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Chili rebelle, par Max Keler.



Carmen Castillo écrivait il y a 25 ans :

"Il faut se battre contre la nostalgie, il le faut pour vivre, mais il y a des moments où le désir de rentrer chez moi est si intense [...]. On ira un jour. Oui, on reviendra" (in "Un jour d’octobre à Santiago").


Retournée à la Maison Bleue de la rue Santa Fe où est mort en combattant, le 5 octobre 1974, le principal dirigeant du MIR et son compagnon, Miguel Enriquez, elle en fait le sujet de son dernier film, Rue Santa Fe. Est-ce la femme qui parle de la militante d’il y a 30 ans ou la militante d’aujourd’hui de la femme d’alors ? Retenons ce qu’elle dit d’elle par ailleurs : "Militante du MIR, à jamais".


Le Chili actuel modelé par le fascisme est un pays pour les riches, emblématique du néo-libéralisme mais sont-ils morts pour rien, toutes ces militantes et tous ces militants de la gauche chilienne des années 70 ? Et s’il ne s’agissait que d’aller "de défaites en défaites jusqu’à la victoire finale" comme l’a écrit Vlady, peintre mexicain, à propos de son père, Victor Serge.

Salvador Allende et Miguel Enriquez sont aujourd’hui les héros du peuple et de toute une jeunesse.

Au lendemain de la mort les armes à la main de Miguel Enriquez, son frère Edgardo disait : "Le combat ne cessera que le jour où nous aurons pendu Pinochet par les couilles sur la Place d’Armes de Santiago".

Ce que Le Monde du 8 octobre 1974 traduisait pudiquement par :

"Le combat ne cessera que le jour où nous aurons pendu Pinochet haut et court sur la Place d’Armes de Santiago".

La question ne se pose t-elle pas désormais dans les termes suivants : les victimes, le peuple chilien, auront-ils enfin droit à ce qu’un procès équitable juge Pinochet ? Ce droit, c’est la lutte qui l’imposera. C’est la rébellion.

Pour faire le lien avec ceux qui symbolisent une part importante de la révolution chilienne, de la défense ouvrière et populaire, de la résistance au fascisme, et de là pour être aujourd’hui et se projeter, nous proposons ci-après les traductions de deux articles précédés d’une brève évocation du dernier film de Carmen Castillo (nous n’avons pas plus d’informations à l’heure où nous écrivons) et d’un rappel biographique :

. Un texte sous la plume de Gabriel Garcia Marquez (revue Alternativa n° 28, Bogota, avril 1975) décrivant le dernier combat, un jour d’Octobre à Santiago, de Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR, à partir du récit qu’en a fait Carmen Castillo.

. Un entretien avec cette dernière pour le quotidien mexicain La Jornada du 6 octobre dernier, dans lequel elle nous projette dans les luttes d’aujourd’hui.


Entre ces deux documents nous avons glissé un petit poème de Gonzalo Rojas dédié à Miguel Enriquez. Dans la tradition de Pablo Neruda, le grand poète chilien, aujourd’hui octogénaire, a reçu en 2003 le prix Cervantès. Le 11 septembre 1973 l’a surpris alors qu’il se trouvait à Cuba en mission pour le gouvernement de Salvador Allende.


Un mot justement sur Salvador Allende, sur sa pensée politique qui nous semble d’une extraordinaire modernité. Il est essentiel aussi d’avoir à l’esprit qu’Allende avait une double formation politique, à la fois marxiste et anarchiste (influence essentielle d’un vieux cordonnier anarchiste de Valparaiso sur le lycéen de 15 ans).

Dans cette "Amérique latine volcan en irruption"estimait-il, chaque peuple doit lutter pour conquérir son indépendance économique et sa liberté politique, et "chacun selon sa propre réalité". Et Allende concluait son propos par ce qu’il appelait "notre grande perspective", qui n’est autre que le projet bolivarien :

"Voilà maintenant ce que je crois être notre grande perspective, et je peux le dire comme président, et surtout à la jeunesse, que sur le chemin de la lutte, sur le chemin de la rébellion, sur le chemin de l’union avec tous les travailleurs, là est la grande perspective, notre grande possibilité. Ce continent doit parvenir à son indépendance politique ; nous devons atteindre l’indépendance économique. Viendra un jour où l’Amérique latine aura une voix de continent, une voix de peuple uni, une voix qui sera respectée et écoutée, parce que ce sera la voix d’un peuple maître de son propre destin".

Telles sont les conclusions de Salvador Allende dans un entretien accordé à Régis Debray en janvier 1971 (publié la même année chez Maspero), soit 2 mois seulement après sa prise de fonction de président de la République.


LA RUE SANTA FE

Le dernier film de Carmen Castillo (90’, vidéo, 2005)

La maladie de mon père, un architecte d’espaces collectifs qui incarne l’éthique dans le pays, me ramène dans ma ville natale, pour mon premier long séjour, après le départ en exil, il y a de cela 29 ans. L’immersion dans la maison de mon enfance n’est pas sans conflit. Alors, une rencontre me remet en mouvement. Peut-être poussée par le souvenir de la blessure, je retourne à la maison de la rue Santa Fe. Lieu de la mort au combat, le 5 octobre 1974, de Miguel Enriquez, dirigeant du MIR, mon compagnon. La rue Santa Fe se met alors à vivre, y surgissent les mémoires des vaincus, des autres femmes militantes, "toutes ces morts pour rien".


Carmen Castillo

Écrivaine, réalisatrice et militante de la gauche chilienne.

Née à Santiago du Chili, Carmen Castillo engagée à gauche travaillait au palais de la Moneda avec Beatriz Allende, fille du président chilien. Elle fut l’épouse successivement de deux dirigeants du MIR (mouvement d’extrême gauche chilien), Andrés Pascal en 1967 dont elle a une fille, Camilla, puis dans la clandestinité Miguel Enriquez. En 1974, la police politique découvre leur cachette, Miguel est tué, Carmen, blessée est emprisonnée. Une campagne internationale réussit à la faire libérer, elle s’exile en Angleterre, puis à Paris. L’enfant qu’elle portait lors de l’assaut de la police, meurt peu après sa naissance.

Après un séjour à Cuba, elle revient à Paris en 1977 où elle refait sa vie et devient réalisatrice. Ses films, comme ses livres, évoquent ses combats pour la liberté, son pays, les blessures du continent latino-américain. Elle continue à militer pour la démocratie au Chili. En 1996, avec Tessa Brisac, elle lance un appel à soutenir le mouvement zapatiste qui reçoit de nombreuses signatures d’intellectuels et d’artistes.


Filmographie

- Les murs de Santiago (1983)

- État de guerre : Nicaragua (1985)

- La flaca alejandra (1992) réalisé avec Guy Girard : Vingt ans après le coup d’Etat au Chili, Maricia Merino, militante du MIR qui parla sous la torture et fut responsable de l’arrestation de nombreux militants avant de se repentir, témoigne. (FIPA d’or du documentaire de création).

- La véridique légende du sous-commandant Marcos (1995) réalisé avec Tessa Brisac pour ARTE.

- Inca de Oro (1996)

- Insaisissable Maria Felix La plus grande vedette du cinéma mexicain.

- L’Enfant lion avec Patrick Grandperret.

- La rue Santa Fe (2005).


Parmi ses publications

- Santiago-Paris, le vol de la mémoire (24 mai 2002) écrit avec sa mère Mónica Echevarrà­a

- Un jour d’octobre à Santiago (Bernard Barrault, 1992 - 2001)

- Sonia Rykiel, Quand elle n’a pas de rouge, elle met du noir (Fayard) : une biographie d’une grande artiste de la mode écrite avec Évelyne Pisier.

- Ligne de fuite (Bernard Barrault, 1988 - 2001)


LE COMBAT DANS LEQUEL EST MORT MIGUEL ENRIQUEZ



(raconté à Gabriel Garcia Marquez par Carmen Castillo), Alternativa N°28, Bogota, avril 1975)


Tout était prêt pour que nous changions de maison le lundi suivant pour un endroit plus sûr, lorsque les agents de la DIMA (police secrète) ont surgi par surprise et tué Miguel. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce fut l’unique alerte domestique de tous ces mois de clandestinité d’après le coup d’Etat, car Miguel avait découvert qu’il n’y a pas de meilleure cache que la vie quotidienne, aussi menions-nous une existence normale tout en nous consacrant au travail politique intense que nous avait confié le parti.

La maison était grande, avec une salle, deux chambres, une pièce nous servant de bureau et un petit patio avec un petit local au fond où nous gardions les armes. Personne n’aurait pu imaginer, dans ce quartier très agréable, composé d’un mélange d’ouvriers qualifiés et de petite bourgeoisie, de gens très sympathiques et aimables, que Miguel était alors l’homme le plus recherché par la dictature chilienne. Ils ne pouvaient s’imaginer cela justement parce que nous ne nous sommes jamais cachés. Au début, à notre arrivée, nous avions expliqué aux voisins que Miguel travaillait à domicile car il avait une maladie rénale. Je sortais tous les jours à l’heure où toutes les ménagères font leurs courses et j’en profitais pour faire les liaisons et récolter le matériel d’information qui provenait de tous les niveaux du parti.

Durant plusieurs mois, les deux filles de Miguel, Jimena et Camila, ont vécu avec nous. Nous leur avions enseigné à nous traiter de telle façon que personne ne puisse savoir qui nous étions en réalité. Par chance, quelques jours avant la mort de Miguel, nous avions pris la précaution de leur procurer un asile dans une ambassade afin qu’elles puissent sortir du pays. J’étais alors enceinte de six mois, ce qui était un critère de plus de normalité, parce qu’il n’est pas facile de suspecter une femme enceinte de se livrer à un travail politique aussi intense et risqué. Miguel se contenta de se raser la moustache, de se friser les cheveux et de porter des lunettes de verre naturel quand il sortait dans la rue. Il conduisait toujours la même Fiat 124 blanche mais son permis de conduire était faux ainsi que son identité.

Le problème était que nous devions l’un comme l’autre sortir armés. Plusieurs fois dans les derniers mois, alors que la répression se faisait plus dure, Miguel et moi nous sommes trouvés brutalement pris dans un barrage militaire qui filtrait les passants en plein centre de Santiago. Les papiers d’identité que nous avions auraient passé, mais pas les armes. Nous étions prêts à l’alternative : soit nous passions sans difficulté, sans nous devions faire usage de nos armes.

Immédiatement, de manière instinctive, nous eûmes tous deux la même réaction : nous faisions un geste aimable aux militaires, les saluant comme des amis, comme leurs partisans, et ainsi nous passions sans problème un barrage de cinq automobiles et de je ne sais combien de fourgonnettes pleines d’hommes armés de mitrailleuses qui répondaient à nos saluts.

Quand nous nous sommes retrouvés sans les filles, le parti avait décidé que Miguel ne devrait plus assumer aucune tâche opérationnelle. Andrés Pascal, qui a aujourd’hui remplacé Miguel au secrétariat général du parti, prendrait en charge ces tâches opérationnelles pour permettre à Miguel de se consacrer complètement à l’analyse des informations et à la rédaction des documents qui étaient nécessaires. Sa tâche principale devait donc consister à penser, à élaborer la réflexion du parti. Il étudiait de manière approfondie et critique l’économie mondiale, l’histoire de l’Amérique latine, la situation réelle du Chili dans le monde. Il passait des soirées entières absorbé dans la lecture de l’Encyclopédie Britannica ou à quatre pattes par terre sur une énorme carte du monde.

Pendant ce temps je récupérais dans la rue le matériel que nous envoyaient les militants à partir des renseignements provenant de la base. Quand je rentrais avec ces documents, s’ouvrait le moment le plus intense de la journée, celui où après avoir ouvert les mallettes on plongeait dans la réalité fixée sur le papier et les discussions politiques de fond à partir de la pensée de la base.

C’est bizarre, mais Miguel ne parlait jamais de la mort, alors qu’il savait qu’elle rôdait autour de lui. Il avait un grand amour de la vie et savait, en tant que médecin, que la bonne santé et la condition physique sont fondamentaux pour la lutte révolutionnaire. C’est pourquoi il faisait tous les matins une bonne heure de gymnastique, qu’il m’obligeait à faire avec lui. Ensuite, on prenait un petit déjeuner abondant. Il aimait bien manger, il appréciait le bon vin et s’accordait toujours un moment libre pour écouter de la musique sur le tourne-disque déglingué. Il aimait la musique populaire d’Amérique latine, les tangos et aussi Wagner, même si on n’avait pas grand chose à écouter. Des amis nous rendaient visite, on mangeait ensemble, parfois ils restaient dormir, mais comme c’était tous des membres de la commission politique du parti, les conversations étaient du travail politique.

Une nuit, je ne m’y attendais pas, Miguel me parla de la mort. C’était 15 jours avant qu’ils le tuent. C’est peut-être étonnant, mais j’ignorais jusqu’alors ce qu’il en pensait. Cette nuit-là , j’ai appris qu’il ne craignait pas la mort, mais était décidé à ne pas la rechercher : il refusait tout sacrifice inutile. Cette clarification a été très utile. Miguel Enriquez ne voulait pas mourir comme il est mort à 30 ans, il voulait lutter pour vaincre, pas pour perdre, il savait clairement là où il voulait aller, ce qu’il voulait atteindre et était convaincu que sa tâche la plus importante serait pour après la victoire. Il était conscient d’être un dirigeant de gauche avec une capacité intellectuelle, ce dont nous étions également tous conscients. C’est pour cela qu’il considérait que son devoir était de vivre.

Le combat dans lequel ils tuèrent Miguel eut lieu le 5 octobre 1974. Depuis plusieurs semaines nous savions qu’il se passait quelque chose qu’on ne voyait pas avec clarté, mais qui nous obligeait à changer de maison immédiatement. Les rudes coups que la dictature était en train d’asséner à notre militance démontraient qu’ils avaient des pistes, que l’étau se resserrait sur nous. Peut-être que quelqu’un avait parlé ? C’est pour cela que j’avais trouvé une toute petite maison, avec seulement deux pièces, mais une parcelle qui la rendait moins suspecte, avec plein d’arbres fruitiers, des poules, cachée dans une zone très calme où on aurait pu vivre longtemps sans être découverts. Néanmoins une série d’imprévus nous fit perdre un temps précieux. Le contact qui faisait le lien avec la personne qui devait acheter la maison pour nous tomba le jeudi 3. Le vendredi, je ne trouvai rien d’autre. Le samedi je sortis à nouveau, laissant Miguel travailler à la maison avec d’autres camarades du parti.

Je ne trouvai rien non plus ce matin-là , et de retour à la maison je suis allé d’abord acheter à manger au magasin du coin. A une heure, quand je suis entrée dans la maison chargée des courses, j’ai trouvé Miguel avec sa chemise bleu ciel, son gilet beige et les lunettes qu’il portait seulement pour sortir. "Il nous faut partir tout de suite", m’a t-il dit avec calme mais fermeté. Il m’a expliqué que deux automobiles, sans doute de la DINA, étaient passées devant la maison, très lentement. Ce que nous craignions se confirmait : la cachette avait été découverte. Il n’y avait pas une seconde à perdre.

Tout était prêt pour s’échapper, le moteur de la voiture dans le garage était en marche avec toutes nos affaires dedans, j’avais sauvé deux mallettes de papiers qui étaient restées dans la chambre. Dans la maison, il y avait 2 autres camarades, Humberto Sotomayor et El Coño Molina [1]. Nous allions au garage, lorsqu’un des camarades a crié à la fenêtre : "Les revoilà ". C’était l’assaut. Nous avons tout juste eu le temps d’attraper nos armes. Une rafale de mitraillette a traversé la salle. Miguel, avec la Naca qu’il avait toujours à côté du lit, répliqua par une fenêtre de la salle. Les deux autres tiraient depuis des positions mobiles. Je tirais de la chambre, avec une mitraillette Scorpio, très petite. Ma formation était théorique, si bien que le bruit même de mon arme me surprit beaucoup et je tirais vers la rue sans voir personne, comme si nous étions à nous battre contre un ennemi féroce mais invisible. Soudain, après une dizaine de minutes de fusi llade intense, les tirs cessèrent et Miguel me fit un signe de la porte de me dépêcher pour que nous tentions de nous échapper par le patio. J’attrapai alors une des mallettes, celle qui avait les documents reçus la veille et que je devais protéger, quand il y eut une explosion, comme un coup mortel. Je sentis que mon bras droit était déchiré, je le vis pendant sans le sentir bouger et baignant dans le sang. Une grenade lancée de la rue avait éclaté dans la salle et ses éclats m’avaient démoli le bras et blessée dans tout le corps, et au moment de tomber je ne sentis ni douleur ni peur mais j’eus la sensation d’être morte. Molina passa près de moi, continuant à tirer vers la porte de la rue et m’a dit quelque chose comme "Ils t’ont eu". J’ai essayé de me relever mais en vain et j’ai vu Miguel étendu sur le sol du corridor qui séparait la maison du garage, il était sur le dos, avec la mitraillette à la main et des taches de sang sur les joues, surtout sur la gauche. Il avait les yeux vifs, il ne cessait de me regarder et respirait avec difficulté. Le voir dans cet était fut si terrible que je perdis connaissance.

Dans ce vide, je n’ai pas vu ce qui était arrivé à Molina et Sotomayor, mais quand j’ai repris connaissance j’étais suffisamment lucide pour me rendre compte immédiatement que les seules personnes restant dans la maison étaient Miguel et moi. Je n’arrivais toujours pas à me lever, mais je le vis retranché derrière un mur du garage, continuant de tirer vers la rue avec beaucoup de sérénité. Le dernier souvenir que j’ai de lui, avant de perdre conscience pour la seonde fois, c’est celui de son visage penché sur moi, accroupi, me disant quelque chose que je n’ai pas pu comprendre.

Je ne peux pas dire combien de temps avait passé quand je me suis réveillée, mais le gouvernement fasciste lui-même a reconnu que le combat avec Miguel avait duré presque 2 heures. La première chose qui m’étonna fut le silence de la maison vide. Je n’avais pas du tout mal et bien que je ne pouvais pas me redresser, j’avais l’étrange certitude que je n’allais pas mourir. Aussi, quand les deux premiers policiers pénétrèrent en courant dans la maison après avoir démoli la porte d’entrée, j’éprouvai un mélange de terreur et de soulagement et me dis : "Merde, ils vont me sortir de là , et si ça se trouve vivante". L’un d’eux tira au-dessus de moi puis me décocha un coup de poing au visage qui me brisa une dent et me hurla : "Tu es la Jimena, fille de pute". Mais l’autre lui ordonna de me laisser tranquille. "Cette femme est enceinte, cria t-il, évacuez-là ". Je me souviens qu’ensuite ils me traînèrent jusqu’à la rue, et qu’il y avait des ordres contradictoire s pour faire venir ou non une ambulance. Il y avait une foule aux extrémités de la rue, il y avait beaucoup de voitures de police, beaucoup de sirènes et ils poursuivaient les tirs sur la maison, ce qui me fit penser que Miguel était toujours en vie et continuait à résister.

Quand finalement ils me mirent dans une ambulance, je sentis une hâte irrationnelle qu’on me conduise vite quelque part. Pourtant, les 2 policiers qui étaient montés avec moi ne parvenaient pas à s’entendre sur mon sort : l’un voulait m’envoyer en prison, l’autre à l’hôpital. Ce dernier s’imposa et la vue des médecins et infirmières fut pour moi comme un nouveau souffle de vie. Dès lors, mon unique préoccupation fut que quelqu’un sorte la nouvelle que j’étais vivante, car nous avions l’expérience de camarades qui avaient été déclarés morts par les militaires bien avant qu’ils ne meurent effectivement dans les salles de torture. A la première occasion, me trouvant seule avec une infirmière qui me faisait une transfusion sanguine, je lui demandai de prévenir rapidement mon oncle Jaime Castillo, dont je lui donnai le numéro de téléphone. Elle le fit, et par cet appel me sauva la vie. La nouvelle déclencha dans le monde entier une vague de solidarité dont la pres sion finit par vaincre la Junte Militaire. Pourtant, au cours de ces longs jours à l’hôpital, j’ignorais que tant d’amis connus s’occupaient de mon sort. Au bout d’innombrables heures d’interrogatoires, de disputes entre les sbires qui cherchaient à me tirer des informations par la force et les médecins qui me soignaient, après une opération difficile pour tenter de réhabiliter le bras qui m’est encore inutile, après la terrible nouvelle de la mort de Miguel qu’ils m’annoncèrent à l’hôpital et l’anxiété pour le sort de son enfant qui commençait à bouger dans mon ventre, après toutes ces nuits de solitude et d’horreur, un colonel vint me faire signer quantité de papiers, me conduisit à l’aéroport, fou de rage, et me fit monter dans un avion sans même me dire où il allait. C’est en plein vol que quelqu’un me dit que c’est ici, à Londres, que nous allions.

 Source : MIR http://mir-chile.cl

 Traduit du castillan par Max Keler pour Révolution Bolivarienne


Codé en Octobre


Un poème de Gonzalo Rojas dédié à Miguel Enriquez.

Une traduction de Cifrado en Octubre :


Et ne te tortures pas à penser que cela aurait pu être d’une autre manière,

qu’un homme comme Miguel et tu sais à quel Miguel je me réfère,

à  ce Miguel unique, le matin du samedi

cinq octobre, à ce Miguel tellement terrestre

de 30 ans d’existence et de combat, à ce courageux

si incroyable dans la jeunesse des héros.

Ces jours-là sont les pires, tu vois, les plus amers,

Ceux sur lesquels nous ne voudrions pas revenir,

Avertis-les..."

(Traduction du poème en castillan de Gonzalo Rojas cité par Carmen Castillo dans sa contribution au livre "Chili, 11 septembre 1973, la démocratie assassinée", Le Serpent à Plumes, Arte Editions, 2003).


"LE CHILI EST LE PAYS DES RICHES, DE L’ARGENT, DE LA SURCONSOMMATION ET DU NEO-LIBERALISME".


 Entretien avec Carmen Castillo Echeverria, cinéaste chilienne et "Militante du MIR, à jamais".


Par Hugo Guzman R., La Jornada, 6 octobre 2004


Salvador Allende et Miguel Enriquez, le leader du MIR "sont vivants dans la mémoire sociale car ils sont des héros du peuple. Ils luttèrent pour la justice, la liberté et pour un monde solidaire et démocratique".



Le samedi 5 octobre 1974 dans l’après-midi, il y a 30 ans, Carmen Castillo Echeverria tombait foudroyée, le bras déchiqueté par une grenade qui avait explosé au milieu de la salle de la maison qui servait de refuge au principal chef de la résistance contre la dictature militaire chilienne. A côté d’elle, sa petite mitraillette Scorpio et son compagnon, le médecin Miguel Enriquez Espinosa, secrétaire général du Movimentio de la Izquierda Revolucionaria (le MIR), qui affrontait plusieurs dizaines de militaires.

On sait aujourd’hui que l’affrontement dura 3 heures et que 10 balles tuèrent l’homme qui avait décidé de ne pas quitter le Chili et de prendre la tête des premiers pas de 17 longues années de lutte contre la dictature.

La cinéaste Carmen Castillo, opposée au "culte de la mort dans lequel a l’habitude de tomber la gauche", revendique "la construction d’une résistance et d’une rébellion nouvelle", qui crée et invente, qui se fond "avec la mémoire populaire" dans laquelle sont présents les leaders et les organisations de ce qu’a été la "gauche révolutionnaire" d’Amérique latine.

"Maintenant, c’est à Miguel de jouer", a dit le Président Salvador Allende à sa fille Béatriz, "Tati", en plein combat dans le palais de la Moneda. De fait, Miguel Enriquez, à la tête du MIR, avec environ 500 armes et 10.000 militants, dirigea une résistance embryonnaire qui au final, entraîna l’assassinat ou la disparition de 450 miristes, et la prison ou l’exil pour 4000 autres.

Ce soir-là , Carmen Castillo survécut grâce aux soins d’un médecin et d’une infirmière qui à ce jour demeurent anonymes. Blessée, elle fut battue et torturée. Après plusieurs semaines à l’hôpital militaire, elle fut expulsée du Chili, sous le regard attentif du général Manuel Contreras, le chef de la DINA, la police secrète pinochétiste. Trois décades plus tard, au milieu de diverses activités massives au Chili et dans d’autres pays en souvenir de Miguel Enriquez, elle évoque et projette.


Trente années après les Chiliens, surtout les jeunes, se souviennent de Miguel Enriquez, de Salvador Allende. Que signifie cette permanence ?

Is se maintiennent dans la mémoire sociale parce qu’ils sont les héros du peuple. Ce sont eux qui luttèrent pour la justice, pour la liberté, pour un monde solidaire et démocratique. Et cela reste un objectif dans la mesure où le Chili est un pays pour les riches, pour l’argent, pour la surconsommation et le néolibéralisme. Salvador Allende et Miguel Enriquez sont deux figures fondamentales dans la mémoire populaire vivante, pour tous ceux qui créent et inventent de nouvelles façons de s’organiser et de penser. Ce ne sont pas les mêmes idées et les mêmes formes qu’avant. Ce ne peut pas l’être, car le monde a changé, la réalité a changé. Ce qui demeure, c’est l’essentiel, c’est la volonté de lutter contre les injustices, de créer un pouvoir populaire, de créer des autonomies, de savoir qu’à deux ont est plus fort que seul, de comprendre que la lutte nous rend libres. Au Chili des réseaux se construisent, dans les agglomérations, dans les universités, dans l es faubourgs.

"Miguel Enriquez fait partie de la mémoire populaire, il est présent dans les groupes organisés, les mouvements de la société civile populaire. Miguel est présent, avec ses objectifs, car la situation des pauvres, du peuple, est la même ou même pire qu’à son époque. Aucune politique de l’Etat au Chili ne réponde aux demandes populaires minimales, les indicateurs de diminution de la pauvreté sont bidons. Pour eux n’est pas pauvre quelqu’un qui a une radio ou un réfrigérateur, qu’ils considèrent comme les objets qui déterminent si on est pauvre ou non. Ils ne prennent pas en compte si les gens ont du travail, s’ils se nourrissent bien, s’ils ont accès à la santé et à l’éducation.

On se représente Miguel Enriquez et d’autre dirigeants révolutionnaires plutôt dogmatiques, peu adaptés aux expressions actuelles de la rébellion.

C’était une autre époque. Je crois néanmoins que le MIR était peu dogmatique dans ses fondements, très iconoclaste, il ne faut pas oublier qu’il a appelé à voter pour Allende. Nous n’étions pas enfermés dans une logique de lutte armée, nous étions conscients que la période pré-révolutionnaire était au mouvement des masses. Nous avons crée de la culture, nous avons crée des moyens de communication, nous avons inventé un langage. Nous n’étions pas staliniens, nous étions très critiques du monde du socialisme réel et nous pensions la lutte à l’échelle continentale. Tu as évoqué les autres dirigeants. On est parvenus ensemble à des alliances avec l’Ejercito Revolucionario del Pueblo Argentino (ERP), avec les Tupamaros d’Uruguay, avec l’Ejercito de Liberacion Nacional de Bolivia (ELN). Il est certain qu’après le coup d’Etat on a régressé, on est devenus plus dogmatiques, plus fermés. Le culte de la mort est apparu ainsi que la notion d’avant-garde, et en définit ive on n’a plus été capables de lire la réalité du Chili.

Est-ce qu’on peut trouver un point de rencontre entre ces mouvements révolutionnaires et les expressions de la résistance actuelle au néolibéralisme, comme le zapatisme, le mouvement indigène ?

Les survivants du MIR de ces années-là et les jeunes d’aujourd’hui, nous avons débattu ces derniers jours en nous souvenant de Miguel. Le MIR a cessé d’exister en tant que parti dans les années 90, mais il y a toujours au Chili une culture miriste, une attitude miriste et cette culture et attitude de rébellion au Chili se reconnaît dans le zapatisme, dans les nouvelles rébellions, dans les nouvelles luttes et radicalités d’aujourd’hui. Beaucoup de vieux miristes, beaucoup de rebelles d’hier ont récupéré et ont réussi à ne pas être annihilés avec l’apparition du zapatisme. Nous avons été vaincus mais pas anéantis dans notre idée et notre désir de changer le monde.

"Par exemple, c’est incroyable comme au Chili on étudie les textes du zapatisme, dans le mouvement mapuche, dans le mouvement des banlieues, dans les petits cordons industriels qui sont apparus, chez les étudiants. Pour moi il y a dans la mémoire et dans la pratique quotidienne une relation je dirais onthologique, poétique, philosophique et d’intelligence politique entre ce qu’a été le mirisme et la rébellion de Miguel Enriquez et des phénomènes comme le zapatisme".

Le Chili est présenté comme la panacée du néolibéralisme. Une forme de pensée distincte a t-elle surgi, y a t-il une reconstruction de la rébellion ?

Il y a une pensée nouvelle et critique. Au niveau du pouvoir, il n’y a pas d’intellectuels critiques, les seules choses qu’on présente, ce sont les patrons, les politiciens d’en haut et les fonctionnaires qui n’ont aucune relation avec la société civile, le divertissement et le baratin.

La pensée nouvelle qui émerge est elle, par bonheur, sans dogmatisme. Ce qui reste de la mémoire est que résister c’est créer. Cette pensée critique, elle s’exprime dans une culture musicale nouvelle, comme le hip-hop, comme le théâtre critique, dans des cellules universitaires et dans des réseaux populaires. Il y a une circulation de la pensée par la base, à travers ceux d’en-bas. Une rébellion est en train de se construire, on le voit. Je ne sais pas si cela se convertira un jour dans une alternative plus visible, mais pour le mouvement la tâche est de construire le mouvement populaire et sa pensée propre dans ce Chili qu’ils veulent présenter comme une réussite. Il y a un autre visage de la réalité.

L’évocation de Miguel Enriquez et du mouvement révolutionnaire des années 70 que certains enterrent, ont-ils à voir avec une culture politique, un sens d’appartenance rebelle à l’échelon latino-américain ?

Oui, c’est la culture qui dit "ya basta", qui dit "non", comme disent les zapatistes. Il y a en Amérique latine une culture de rébellion, c’est certain, et c’est elle qui crée, qui invente, qui est intelligente. C’est cette culture, ce sens qu’ils ont cherché à anéantir, mais à la vérité, ils n’y sont pas parvenus.

Comment te sens-tu 30 années après ce soir de feu et de douleur ?

Je me sens très forte parce que je vis, réellement, dans l’action. Je n’éprouve pas de nostalgie, car Miguel est présent dans ma tête, dans mon corps, et présent comme si nous pensions et agissions ensemble. Je sens aujourd’hui la même chose chez beaucoup de camarades. Je suis, nous sommes, plein d’énergie, plein de force, il y a beaucoup de force dans ce qu’on a vécu ces derniers jours et dans cette époque.

 Dossier et traductions de Max Keler pour Révolution Bolivarienne N° 9 Mars 2005 ( à paraître )


Paris, 7 avril 2005 : Angel Parra chante Pablo Neruda



 Lire aussi :

"Terre de personne" : entretien avec une survivante de l’Opération Condor, par Franck Gaudichaud.

Chili : Mémorial des années heureuses, par Luis Sepúlveda.

Le linge sale de la dictature chilienne, par José Maldavsky.

Victor Jara, un symbole toujours vivant, par Jean Michel Hureau




[1Ndt. Ces 2 militants sont parvenus à s’échapper.

Humberto Sotomayor, un médecin, comme Miguel Enriquez, et dirigeant du MIR, s’est réfugié à l’ambassade d’Italie. Il a par la suite séjourné à Cuba et aurait accompli des missions clandestines pour les services cubains.

José Bordas Paz, dit El Coño Molina, membre du Comité central, dirigeait la Fuerza Central, le bras armé du MIR. Cet ingénieur civil de formation fut arrêté le 5 décembre 1974 par le SIFA (Service de Renseignement de la Force Aérienne). Blessé lors de son arrestation, il est ensuite torturé et décède 2 jours plus tard à l’hôpital militaire. Il avait 31 ans.


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« Cremada » de Maïté Pinero
Bernard Revel
Prix Odette Coste des Vendanges littéraires 2017 Maïté Pinero est née à Ille-sur-Têt. Journaliste, elle a été correspondante de presse en Amérique Latine dans les années quatre-vingts. Elle a couvert la révolution sandiniste au Nicaragua, les guérillas au Salvador et en Colombie, la chute des dictatures chiliennes et haïtiennes. Elle a écrit plusieurs romans et recueils de nouvelles dont « Le trouble des eaux » (Julliard, 1995). Les huit nouvelles de « Cremada », rééditées par Philippe (…)
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"Tout le savoir-faire de la politique conservatrice du 20ème siècle est déployé pour permettre à la richesse de convaincre la pauvreté d’user de sa liberté politique pour maintenir la richesse au pouvoir."

Aneurin Bevan (1897-1960)

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