des gens marcher avec des fers aux pieds. Toute la nuit, j’ai écouté des cris. C’était l’horreur même. Au milieu de tout cela, ils emportaient ma belle-soeur, puis ils venaient me chercher, puis ma belle-sour, etc. J’ai pu reconnaître deux personnes, parce qu’ils étaient là lors de la perquisition. L’un était un argentin, c’était le "chef". Avec le temps j’ai pu savoir qui c’était. Il s’agissait du responsable de « l’Athlétique », José Benito Fioravanti, fonctionnaire de la police fédérale Argentine. Il est décédé en 1985. Et, j’ai accidentellement reconnu par la suite, en le voyant sur une photo, et ensuite dans le cadre des jugements oraux, Enrique Arancibia Clavel, un agent de la DINA chilienne qui vivait à Buenos Aires. Cette personne a été là lors de mon interrogatoire et celui de Sonia. Il a conduit la voiture quand ils ont décidé de nous relâcher. Cela a été quelque chose d’incroyable quand nous avons vu la photo de ce type. Parce que aussi bien Sonia que moi même, nous n’avons eu aucun doute au moment de le reconnaître. C’était impressionnant. En plus, je me suis jamais fixé comme objectif de vie de rechercher ces personnes et encore moins celles impliquées dans mon propre cas. J’ai toujours voulue, et c’est encore mon désir primordial, connaître le destin mon frère et de ma belle-sour, et de la soeur de celle-ci, parce qu’elles étaient mes amies. Et si quelque chose a été clair lors de notre détention, c’est que ceux qui nous ont arrêtées et nous ont interrogées, étaient aussi ceux qui ont pris part d’une manière ou d’une autre au kidnapping de ma famille. Ils nous l’ont dit et nous l’ont démontré. Arancibia aurait pu être un agent quelconque, un de ceux qui accompagnait simplement Fioravanti, qui était celui qui dirigeait l’interrogatoire. Mais, quand nous avons su qu’il était de la DINA, nous avons compris clairement pourquoi il a été présent durant tout le processus, de la perquisition jusqu’à la libération. Cet homme est lié à de nombreuses disparitions de chiliens en Argentine. Ils ont trouvé beaucoup de preuves contre lui. Evidemment, il nie tout, en bloc.
Il est prouvé que votre détention a été une action menée à bien dans le cadre du Plan Condor. Quels ont été les éléments qui ont permis de le démontrer ? Et, à ce sujet, soupçonniez-vous l’existence de cette opération à l’époque ?
J’ai toujours dit quel a été notre étonnement quand nous avons entendu parler des chiliens lors de la détention. C’était tellement déconcertant, que ce que l’on sait aujourd’hui, c’est-à -dire le degré de coordination qui existait alors, ne m’ai pas venu à l’esprit à ce moment là . Quand je m’en suis rendu compte, et quand ils parlaient de mon frère Luàs, j’ai senti beaucoup de tristesse, parce j’ai réalisé à quel point il avait été candide en restant en Argentine et en croyant que du fait d’être sorti du Chili, ses bourreaux n’allaient pas pouvoir l’atteindre. C’est d’ailleurs ce qu’ils nous disaient. J’ai compris à ce moment que la coordination existait, qu’elle était réelle et rapide (ils racontaient comment mon frère, ils l’ont emporté au Chili peu de temps après son arrestation et comment ils allaient faire pareil avec nous). Cela nous l’avons dénoncé en arrivant au Mexique. Et, nous avons eu des preuves tangibles qu’existait le Plan Condor. Aujourd’hui, on sait tout - ou presque tout - là dessus. Ce jour là , nous avons vu agir le Plan Condor dans toute sa splendeur. Pour moi cela a été déterminant, dans le sens de savoir que ma famille il fallait la chercher aussi au Chili. Je vous rappelle qu’à cette époque (moi au moins et ma famille) nous croyions que nous allions les retrouver vivants. Nous n’envisagions pas l’éventualité d’un décès ou nous ne voulions pas y penser.
Vous avez été appelé en tant que témoin dans le procès effectué en 2000 contre l’ex-agent la DINA, Enrique Lautaro Arancibia Clavel, pour le meurtre à Buenos Aires du général Carlos Prats [Militaire proche de S. Allende avant le coup d’Etat - NdT] et de sa conjointe [3] . Comment avez-vous réussi à établir le lien entre votre cas et celui de Prats ? Quels ont été les apports, en termes de justice, de votre témoignage ?
Quand Sonia et moi avons reconnu Arancibia, nous avons mis notre témoignage à la disposition de la famille Prats. Ils avaient un procès très avancé, et on a seulement pensé à cela. En outre Sonia qui habitait au Mexique était de visite au Chili, et nous en avons donc profité pour laisser tout ce que nous pouvions entre les mains de la défense de la famille Prats. Je crois qu’en termes de preuves, mon témoignage a été clef, parce que la ligne de défense de ce type (Arancibia) a été toujours centrée sur la négation totale. Pour son malheur, par un biais auquel il ne doit jamais avoir pensé, nous sommes apparues, nous, deux de ses victimes bien vivantes. Et nous l’avons reconnu sans aucun problème. Arancibia a en outre toujours essayé d’apparaître comme un "analyste" qui coopérait avec le gouvernement militaire chilien. C’est un mensonge : « l’analyste » perquisitionnait, kidnappait, interrogeait, appliquait le courant sur les corps, etc. ! Au début, sa famille me faisait de la peine, parce que je crois que ce sont des personnes décentes, et c’est clair, il s’agit de sa famille ; mais en vérité, la manière effrontée avec laquelle ils ont essayé d’alimenter ce tissu de mensonges m’a impressionné. Ils ont « suggéré » que ce que Sonia et moi disions n’est que mensonge, une "invention". S’il vous plaît !!...
Quelle catégorie de personnes croient-ils que nous sommes pour faire une chose de la sorte ? Il faut être fou et macabre pour "inventer" cela. De plus, comme je le dis toujours, je suis chrétienne, et je ne mentirai jamais sur de tels sujets. Je comprends l’amour familial ; mais ce que je ne vais jamais accepter c’est que l’on prétende continuer à nous faire du tort, cela suffit ! Nous parlons d’une famille détruite qui a perdu un fils, un frère. Les dommages créés par Arancibia ont été amplement suffisants, et je demande seulement à Dieu, qu’un jour ou l’autre, il se repente et dise quelque chose sur mon frère, parce qu’il sait, de cela je suis sûre, il doit savoir. En ce qui me concerne et ce qui concerne Sonia, nous sommes toutes les deux reconnaissantes du travail de la justice : Arancibia a été jugé et cela a été un élément réellement réparateur pour nous.
Vous avez dénoncé [4] les incohérences de la Commission nationale sur la Torture et la Prison politique créée récemment par le gouvernement chilien ("Rapport Valech"). En effet, elle prétend faire la lumière sur ces atteintes aux droits de l’homme et indemniser une partie des victimes, mais ne reconnaît pas celles de l’Opération Condor : pouvez-vous nous en expliquer davantage ?
Moi ce que je dis par rapport au « Rapport Valech », sans cesser de reconnaître l’immense valeur que ce rapport a pour le Chili, c’est qu’il existe - dans le cas des personnes torturées hors du territoire national - une décision ou une interprétation juridique aberrante. Et, sans vouloir être égocentrique, notre cas est une preuve majuscule de ce que j’avance. Moi-même et Sonia, nous avons été arrêtées et kidnappées par des chiliens et des argentins. Y compris un de ces chiliens (parce qu’il y en avait plusieurs mais nous ne les avons pas vus) est connu, et il est prouvé qu’il était un agent de la DINA et que la DINA agissait comme un appareil de l’État. Alors, que se passe t’il ? D’un coté, au début du Décret Suprême Nº 1.040, il est dit que l’on doit effectuer « des recherches sur les cas de torture qui se sont produits au Chili... », et de l’autre, on décide de rejeter des cas comme le notre. Selon moi, c’est une aberration. Je ne peux pas croire qu’il s’agit là de l’esprit de la loi qu’a créée le Président Lagos. D’autre part, il me semble que cela représente une double punition pour nous. C’est pourquoi j’ai écrit cette phrase qui dit que nous nous retrouvons aujourd’hui sur la "terre de personne". Si je comprends bien, le Chili ne serait responsable de rien ? L’État crée une commission pour reconnaître la torture et ne reconnaît pas "les cas Condor" ? Scandaleux ! Cela dépasse tout entendement... L’expérience que j’ai vécu en faisant face à mon bourreau lors d’un jugement oral - avec un avocat qui me demandait jusqu’à la couleur des chaussures qu’il portait, s’il avait des moustaches ou pas, etc. - : cela c’est faire face à la justice. C’est la justice, oui, mais c’est aussi quelque chose d’assez cruel et difficile. Et je crois que la situation créée par le « Rapport Valech », celle de "ne pas reconnaître" nos cas, laisse un grand manque pour la défense de futurs citoyens chiliens qui devront faire face à ce type de procès. Sonia et moi avons déjà eu un jugement en notre faveur, et le kidnapping, la torture, la responsabilité d’Arancibia y sont clairement établis. Mais je me demande : qui va t’il arriver si demain apparaît un autre cas comme le nôtre ? Il s’agit d’une myopie légale et d’une injustice. Je n’aurai jamais pensé que des personnes comme les membres de la Commission Valech, dans lesquelles je confiais, feraient quelque chose ainsi. C’est pourquoi j’ai fait une demande car j’ai cru que face à tant et tant de cas à traiter, face à tant d’horreur, il pouvait y avoir une erreur. Mais la réponse a été insultante. Apparemment, ils n’ont même pas réévalué mon cas et ont utilisé les mêmes critères. Cela restera comme une tache sur un rapport et un travail qui malgré tout restent précieux.
Quelle est la situation actuelle quant au cas de votre frère détenu disparu ? Possédez-vous aujourd’hui davantage d’information sur ses derniers jours et conditions de détention ?
Tout ce qu’il a été possible de faire pour en savoir plus sur mon frère a été fait. Cela a été fait par ma mère depuis le premier jour : dénonciations devant les tribunaux, recherches à la morgue de Buenos Aires, tout. Ma mère a même été arrêtée plusieurs fois, avec la mère de ma belle-soeur, pour cela. Après notre détention et grace à l’information que nous avons obtenu de nos bourreaux (le fait qu’ils l’avaient apporté au Chili), nous avons concentré notre recherche dans ce pays. Mais malheureusement, on n’a jamais rien su de plus. Mon frère était lié politiquement à un groupe de personnes qui sont aujourd’hui toutes disparues (ils ont été arrêtés au Chili). Lui, face à cette situation, il décide de voyager à Buenos Aires où nous étions, et 25 jours après son arrivée, c’est lui qu’ils kidnappent. L’autre jour, je discutais avec une juge et lui demandais : comment est-il possible que la terre est avalée ainsi un groupe six ou sept personnes sans laisser de traces ? Cette juge est chargée de faire des recherches sur la disparition d’un jeune homme qui faisait partie de ce groupe. Depuis l’année 1976, il y a très peu de pistes. C’est pourquoi il faut être rigoureux, suivre tous les chemins possibles, être attentifs. Nous, en tant que famille, nous avons pris la résolution de toujours rechercher mon frère. Nous ne sommes plus que deux frères, nos parents sont encore vivants et nous souhaitons ne pas mourir avant de savoir quelque chose. C’est notre désir. Mon frère Carlos et moi-même, nous ne souhaitons pas laisser ce poids historique à nos filles, ni à la seule fille de mon frère Luàs. Nous voulons refermer, dans la mesure du possible, cette blessure qui est en nous. Parce que nous savons que c’est une blessure béante, qui fait souffrir. Qui est là .
Vous qui avez vu fonctionner la justice chilienne et argentine, si vous effectuez une analyse comparative, quels seraient les points communs et les différences ?
Excusez-moi mais je ne pense pas pouvoir faire cette comparaison, car en vérité, la seule justice que je connaisse bien, c’est celle d’Argentine. Et c’est étonnant ce qui s’est passé là -bas. J’aurais voulu que tous voient ce que signifie faire face à de tels procès, et comment ils se déroulent. C’est bizarre, mais ni moi, ni Sonia, pensions ouvrir un jour un procès contre Arancibia. C’est seulement sur la base de ma déclaration que finalement un nouveau procès. Ce seul fait, cela m’émeut. Ensuite, pas à pas, lentement, a été mis sur pied une accusation, qui a eu son point d’orgue quand le tribunal condamne à 12 années de prison Arancibia en raison de notre kidnapping. Cela a été pour nous un acte compensatoire et ceci d’une telle manière que je n’aurai jamais pensé qu’il en serait ainsi. Et là , oui, j’ai comparé et j’ai pensé : qu’est-ce que cela serait bien que tous les chiliens qui ont aussi souffert ainsi, puissent faire de même. Ce jugement m’a redonné foi en la justice. Au moins celle d’Argentine. J’ai beaucoup à dire en ce qui concerne la justice chilienne. Je crois qu’elle a été un grand complice de tout ce qui s’est passé dans mon pays. Je crois qu’elle a abandonné beaucoup de chiliens. Je crois que la justice a une grande dette envers la société, et particulièrement avec de nombreuses familles de chiliens. Je l’ai dit ce jour là , à la fin de mon procès : jespère que la justice chilienne apprendra de tout cela. Pour ma part, j’aurai aimé faire venir des étudiants en droit pour assister à ces procès, cela aurait été très instructif pour eux.
Quel est votre opinion quant à la gestion du gouvernement de la Concertation sur les questions de droits de l’homme ? Vous qui avez combattu pendant plusieurs décennies pour la Vérité et la Justice : quel est aujourd’hui votre bilan personnel et/ou collectif ?
Je crois qu’en matière de droits de l’homme, sans aucun doute, nous avons avancé, mais globalement le bilan n’est pas très bon. J’ai examiné ceci avec plusieurs personnes et mon impression est qu’il s’agit d’un sujet qui concerne le pays tout entier. Je suppose que les gouvernements de la Concertation ont fait ce qu’ils pouvaient, et je remercierai toujours ce qui pourra être fait dans le cas de mon frère, mais en tant que citoyenne, évidemment, je ne suis pas satisfaite. Comment est-il possible qu’il y ait au Chili plus de mille personnes encore portées disparues, alors que sont vivants ceux qui savent et que les institutions qui ont planifié, conçu, et exécuté ces atrocités ne disent rien. Comment est- il possible que la société n’en fasse pas plus ? Il existe des explications. J’étudie de manière constante ce sujet, parce que je prétends "comprendre" quels phénomènes sociaux, politiques, humains, sont derrière tout cela. Mais j’ai aussi la capacité -au-delà de la simple compréhension - d’exiger des changements. Car la célèbre phrase du "plus jamais çà !", bien qu’étant tellement utilisée et manipulée, n’a pas de synonyme qui puisse la remplacer. Nous autres, nous avons été marqués à jamais, nous savons vivre avec cette blessure, nous savons que des membres de nos familles ont été torturés, exécutés, jetés à la mer ou enterrés, etc. Nous avons vécu cela et rien de rien ne va le changer. Ou peut-être seulement en obtenant la vérité et la justice. Dans ces conditions, comment ne pas comprendre que tout ceci a été atroce et qu’il faut tout faire pour que cela ne se répète pas ?
Pourtant, je vois beaucoup d’indifférence. J’ai quitté le Chili quand j’avais 15 ans et j’ai toujours pensé que ce pays était conséquent, j’ai été élevé en pensant cela, et je l’ai d’ailleurs par la suite reproché à mes parents qui ont tant idéalisé leur pays. J’y suis retourné à 31 ans. J’ai beaucoup étudié ce sujet, parce que cela m’intéresse d’un point de vue académique, et je me suis rendue compte que nous, les chiliens, nous n’avons pas su résoudre nos conflits. Nous n’avons pas su "parler" des problèmes, tant collectifs qu’individuels. Le thème des droits de l’homme devrait être un sujet non transversal à l’école mais une matière spécifique, concrète. C’est fondamental pour ce pays, après ce qui s’est passé. Il faut provoquer la discussion, il faut parler des droits en général. Aujourd’hui, nous ne savons plus défendre nos droits, nous ne savons pas le faire. Même quand j’ai dénoncé les incohérences du « Rapport Valech », certains beaux esprits n’ont pas manqué de me dire, et plusieurs ne me l’ont pas dit mais l’ont pensé, le rapport est tellement important... comment vas-tu le dénoncer ?! Je n’ai pourtant pas de doutes ni de vacillation à ce sujet, jamais, je ne vais pas renoncer à dénoncer ce qui me paraît être une injustice. Et je crois qu’il faut être aveugle pour craindre qu’une dénonciation responsable, "réelle" puisse provoquer le "discrédit" d’un rapport, quel qu’il soit. Comme vous dites, j’ai combattu toute ma vie, pour la justice, pour les droits humains, et je crois qu’il serait inconséquent de ma part de ne pas dénoncer tel ou tel fait qui pourrait affaiblir cette lutte. Quant au reste, je suis la soeur d’un prisonnier disparu ; et la femme de mon frère, Clarita Fernández, et la soeur de celle-ci, Cecilia Fernández, toutes les deux argentines, étaient mes amies. Mon frère a connu Clarita et ils sont tombés amoureux. Ils ont vécu ensemble durant plusieurs mois avant la détention. Ils vivaient dans l’appartement des soeurs Fernández au moment du kidnapping et ainsi ils ont aussi séquestrée Cecilia. En ce sens, ma lutte est très claire. Elle a un nom et un prénom : Luàs Elgueta et les soeurs Fernández. Voilà ma réalité. Et j’aurai donné ma vie pour qu’il n’en soit pas ainsi, parce que j’aimais chèrement ces trois personnes dans leurs rôles respectifs, de belle-soeur, amis et je ne vous raconte même pas en ce qui concerne mon grand frère. C’était mon idole. Je l’adorais, nous avions une relation très forte. D’autre part, c’est à moi et à Sonia qu’ils ont raconté comment ils ont torturé puis déporté mon frère au Chili. Et en définitive, c’est cela le Plan Condor. Cela va bien au-delà des livres et des documents d’archives. Et la chance de pouvoir le raconter, très peu de personnes l’on eu : la majorité d’entre elles sont portées disparues. Je crois que le Chili, et ses générations futures, ceci je le dis comme mère, méritent que tous ceux qui - comme nous - avons fait partie de tout ce passé, nous installions dans notre pays la culture du droit, du respect, de la tolérance, et de la lutte pour que plus jamais un homme ou une femme ne soient torturés et assassinés parce qu’ils pensent différemment.
Franck Gaudichaud
– Entretien et traduction de l’espagnol (chilien) par Franck Gaudichaud, Doctorant en Sciences politiques et Coordinateur de la section Chili de
la revue www.rebelion.org.
– Source : www.rebelion.org/noticia.php ?id=16613, publié en espagnol le 20 juin 2005.
– Diffusé par France Amérique Latine
– Au sujet de l’Opération Condor, lire sur RISAL : « Opération Condor », cauchemar de l’Amérique latine, par Pierre Abramovici.<BR>
http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=163